Image tirée du film « Le vent nous emportera », d'Abbas Kiarostami, 1999.© Collection Karmitz
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Entretien

« Abbas Kiarostami n’a jamais négocié avec la censure »

10 min
Agnès Devictor maîtresse de conférences à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne
Jean-Michel Frodon Critique et historien du cinéma

Cinq ans après la mort d’Abbas Kiarostami, le Centre Pompidou et MK2 proposent un hommage au réalisateur du Goût de la cerise, Palme d’or du Festival de Cannes en 1997. Photographies, poèmes et installations sont exposés sur plus de 1 000 mètres carrés au Centre Pompidou du 19 mai au 26 juillet. Des projections de ses films sont prévues dans toute la France à partir du 2 juin.

Comment un pays aussi répressif pour la culture que la République islamique d’Iran a-t-il pu produire un aussi grand cinéaste ? Entretien avec Agnès Devictor, maître de conférences à l'université Paris-1 Panthéon Sorbonne, et Jean-Michel Frodon, critique et historien du cinéma. Tous deux ont publié le livre Abbas Kiarostami : l'œuvre ouverte en 2021 aux éditions Gallimard.

Vous remarquez une grande cohérence dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami…

Jean-Michel Frodon : La cohérence de l’œuvre d’Abbas Kiarostami est frappante à travers une longue durée, quarante-cinq ans, quand on voit ces premiers films, y compris ses courts-métrages, destinés aux enfants, réalisés dans un cadre éducatif pour le Kanoon, l’institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes, créé par Farah Diba en 1965. Il s’agit d’une institution publique utilisant de multiples moyens (bibliothèques, éditions, organisation de spectacles, expositions, production et diffusion de films, ateliers pédagogiques, festivals) pour contribuer à une éducation artistique des enfants et des adolescents.

On constate notamment qu’il y a souvent des mouvements et déplacements qui manifestent des espaces de liberté pour les...

Cinq ans après la mort d’Abbas Kiarostami, le Centre Pompidou et MK2 proposent un hommage au réalisateur du Goût de la cerise, Palme d’or du Festival de Cannes en 1997. Photographies, poèmes et installations sont exposés sur plus de 1 000 mètres carrés au Centre Pompidou du 19 mai au 26 juillet. Des projections de ses films sont prévues dans toute la France à partir du 2 juin.

Comment un pays aussi répressif pour la culture que la République islamique d’Iran a-t-il pu produire un aussi grand cinéaste ? Entretien avec Agnès Devictor, maître de conférences à l’université Paris-1 Panthéon Sorbonne, et Jean-Michel Frodon, critique et historien du cinéma. Tous deux ont publié le livre Abbas Kiarostami : l’œuvre ouverte en 2021 aux éditions Gallimard.

Vous remarquez une grande cohérence dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami…

Jean-Michel Frodon : La cohérence de l’œuvre d’Abbas Kiarostami est frappante à travers une longue durée, quarante-cinq ans, quand on voit ces premiers films, y compris ses courts-métrages, destinés aux enfants, réalisés dans un cadre éducatif pour le Kanoon, l’institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes, créé par Farah Diba en 1965. Il s’agit d’une institution publique utilisant de multiples moyens (bibliothèques, éditions, organisation de spectacles, expositions, production et diffusion de films, ateliers pédagogiques, festivals) pour contribuer à une éducation artistique des enfants et des adolescents.

On constate notamment qu’il y a souvent des mouvements et déplacements qui manifestent des espaces de liberté pour les personnages filmés et les spectateurs. Dans le court-métrage Le Pain et la rue (1970), un petit garçon qui rentre chez lui avec du pain est arrêté par un gros chien. Comment va-t-il se remettre en mouvement ? Dans ce dispositif très simple, le personnage principal trouve la solution à travers des alliés, des amis, et jusqu’à l’obstacle lui-même, le chien. Il devient ainsi plus fort, plus libre, car il a surmonté sa peur. Et quand il reprend le mouvement, comme une façon de se relier de nouveau au monde, le spectateur a fait du chemin avec lui.

De la même manière, dans Où est la maison de mon ami ? (1978), nous avons une situation dangereusement bloquée : le petit garçon n’a pas le droit de sortir, sa mère et son grand-père sont contre, il ne sait pas où aller, le soir va tomber… Il doit pourtant retrouver son ami pour éviter une injustice brutale. Tandis qu’il dépasse ces obstacles, nous, spectateurs, nous l’accompagnons. Dans ce mouvement, il noue des alliances et dénoue des rapports de force, il construit une relation au monde qui lui bloquait le chemin.

Dans Ten (2002), où différents passagers se succèdent aux côtés d’une même conductrice de voiture, on peut avoir le sentiment que les personnages sont immobiles dans cette voiture en mouvement, mais ils sont tous en proie à des déplacements intérieurs, affectifs. Surtout, ce qui est intéressant, c’est qu’ils sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, ils vivent des situations intimes dans un espace public. Il s’agit de micro-situations avec un très grand nombre d’enjeux collectifs : les rapports hommes-femmes en Iran, entre les générations, à la misère, aux croyances populaires, au plaisir, à l’éducation, le rapport au corps (avec notamment une jeune femme qui s’est rasé la tête)… Autant de questions très politiques.

Or, dans la poésie de Kiarostami, des formes très courtes comparables aux haïkus, on retrouve ces micro-événements du quotidien qui se déploient en des méditations abstraites tout en restant très concrets.

De même, dans ses photographies et ses installations, on retrouve ces agencements très simples qui ont une puissance de déplacement à la fois poétique et politique.

Et comment évolue son œuvre ?

Agnès Devictor : On peut distinguer une première période qui va de 1969 à 1992 où il réalise des films pédagogiques dans le cadre institutionnel du Kanoon. Il y ouvre de vrais espaces de liberté pour d’autres réalisateurs. Puis, il réalise pour le cinéma la trilogie Où est la maison de mon ami ? (1987), Et la vie continue (1992), Au travers des oliviers (1994).

Tournés dans les mêmes régions, ces trois films sont reliés entre eux par certains personnages, tout en mobilisant des enjeux différents. Ils seront des étapes essentielles de la reconnaissance du cinéaste hors d’Iran, tout comme Close-up (1990). La réalisation de ce film marque en quelque sorte une rupture, puisqu’il y a dans ce film un vrai enjeu théorique de réflexion sur le cinéma. Rappelons l’histoire : un jeune chômeur tente d’escroquer une famille de la bourgeoisie de Téhéran en se faisant passer pour le réalisateur vedette Mohsen Makhmalbaf. Mêlant reconstitution de l’affaire et suivi documentaire de ses suites, Kiarostami interroge ce qui est réel, ce qui est vrai, ce qui est juste.

Puis, en 1997, Kiarostami remporte la Palme d’or au Festival de Cannes pour Le Goût de la cerise, mettant en scène un homme désespéré au volant d’une 4x4 en quête de quelqu’un qui accepterait, contre rémunération, de l’enterrer après son suicide.

Mais une vraie rupture se situe après Le vent nous emportera (1999) qui est le dernier grand film que Kiarostami réalisera en Iran avec toute une équipe de tournage. Il filmera ensuite avec des petites caméras numériques en Afrique, en Italie, au Japon. Il faut dire que même s’il a toujours vécu en Iran, il rencontre après 2009 et le renforcement de la répression, de réelles difficultés pour y tourner.

Comment a-t-il réussi à contourner la censure durant toutes ces années alors qu’elle est présente dans la République islamique ?

A. D. : La censure a toujours été présente en Iran. Cependant, durant la période du Kanoon, les réalisateurs avaient les coudées franches car les films qu’ils créaient n’étaient pas distribués en salles mais seulement à l’intérieur du réseau éducatif. De nombreux réalisateurs y ont été formés, dont Amir Naderi (Le Coureur, 1984) ou Bahram Beyzaï (Bashu, le petit étranger, 1986)… C’était un nid d’intellectuels de gauche et ils ont réalisé des films caractérisés par une liberté formelle exceptionnelle.

Ensuite, Kiarostami n’a jamais négocié avec la censure. Son seul film qui a été censuré à la sortie est Cas n °1, cas n °2 (1979). Dans une classe, un élève chahute et le professeur expulse sept garçons, dont le coupable, pendant une semaine. Cas numéro un : l’un d’entre eux finit par dénoncer son camarade. Cas numéro deux : personne ne dénonce le fautif. Le cinéaste projette ces deux cas à des adultes et recueille leurs avis dans un documentaire politique original.

Le plus sensible en Iran est la question du contrôle des mœurs et la difficile représentation de l’espace privé au cinéma. Or, Kiarostami a choisi de ne jamais filmer les intérieurs. Dans son cinéma, les personnages se retrouvent plus souvent dans les cours intérieures des maisons, les balcons où on étend le linge, les voitures… Cela lui permet de ne pas mentir avec le réel en représentant des femmes portant le foulard chez elles. Il réussit de cette façon à représenter des scènes d’une grande sensualité.

Ainsi, dans Le vent nous emportera, une jeune femme trait une vache pour donner le lait à un homme. Dans Ten, la sœur de la conductrice est seule dans la voiture dans la deuxième séquence. Elle porte un maghnaeh, le foulard imposé dans l’espace professionnel, et un manteau marron dans lequel elle dissimule un DVD pirate dont elle se sert pour s’éventer. Elle n’est pas maquillée car elle sort du bureau, elle transpire, se gratte, s’étire, etc., sans rien de transgressif, son corps est d’une présence intense à l’écran.

« Abbas Kiarostami a toujours affirmé qu’il ne faisait pas de films à message politique, mais ses films sont riches d’implications et de suggestions très politiques »

J-M. F. : La censure est très intrusive et pesante dans le cinéma iranien, mais la liste de ce qu’il ne faut pas faire laisse beaucoup de possibilités et de grands espaces de liberté aux créateurs. Kiarostami a toujours affirmé qu’il ne faisait pas de films à message politique, mais ses films sont riches d’implications et de suggestions très politiques.

Comment, plus globalement, expliquer le dynamisme du cinéma iranien ? N’est-ce pas paradoxal dans un pays aussi répressif alors que la création cinématographique est très tributaire du soutien de l’Etat, en Iran, comme ailleurs ?

A. D. : L’Etat soutient le cinéma en Iran depuis les années 1960 à travers des institutions diverses. Ainsi, le Kanoon, bien qu’il ait été créé par la femme du Shah, n’a pas fermé ses portes après la révolution de 1979. Un film comme Bashu, le petit étranger de Bahram Beyzaï (1986) a obtenu des financements publics alors qu’il porte un fort message de critique sociale.

Il y a eu un âge d’or dans les années 1980 et 1990 où les artistes et les pouvoirs publics se sont retrouvés dans le désir de créer un autre cinéma. L’Etat souhaitait se doter de son propre système de représentation et y voyait un espace pour un grand récit iranien post-révolutionnaire. Il pensait également que le cinéma était un espace facile à contrôler via les autorisations de tournage et de diffusion. Et dans le même temps, beaucoup de loisirs collectifs étaient interdits (le théâtre, la musique, les bars, les discothèques…).

La conjonction de ces éléments a été très favorable au cinéma iranien. Et quand Où est la maison de mon ami ? a connu un succès mondial, les pouvoirs publics ont bien compris que le cinéma pouvait être le vecteur diplomatique d’une autre image de l’Iran à l’étranger.

Le cinéma iranien est-il toujours aussi dynamique aujourd’hui ? Ne fait-il pas les frais d’une répression accrue depuis la condamnation de Jafar Panahi en 2011 ?

A. D. : Le cinéma d’auteur et le documentaire de qualité sont encore très dynamiques en Iran, on le voit dans les nombreux festivals organisés dans ce pays, qui suscitent un large engouement du public. Il y a de jeunes auteurs très intéressants. Il y a également des figures plus installées comme Mani Haghighi, Mohammad Rasoulof, Jafar Panahi. Ces deux derniers ont été condamnés et censurés, mais leurs films se font et circulent hors d’Iran.

J-M. F. : Avec des réalisateurs comme Abbas Kiarostami et Amir Naderi, le cinéma iranien a atteint un niveau d’excellence sans équivalent dans son histoire. Mais il n’est pas en déclin, sa vitalité est encore très forte même si une part significative de ce cinéma est aujourd’hui en rupture avec l’Etat.

A. D. : De fait, l’Etat s’engage beaucoup moins dans le cinéma aujourd’hui qu’il ne l’a fait dans les années 1980 et 1990 et cela conduit au triomphe des exploitants qui favorisent la diffusion de grosses comédies commerciales. Mais beaucoup d’associations, de syndicats et d’organisations professionnelles, ainsi que la vitalité de la critique, entretiennent le dynamisme artistique du secteur.

Exposition Abbas Kiarostami. Où est l’ami Kiarostami ?, Centre Georges Pompidou, du 19 mai au 26 juillet 2021

Propos recueillis par Naïri Nahapétian

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