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10 livres à lire cette rentrée

11 min

A considérer la pile de livres qui monte sur les bureaux de la rédaction d’Alternatives Economiques, on peut dire que la rentrée 2023 est bien fournie en essais économiques et sociaux ! Certes, l’événement que constitue la parution de l’ouvrage de Julia Cagé et Thomas Piketty sur le vote écrase un peu la concurrence, mais si on y regarde de plus près il y a largement de quoi lire passionnément pour mieux comprendre le monde. Voici notre sélection.

1/ Un pavé sur les urnes

C’est LE livre éco de la rentrée. Une étude sociohistorique sur deux siècles et demi pour déterminer qui vote pour qui et pourquoi dans les 36 000 communes de France. Avec une base de données monstrueuse : pour chaque commune, on trouve en ligne plusieurs indicateurs économiques (revenu par habitant, valeur du capital immobilier…) et politiques (participation, votes aux législatives, présidentielles…).

Le croisement des deux montre que les conflits entre classes sociales, ou plutôt géo-sociales, expliquent le vote. Avec beaucoup de résultats forts sur l’accroissement des écarts de richesse entre les communes les plus riches et les plus pauvres, sur l’écart de participation électorale entre habitants des communes riches et pauvres qui n’a jamais été aussi élevé dans notre histoire, ou encore sur l’éclatement du vote populaire.

Un livre impressionnant, dans la lignée des travaux de Julia Cagé sur la démocratie et Thomas Piketty sur les inégalités, qui devrait nourrir les débats pendant longtemps.

Une histoire du conflit politique. Elections et inégalités sociales en France, 1798-2022, Par Julia Cagé et Thomas Piketty, Seuil, 2023, 863 p., 27 €

 

2/ Aux sources de la puissance économique chinoise

C’est un livre à trois temps que nous propose le journaliste et chercheur Ali Laïdi dans un ouvrage passionnant sur la montée en puissance économique de la Chine. Le premier temps, c’est celui de la longue durée. Le rappel des idées anciennes qui font du conflit un état de la société auquel il faut s’adapter en permanence.

C’est aussi la présentation de l’évolution économique de la Chine, du XIXe siècle à Xi Jinping, un résumé dans lequel n’importe quel économiste qui s’intéresse ne serait-ce qu’un peu à ce pays ne sera pas dépaysé. Comme dans la valse, tout l’intérêt du livre est concentré dans les deux temps qui suivent.

On y trouve une description des outils utilisés par la Chine pour gagner la guerre technologique. Et ils sont nombreux ! Le plus ahurissant est peut-être le troisième temps du livre, celui de la réaction de l’Ouest à la montée en gamme technologique de la Chine. Au début des années 2000, les multinationales sont tellement fascinées par le marché chinois qu’elles sont prêtes à tous les transferts technologiques pour y accéder : la cupidité les aveugle. Avant que les Etats-Unis ne réagissent tandis que l’Europe reste en panne de stratégie. Fascinant et instructif.

La Chine ou le réveil du guerrier économique, Par Ali Laïdi, Actes Sud, 365 p., 24 €

 

3/ Un manuel d’économie pas comme les autres

Sous l’égide de l’Association française d’économie politique, une soixantaine d’auteurs et d’autrices ont réuni leurs forces pour bâtir un remarquable outil de présentation de l’économie politique.

Qu’on ne s’y trompe pas : c’est un véritable manuel, bâti autour d’une douzaine de thématiques qui couvrent les grands thèmes étudiés en licence (microéconomie, macroéconomie, monnaie-banque-finance, économie publique, internationale…), avec des résumés de l’essentiel en fin de chapitre, une bibliographie pour aller plus loin...

Mais on comprend vite que ce n’est pas un manuel comme les autres. Parce que, rapidement, on bénéficie d’une partie passionnante sur l’approche institutionnaliste en économie qui est au fondement de la construction de ce manuel. Elle montre aux étudiants et étudiantes que les motivations des acteurs sociaux sont diverses, que les rapports de pouvoir y jouent un rôle important, que l’économie est toujours en mouvement, qu’il y a plusieurs façons de la concevoir, qu’il n’y a pas de lois universelles, qu’il faut s’appuyer sur les autres sciences sociales, etc.

On se retrouve finalement avec bien plus qu’un manuel, une formation citoyenne à l’économie pour comprendre le monde tel qu’il est. Qu’ils ont de la chance celles et ceux dont les profs vont utiliser ce livre !

Grand manuel d’économie politique, Par Yann Guy, Anïs Henneguelle et Emmanuelle Puissant (Dir), Dunod, 2023, 716 p., 29 €

 

4/ Retour sur les colonisations françaises

On espère que vous avez bien profité des vacances parce qu’il vous faudra beaucoup d’énergie pour arriver à soulever ce volume impressionnant de près de 1 000 pages de connaissances sur le fait colonial français. C’est un ouvrage original à plus d’un titre. Parce que l’on relit toujours l’histoire en fonction du moment où on l’écrit, il démarre sur les traces contemporaines du colonialisme pour remonter dans le temps jusqu’aux sociétés locales avant l’arrivée des Français. Il mêle les approches économiques, sociales, politiques et culturelles dans une grande richesse d’analyse. Chaque partie est introduite par un texte de cadrage, suivi de très brèves contributions, incitant le lecteur à picorer dans tout l’ouvrage.

On peut suivre les traces actuelles du colonialisme, revenir sur le chemin qui a mené aux indépendances, remonter aux origines du premier mouvement colonial français entre XVIIe et XVIIIe siècle. L’Afrique médiévale reste peu connue. Il y a encore du travail à faire sur les colonisations. Mais c’est par ici que l’on peut commencer.

Colonisations. Notre histoire, Par Pierre Singaravélou (Dir), Seuil, 2023, 940 p., 35 €

 

5/ Le cauchemar McKinsey

Il faut d’emblée préciser le sens du titre de ce livre, McKinsey, pour le meilleur et pour le pire, une enquête proposée par deux journalistes du New York Times dont, excusez du peu, un triple prix Pulitzer. Le meilleur, c’est ce qu’il y a sur le fronton de l’entreprise de consultants McKinsey : nous sommes là pour aider les entreprises dans le respect des valeurs de la démocratie, de l’éthique, de la lutte contre le changement climatique, etc. Cela prend quelques lignes du livre.

Le pire, c’est tout le reste, la description minutieuse, chapitre après chapitre, d’une cupidité sans borne au service de laquelle, selon les auteurs, nulle ligne rouge n’est infranchissable. Par exemple, aider à booster les ventes d’opioïdes. Ou le travail pour l’ICE, l’Immigration and Customs Enforcement, l’agence fédérale américaine chargée de regrouper les immigrés sans papier et de les expulser. Il faut y réduire les coûts ? Simple : diminuer l’aide médicale et la nourriture. McKinsey est « comme un invité invisible à la table de décision des plus grosses multinationales et des gouvernements ». Et c’est clairement pour le pire.

McKinsey, pour le meilleur et pour le pire. Par Walt Bogdanich et Michael Forsyrhe, Buchet Chastel, 2023, 446 p., 24 €

 

6/ Etat des lieux de l’économie mondiale

Les spécialistes du Cepii font le tour des grandes questions économiques internationales et c’est sûrement l’un des meilleurs opus de cette collection annuelle. De l’article introductif, plus structurel que d’habitude, aux différentes contributions, un thème récurrent parcourt le livre, celui du retour de la puissance publique dans l’économie. En particulier par la nouvelle importance donnée aux politiques de réindustrialisation qui permettent de répondre à trois grands problèmes : la lutte contre le changement climatique, le manque d’investissement et la quête de souveraineté.

Mais le retour des acteurs publics est bien plus général. On le trouve dans les contributions consacrées aux politiques commerciales, aux évolutions du système monétaire international, à l’importance accrue du thème de la planification écologique ainsi qu’aux réponses nécessaires pour trouver les moyens de financer la transition environnementale.

Auteurs et autrices allient pédagogie et arguments de fond pour nous décrire les transformations actuelles du capitalisme et c’est passionnant.

L’économie mondiale 2024, par le Cepii, La Découverte, 2023, 127 p., 11 €

 

7/ L’Allemagne prise au piège du gaz russe

Comment donc l’Allemagne a-t-elle pu mettre une partie de son économie dans les mains de la Russie en devenant aussi dépendante de son gaz ? Côté russe, c’était un plan conscient de Vladimir Poutine, bâti pendant vingt ans, explique l’autrice. Par son réseau, il a toujours été le maître de Gazprom. Une fois l’Allemagne prise dans les filets de Nord Sream 1 puis 2, des tuyaux qui contournent l’Ukraine, à peine le second opérationnel, il envahit l’Ukraine.

Côté allemand, il y a l’appât du gain de Gerhart Schröder (et de François Fillon en France), la croyance en la fable du doux commerce (on apaise les Russes en échangeant avec eux), la croyance en une Russie puissance de statu quo sans volonté de conquête territoriale, le tout combiné à un mercantilisme froid : le gaz russe est moins cher, point barre.

Le livre nous tient en haleine avec un fil rouge : qui a saboté les tuyaux de Nord Stream en septembre 2022 ? Après avoir passé en revue les différentes hypothèses proposées au fil des semaines, les crédibles, les pas convaincantes et les farfelues, l’enquêtrice, journaliste à L’Express, propose sa réponse, qui fait sens économiquement. Et qu’on laissera chaque lecteur et lectrice découvrir.

Le piège Nord Stream, Par Marion van Renterghem, Les Arènes, 2023, 273 p., 22 €

 

8/ Au chevet des aides à domicile

S’il n’y a qu’un livre à lire sur l’aide à domicile, c’est celui-là. Clarté, rigueur, précision : les trois auteurs font ici la démonstration implacable de l’absurdité et de l’injustice que subit le secteur, celles d’un métier si nécessaire et utile socialement, et pourtant si peu reconnu, considéré et valorisé.

L’économie et la sociologie sont ici mobilisées avec un niveau de détail parfaitement calibré. Au passage, le raisonnement permet d’épingler les mythes de l’économie libérale. S’il y avait un « marché du travail », l’augmentation de la demande en aides à domicile permettrait l’accroissement des salaires, donc l’offre. En réalité, ce sont bien des choix politiques qui expliquent l’incurie actuelle, comme celui, à partir de 2005 et l’invention de la catégorie fourre-tout de « services à la personne », de valoriser le particulier employeur.

Les auteurs montrent aussi à quel point le secteur est sous perfusion d’argent public, que ce soit par le biais des exonérations sociales ou fiscales ou par les prestations sociales (prime d’activité…). Une synthèse magistrale, à lire de toute urgence. 

Aide à domicile, un métier en souffrance. Sortir de l’impasse, Par François-Xavier Devetter, Annie Dussuet et Emmanuelle Puissant, Editions de l’Atelier, 2023, 153 p., 19 €

 

9/ En défense des enseignants

Le professeur, rappelle Philippe Meirieu tout au début de ce court texte, assume une mission « proprement anthropologique » : il appelle les êtres qui lui sont confiés à grandir en humanité. Or, le discours de « l’école efficace » sature l’espace public. Ce n’est qu’une des injonctions paradoxales que relève ce petit livre plein de souffle. Par exemple, les enseignants doivent également faire cours à un collectif tout en accompagnant les parcours singuliers.

Philippe Meirieu fait également la liste des reproches qu’on leur adresse. Quand ils revendiquent leur liberté pédagogique, on les soupçonne de vouloir compromettre l’efficacité de l’institution. Quand ils réclament un peu de reconnaissance, on leur oppose leurs vacances…

Plus globalement, le livre réfléchit à l’institution scolaire, à ses dysfonctionnements et ses inégalités, avant de proposer plusieurs pistes de réformes. Des activités collectives pourraient être développées pour donner du sens au travail scolaire : rédaction d’un journal, écriture d’une nouvelle, mise en place d’une expérimentation scientifique. Et Philippe Meirieu propose de révolutionner la gouvernance de l’école en divisant les établissements en unités pédagogiques de quatre à cinq classes. Passionnant.

Qui veut encore des professeurs ? Par Philippe Meirieu, Coll. Libelle, Seuil, 2023, 60 p., 4,90 €

 

10/ La rentrée des classes (sociales)

La notion de classe sociale évoque immanquablement Karl Marx. Celui-ci n’en est pourtant pas l’inventeur car elle émerge dès le XVIIIe siècle sous la plume des physiocrates. Le mot et les réalités qu’il sert à désigner n’ont cessé de se déplacer au gré des transformations sociales, comme le rappelle l’auteur, sociologue, dans ce petit essai de pédagogie bienvenu.

Il revient sur la formation de la classe ouvrière au XIXe siècle, non sans rappeler la relégation des femmes comme des non-blancs en son sein. Il montre ensuite comment la vision en termes de classes a décliné à partir des années 1970, disqualifiée tant par l’Etat que par certains sociologues eux-mêmes, prophétisant l’avènement d’une grande classe « moyenne ». Au même moment, pointe cependant l’existence de classes de genre pour mettre en évidence l’exploitation des femmes, tandis que d’autres insistent sur les dominations liées à la nationalité ou à la racialisation.

Ces dernières années ont vu refleurir le langage en termes de classes, articulé à ces autres rapports sociaux, posant la question de savoir « qui exploite et domine et par quels moyens ? », révélant aussi les contradictions au sein des classes populaires elles-mêmes. Reste que « la force des dominé.es est avant tout collective et le langage des classes peut lui permettre de se constituer comme telle ». Ce n’est pas Marx qui le démentira.

Classe, Par Étienne Pénissat, Coll. Le Mot est faible, Anamosa, 2023, 112 p., 9 €

 

À la une

Commentaires (5)
Jacques Gilbert 16/09/2023
Franchement un livre de Ph Mérieux ! Une des sources de nos maux.
FERNANDO FRANCO 16/09/2023
Une redondance... L'économie pourrait se résumer à ce que McKinsey propose comme constat: cupidité, en effet, toute l'activité de notre beau monde se résume à cela. Ce qui m'étonne est ce côté ingénu qui prétend demontrer que ce livre McKinsey peut encore révéler quoi que ce soit! En concret, cette cupidité n'est que le graal du capitalisme et les humains, prédateurs en puissance, s'y revoient complets. La redondance fait que ces atrocités, "toujours inouïes", sont à coup sûr toujours vendables.
MICHEL BONNET 18/09/2023
Bonjour, je suis d'accord avec vous : avidité, avidité.... Mais ce qui reste intéressant c'est de connaître les stratégies, les complicités, les réseaux, bref pouvoir identifier les acteurs "compromis", et se faire une meilleure idée, moins biaisée, de nos organisations sociales et économiques.
FERNANDO FRANCO 18/09/2023
bonjour Michel. la question est qu'il n'y plus grand chose à espérer de cette organisation sociale, l'avidité commande toutes les relations humaines, et à chaque nouveau livre que l'on nous suggère comme découverte des nouvelles stratégies pour assouvir sa cupidité, on perçoit que la société a encore franchi une étape vers l'insouciance, chacun espérant avoir sa chance d'y enfoncer sa fourchette. C'est donc du spectacle que l'on nous propose et nous y prenons notre place.
MICHEL BONNET 18/09/2023
Bonjour Fernando, je pense que vous évoquez "la nature humaine", évidemment il y a des constantes, des permanences à travers les âges. Cependant je pense qu'il faut "mesurer" l'ampleur et les conséquences de ce phénomène, pour éventuellement l'atténuer, mais bon je reste lucide et réaliste, les conditions politiques et économiques actuelles ne laissent pas grand espoir. Bonne soirée à vous.
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