Proche-Orient

Les Arabes israéliens peuvent-ils rester silencieux ?

11 min

Les citoyens arabes d’Israël qui forment la minorité la plus importante de l’Etat hébreu, mais aussi la plus pauvre, sont sommés de choisir leur camp depuis les massacres du 7 octobre.

Par Yann Mens

Le 18 octobre dernier, le patron de la police israélienne n’a pas fait dans la nuance :

« Tous ceux qui veulent être citoyens d’Israël, ahlan wa sahlan [ils sont les bienvenus, en arabe]. Ceux qui veulent s’identifier à Gaza sont également les bienvenus : je les mettrai dans des bus qui les emmèneront là-bas, je les aiderai à y aller. »

A qui s’adressait Kobi Shabtai en ces termes martiaux ? A 21 % de la population de son pays, à savoir les citoyens arabes d’Israël qui forment la minorité la plus importante de l’Etat hébreu… 

Le 18 octobre dernier, le patron de la police israélienne n’a pas fait dans la nuance :

« Tous ceux qui veulent être citoyens d’Israël, ahlan wa sahlan [ils sont les bienvenus, en arabe]. Ceux qui veulent s’identifier à Gaza sont également les bienvenus : je les mettrai dans des bus qui les emmèneront là-bas, je les aiderai à y aller. »

A qui s’adressait Kobi Shabtai en ces termes martiaux ? A 21 % de la population de son pays, à savoir les citoyens arabes d’Israël qui forment la minorité la plus importante de l’Etat hébreu.

Pour l’essentiel, ces deux millions de personnes sont les descendantes des 150 000 Arabes qui, sous le mandat britannique (1923-1948), habitaient dans la partie de la Palestine qui allait devenir l’Etat hébreu et qui ne se sont pas réfugiés dans les pays voisins (Liban, Jordanie, Syrie…) durant la première guerre israélo-arabe en 1948. Un exode qualifié par les Palestiniens de « Nakba » (catastrophe) et dont les habitants de Gaza, souvent descendants de ces exilés, craignent aujourd’hui qu’il se répète pour eux vers l’Egypte.

La guerre de 1948 a abouti à la création de l’Etat d’Israël. Et celui-ci a soumis les régions de son territoire où vivaient des populations arabes à un régime d’administration militaire qu’il a prolongé jusqu’en 1966.

Une autre partie, plus réduite (362 000 personne), de la population arabe actuelle de l’Etat hébreu est constituée des Palestiniens de Jérusalem-Est, partie de la ville conquise par les forces armées israéliennes durant la guerre des Six Jours de juin 1967 et rapidement annexée. A l’issue de cette annexion, la plupart des Palestiniens de Jérusalem-Est ont refusé la citoyenneté israélienne. Ils sont considérés comme de simples résidents dans le pays.

En perpétrant ses tueries dans le sud d’Israël le 7 octobre dernier, le Hamas n’a pas épargné certains membres de la minorité arabe d’Israël. Et singulièrement, les bédouins qui habitent le désert du Néguev. Une vingtaine de ces anciens nomades ont été tués, soit durant l’assaut des commandos du Hamas, soit par les roquettes lancées par le mouvement islamiste depuis Gaza. Et plusieurs autres ont été pris en otage. L’un d’entre eux qui travaillait dans un kibboutz au moment de l’attaque fait d’ailleurs partie des trois otages abattus par erreur par les forces armées israéliennes le 15 décembre dernier.

A l’autre extrémité d’Israël, tout au nord, des populations arabes du pays se trouvent sous le feu des missiles lancés par le Hezbollah ou par le Hamas depuis le territoire libanais. Au-delà de cette communauté de destin devant le danger, les médias israéliens ont fréquemment souligné qu’au sein du personnel hospitalier qui a pris en charge les victimes, très majoritairement juives, des massacres du 7 octobre, se trouvaient de nombreux infirmiers et médecins issus de la minorité arabe.

Pourtant, dans les premiers jours qui ont suivi ces événements tragiques, des citoyens arabes d’Israël ont craint de subir les exactions vengeresses de certains juifs extrémistes. Et pour éviter de prendre des risques, certains ont évité de se rendre au travail ou de fréquenter des lieux mixtes. De telles exactions ont été rares.

Prouver sa loyauté

Mais aujourd’hui, comme le montrent les propos comminatoires du patron de la police israélienne, ce qui est demandé aux Arabes d’Israël, ce n’est pas seulement de dénoncer les crimes du 7 octobre dont certains d’entre eux ont été victimes, c’est de choisir leur camp dans le conflit en cours, de démontrer leur loyauté à l’Etat hébreu alors que ses forces armées pilonnent la bande de Gaza et sa population palestinienne dans le but affiché de détruire le Hamas.

Certes, une petite frange des citoyens arabes d’Israël a choisi de longue date le camp de l’Etat hébreu. Ainsi alors que les membres de la minorité arabe ne sont pas tenus de faire leur service militaire dans les rangs de Tsahal, contrairement aux citoyens juifs, certains décident de le faire voire de s’engager dans les forces armées, notamment parmi les membres des communautés druze (1,6 % de la population israélienne), une branche minoritaire de l’islam chiite, et bédouine (4 % de la population israélienne), au nord du pays surtout.

Le taux de pauvreté dans la population arabe d’Israël était de 45,3 % contre 13,4 % dans la majorité juive

Pour tous les autres citoyens arabes aujourd’hui, la limite de déloyauté est parfois vite franchie aux yeux des autorités israéliennes dans le contexte de l’après 7 octobre. Une critique de la guerre sur les réseaux sociaux ou une expression de sympathie pour la population de Gaza victime des bombes israélienne peut être aisément assimilée à une défense du Hamas.

Ainsi, selon le comptage réalisé par l’association Adalah, 251 personnes ont été arrêtées, interrogées ou ont reçu des avertissements de la part des forces de l’ordre entre le 7 octobre et le 13 novembre dernier. Et 113 étudiants appartenant à 33 universités du pays ont requis l’expertise juridique d’Adalah afin de contester des mesures disciplinaires (suspension, expulsion…) prises à leur encontre pour des messages émis sur les réseaux sociaux.

Si jusqu’à présent, les critiques de la guerre se sont essentiellement exprimées en ligne, et très rarement dans la rue, les autorités sont sur leurs gardes. Car plus le conflit à Gaza durera et fera de victimes civiles palestiniennes, plus des émeutes risquent d’éclater dans les localités israéliennes à peuplement essentiellement arabe, comme Nazareth, Rahar et Umm el-Fahm, ou dans les villes à fort peuplement mixte, comme Jaffa ou Lod où vivent environ dix pour cent des membres de la minorité arabe.

De fait, c’est dans ces dernières qu’eurent lieu les affrontements violents d’avril-mai 2021 dont le souvenir est encore très présent dans le pays et qui s’étaient déroulés sur fond de tension autour des Lieux Saints musulmans de Jérusalem-Est et d’une offensive israélienne contre Gaza (l’opération Gardien des Murs). Ces émeutes qui avaient vu s’affronter des jeunes Arabes et des militants juifs d’extrême droite avaient conduit à un déploiement musclé des forces de l’ordre.

Le gouvernement de l’époque, dirigé par Benyamin Netanyahou, avait même envisagé de faire intervenir l’armée, ce qui aurait sinistrement évoqué le souvenir du régime d’administration militaire des années 1948-66. Les émeutes avaient surtout mis au grand jour la marginalisation sociale et économique d’une fraction importante des jeunes citoyens arabes d’Israël, fruit d’un long sous-investissement des autorités auprès de la minorité la plus nombreuse du pays, notamment dans le secteur éducatif.

Sans surprise, cette politique s’est traduite par une concentration de l’emploi des citoyens arabes dans les emplois les moins qualifiés. De fait, comme le rappelle The Israel Democracy Institute dans un rapport publié en 2021, le taux de pauvreté dans la population arabe d’Israël était de 45,3 % contre 13,4 % dans la majorité juive.

A cette discrimination économique et sociale, était venue s’ajouter près de trois ans avant les émeutes la confirmation d’une discrimination juridique : en juillet 2018, Benyamin Netanyahu avait fait adopter par la Knesset (Parlement) une loi faisant d’Israël « l’Etat-nation du peuple juif » et réservant aux seuls juifs la possibilité d’y faire valoir leur droit à l’autodétermination nationale. Un texte qui confirmait le statut de citoyens de second rang des membres de minorité arabe alors même qu’à défaut de véritable Constitution, la Déclaration d’indépendance d’Israël de mai 1948 leur avait assuré une pleine égalité de droits.

Assemblage précaire à la Knesset

Les aléas de la politique israélienne ont cependant pu susciter un peu d’espoir pour la minorité arabe du pays au cours de l’année 2021. En effet, les émeutes du printemps se sont déroulées en pleine transition politique. Un mois plus tôt, les Israéliens avaient voté pour des élections législatives anticipées, le quatrième scrutin de ce type en moins de deux ans, et au moment des affrontements, une coalition gouvernementale était encore en formation, exercice toujours difficile tant la scène partisane israélienne est morcelée.

De fait, la nouvelle coalition n’a été investie que le 13 juin 2021, et, outre l’éviction de Benyamin Netanyahou, premier ministre depuis 12 ans, elle comprenait une innovation de taille. Pour la première fois en Israël, une alliance de gouvernement comptait formellement dans ses rangs un parti arabe. Et pas n’importe lequel : Ra’am (Liste arabe unie), formation d’obédience islamique dirigée par Mansour Abbas.

Peu de temps avant les législatives de février en effet, Ra’am, créé en 1996, avait quitté les rangs de la Liste Unie qui rassemblait jusque-là les principaux partis arabes israéliens de différents courants, majoritairement non religieux, estimant qu’une collaboration pragmatique avec les principaux partis israéliens était nécessaire pour permettre d’améliorer très concrètement le sort des citoyens arabes. La participation de Ra’am à la coalition emmenée par le conservateur Naftali Bennett et le centriste Yair Lapid (centriste) avait ses limites puisque le parti soutenait le gouvernement à la Knesset, il ne disposait pas de portefeuille ministériel au sein du cabinet.

Outre l’accélération de la colonisation juive en Cisjordanie, les deux partis racistes désormais présents dans le gouvernement israélien se sont efforcées d’inverser la politique du gouvernement précédent en faveur de la minorité arabe d’Israël

En revanche, sa présence dans la coalition (quatre députés sur soixante) lui a permis de faire avancer les dossiers concernant la minorité arabe du pays, notamment l’augmentation des financements destinés aux collectivités locales arabes. De fait, un nouveau plan quinquennal pour la société arabe (2022-2026) d’un montant de neuf milliards de dollars était adopté par le gouvernement. Et un autre de 750 millions de dollars visait à lutter contre le fléau de la criminalité dans les localités et quartiers arabes où des gangs violents sont de plus en plus actifs ces dernières années.

Mais la coalition gouvernementale, assemblage précaire comme souvent en Israël de partis aux intérêts et préoccupations hétérogènes, n’a pas résisté à l’épreuve du pouvoir. Et en novembre 2022, les Israéliens sont de nouveau retournés aux urnes. Un scrutin qui a permis à Benyamin Netanyahou de revenir au pouvoir en décembre sans Ra’am, mais avec le soutien de deux partis racistes d’extrême droite, Force Juive, emmené par Itamar Ben-Gvir et le Parti Sioniste Religieux, dirigé par Bezalel Smotrich.

Outre l’accélération de la colonisation juive en Cisjordanie occupée, ces deux formations se sont efforcées d’inverser la politique du gouvernement précédent en faveur de la minorité arabe d’Israël. Considérant que les mesures du plan 2022-2026 constituaient une « discrimination négative » vis-à-vis de la majorité juive du pays, les partis d’extrême droite ont obtenu en août dernier de geler deux cents millions de shekels (cinquante millions euros) dans le financement du plan au risque de lourdement accroître les difficultés des collectivités locales à majorité arabe auxquelles cette somme était destinée.

Ce désaveu flagrant au pragmatisme de Ra’am n’a pas empêché le leader du parti, Mansour Abbas, de condamner sans équivoque, au nom des valeurs de l’islam, les tueries commises le 7 octobre par le Hamas. Puis, après le déclenchement de la guerre contre Gaza, d’appeler les membres de la minorité arabe à la retenue pour ne pas mettre en danger l’unité de la société israélienne. Un appel qui pourrait devenir de plus en plus inaudible si Tsahal continue de pilonner les civils de Gaza et de les acculer contre la frontière égyptienne.

Certes, les autorités israéliennes surveillent de près la minorité arabe de leur pays et les mouvements de contestation qui pourraient s’y faire jour. Et de leur côté, les citoyens arabes sont bien conscients qu’à vue humaine, leur destin, individuel et collectif, se joue au sein d’un Etat hébreu dominé par sa majorité juive. Mais pourront-ils pour autant demeurer longtemps passifs face à la tragédie que vivent les Palestiniens de Gaza ?

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Commentaires (3)
VERSON THIERRY 22/12/2023
Comme Ukraine et Russie, si on virait tous les extrémistes et qu'on les faisait passer en justice, on donnerait une Tant qu'ilschance au dialogue et à la réflexion. Tant qu'ils seront la à propager la haine, rien d'intéressant ne pourra se faire.
Gourou51 19/12/2023
Les Israéliens ne devraient pas oublier qu'ils ont besoin de la main d'œuvre palestinienne pour faire tourner leur économie à plein!
MI CASTRO 20/12/2023
cette remarque est cynique et pour le moins déplacée, même si vous pensiez faire du second degré
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