Economie

Pourquoi nous avons besoin d’Adam Smith

22 min

Pour s’affranchir de la vision caricaturale de Smith comme l’inventeur de la « main invisible » et un partisan du laisser-faire, rien de mieux que de lire l’ouvrage de Thierry Pauchant, qui montre l’importance du philosophe écossais pour des économistes comme Amartya Sen et son approche du développement humain. En bon libéral politique, Smith défendait non pas le pouvoir des entreprises mais la liberté personnelle et la capacité d’agir réelle des individus.

L’année 2023 marque le 300e anniversaire de la naissance d’Adam Smith, philosophe écossais généralement considéré comme le père fondateur de l’économie (politique), et dont la pensée n’a rien perdu de son actualité, comme en atteste Adam Smith, l’antidote ultime au capitalisme. Sa théorie du capabilisme (Dunod), le dernier ouvrage de Thierry C. Pauchant, professeur honoraire à HEC Montréal et fin connaisseur du philosophe écossais [voir en particulier Pauchant, 2017 ; 2018]. Bien que relativement court, le livre est engagé, riche et dense, mobilisant de très nombreux concepts et auteurs, issus de champs disciplinaires différents, et une multitude de thèmes. Dans un effort certain de vulgarisation et de pédagogie, il s’adresse à un large public tout en analysant une part non négligeable de la littérature académique, pourtant pléthorique. Par ailleurs, il fait preuve d’une remarquable érudition, s’appuyant, au-delà de l’économie, sur des références en histoire, en anthropologie, en philosophie ou encore en sociologie.

Un penseur souvent mal compris

Rendre accessible la pensée riche et complexe d’Adam Smith est loin d’être une tâche aisée, comme en témoigne la multiplicité d’interprétations, parfois contradictoires, qu’elle continue de susciter. Avant de présenter et d’analyser le contenu de l’ouvrage, il n’est donc pas inutile de rappeler brièvement comment l’œuvre de Smith a été interprétée, et surtout mésinterprétée, à travers l’histoire. Pendant très longtemps, Smith a été vu d’abord, et presque uniquement, comme un économiste. Et la métaphore de la « main invisible » a cristallisé l’attention des lecteurs et commentateurs de Smith, surtout au XXe siècle. La manière dont elle a été perçue, en particulier par les économistes, symbolise bien les usages et les abus dont a fait l’objet l’œuvre de Smith [Dellemotte, 2009]. Les deux principales interprétations de cette fameuse métaphore sont les suivantes. Dans la première, la main invisible représenterait le marché (autorégulé) et/ou le système des prix. Suivant la seconde, qui s’accorde avec la première, elle symboliserait « l’harmonie spontanée des égoïsmes » et « l’identité naturelle des intérêts », thèses véhiculées par Elie Halévy et Louis Dumont au début du XXe siècle [Dellemotte, 2009 ; Vergara, 2018]. Bien que toutes deux erronées 1, ces interprétations eurent un grand succès et restent particulièrement répandues encore aujourd’hui. Elles permettent de faire de Smith, à tort, un précurseur de l’analyse néoclassique et surtout un partisan du laisser-faire et d’un Etat minimal, limité pour l’essentiel à ses fonctions régaliennes. Sans surprise, on retrouve ce type d’interprétation chez les influents économistes (et prix « Nobel » de l’économie 2) néolibéraux de l’école de Chicago, Friedman et Stigler [Vergara, 2018]. C’est surtout à partir de la publication des œuvres complètes d’Adam Smith dans les années 1970 que la manière dont son œuvre est appréhendée et interprétée va changer, en particulier grâce au travail des spécialistes d’histoire de la pensée économique qui vont définitivement enterrer le mythe de Smith partisan du laisser-faire et de l’Etat minimal, et réinterpréter les idées économiques de Smith à l’aune de sa philosophie morale, offrant une toute nouvelle vision du père fondateur de l’économie politique.

Malgré tout, ces mythes sont restés encore prégnants en dehors du cercle des historiens de la pensée économique. Il existe cependant une exception notable, l’économiste et philosophe indien Amartya Sen (prix « Nobel » d’économie lui aussi), dont la lecture de Smith va profondément marquer l’œuvre, de l’élaboration de sa théorie des capabilités (comme l’auteur le rappelle bien dans ce livre) à celle, plus récente, de sa théorie de la justice [Sen, 2009]. Egratignant au passage les économistes de Chicago, Sen va très tôt souligner la dimension fondamentalement morale de l’analyse économique de Smith et critiquer les lectures biaisées et erronées du philosophe écossais, faisant de lui un libéral dogmatique, un précurseur de l’homo economicus et un défenseur de l’égoïsme de la nature humaine [Sen 1987 ; 2011]. Les travaux de l’économiste indien symbolisent à merveille la manière dont une lecture sérieuse et non-biaisée de Smith peut, encore aujourd’hui, inspirer tous ceux qui veulent défendre le progrès et le développement humain.

Pourquoi Smith n’a jamais été capitaliste 

Venons-en maintenant à l’ouvrage de Thierry Pauchant, qui défend justement cette thèse. Issu d’un séminaire donné par l’auteur à HEC Montréal, où il a fondé une chaire de management éthique, l’ouvrage est constitué d’une longue introduction et de quatre chapitres 3. Cette introduction (p. 1-16), intitulée « Adam Smith n’a jamais été capitaliste », expose clairement les bases de la réflexion de l’auteur. Elle vise en premier lieu et essentiellement à déconstruire le mythe de Smith père du capitalisme, du laissez-faire et de la main invisible du marché, cette dernière étant associée par Thierry Pauchant à la théorie du ruissellement. Une autre idée très répandue sur Smith, mais tout aussi erronée, est celle selon laquelle il serait également le père d’une vision égoïste de la nature humaine et de l’homo economicus, point sur lequel l’auteur revient plus tard dans l’ouvrage. Thierry Pauchant cherche à nous libérer des préjugés tenaces et délétères qui entourent l’œuvre de Smith et à montrer comment le philosophe écossais a été instrumentalisé, entre autres, par les (néo)libéraux et les néoconservateurs à des fins de propagande [Liu, 2022]. On pense ici en particulier à Milton ­Friedman et George Stigler, dont nous avons rappelé les lectures biaisées de Smith, ou bien à Friedrich Hayek. En vérité, cet effort de déconstruction vise à mieux renverser les armes, c’est-à-dire à proposer une alternative au capitalisme (prédateur) à partir d’une relecture, « capabiliste », de l’œuvre de Smith.

L’« approche par les capabilités » a été fondée dans le dernier quart du XXe siècle par l’économiste Amartya Sen et la philosophe Martha Nussbaum, avant de devenir rapidement un vaste champ de recherche en sciences sociales. Elle a permis de repenser la pauvreté [Bisiaux, 2011], les inégalités [Sen, 1995 ; Dollé, 2011], et de manière plus générale le développement humain [Sen, 1999]. L’« approche par les capabilités » et l’« approche du développement humain » sont d’ailleurs souvent considérées aujourd’hui comme synonymes 4. Cette approche peut être vue comme une manière d’évaluer et de comparer des qualités de vie dans différentes sociétés, en essayant de répondre à la question suivante : « Qu’est-ce que chaque personne est capable de faire et d’être ? » [Nussbaum, 2011, p. 37]. Elle considère donc chaque personne comme une fin, et se concentre sur les choix et les libertés des individus plutôt que sur leur seul bien-être, évalué généralement à travers leur niveau de revenu et de richesse (ibid.). Les sociétés sont alors jugées à l’aune de leur capacité à promouvoir les « capabilités » de leurs membres, définies comme un ensemble de « libertés substantielles », c’est-à-dire de possibilités de choisir et d’agir, capabilités qu’ils peuvent donc décider d’exercer ou non. Dans cette lignée, le « capabilisme », prôné par l’auteur de cet ouvrage, a pour finalité d’accroître l’autonomie et la capacité d’action des individus, et permettrait, selon lui, de nourrir les théories et mouvements progressistes actuels, en recherche de solutions et de modèles de société alternatifs face aux crises sociales, politiques, économiques et environnementales engendrées par le capitalisme, comme il le montre dans les chapitres suivants.

Le premier chapitre (p. 17-45), intitulé « Smith et le siècle des Lumières », revient plus en détail sur la récupération de l’œuvre de Smith par la droite et les néolibéraux, en soulignant que les mots « capitalisme » et « laisser-faire » n’apparaissent pas chez lui (p. 17-18), que la théorie de la main invisible fut inventée bien après sa mort, qu’il ne s’agit que d’une métaphore (p. 19), et qu’il n’y a pas d’harmonie spontanée des intérêts pour Smith mais plutôt une forme de lutte des classes, l’intérêt des marchands étant bien souvent opposé à celui de la société (p. 20). L’auteur réinscrit à juste titre Smith dans son contexte intellectuel, celui des Lumières écossaises, pionniers des sciences sociales et grands théoriciens des « sociétés commerciales », dont les recherches novatrices étaient bien souvent de nature multidisciplinaire (p. 25-26). L’un des traits les plus distinctifs des Lumières écossaises est leur théorie historique des civilisations, la fameuse théorie des quatre stades de l’évolution des sociétés humaines (p. 26-27) – dont Smith a été le pionnier – l’émergence du quatrième stade, la société commerciale, nécessitant un nouvel art de gouverner, l’économie politique (p. 27). Smith était un libéral classique défendant non pas le pouvoir des entreprises mais la liberté personnelle, l’autonomie, le pouvoir d’agir des gens, et prônant le fait que certains biens doivent échapper à la logique du marché (p. 29-30). Pour Sen, comme pour Nussbaum et Chomsky, Smith n’est pas l’ennemi à combattre mais au contraire « la fondation saine, en économie politique, sur laquelle on devrait bâtir » (p. 30). Chez lui, le développement humain s’effectue sur le très long terme et dépasse les seules considérations économiques, l’économie étant encastrée dans la société, comme le soutenait Karl Polanyi (p. 33). Thierry Pauchant note également que la notion de progrès de Smith est non linéaire et paradoxale, et qu’il ne voit pas la société commerciale comme l’acmé du développement humain (p. 35). Smith se demandait surtout ce que les changements sociétaux pouvaient apporter aux populations, et en particulier aux plus démunis. En tant que philosophe moral il désirait que les principes d’économie politique puissent aider ces populations à sortir de la misère et à devenir capables de réaliser leur propre projet de vie (p. 39). Il offre donc, soutient Pauchant, une « économie sociale et progressiste » reposant sur un cercle vertueux fondé sur des salaires décents et des relations de réciprocité et de confiance entre entreprises, salariés et consommateurs (ibid.). Comme l’avait bien noté Sen, Smith intègre donc les considérations sociales et éthiques en économie, l’économie étant pour tous deux une science morale (p. 42). Pour Pauchant, le projet de Smith est éminemment moral et politique. Il vise à diminuer les souffrances des populations et à favoriser la réalisation de leurs capabilités, ce « capabilisme » s’inscrivant dans la quête antique de la vie bonne (p. 45).

Smith contre l’homo economicus

Le chapitre II (p. 47-87), intitulé « L’homo economicus du capitalisme », critique l’idée selon laquelle Smith serait le père de « l’idéologie de l’homo economicus » et du capitalisme, conception particulière (et erronée) de nature humaine qui rend légitimes les comportements individualistes dans les sociétés modernes (p. 47-48). L’auteur rappelle en premier lieu, fort justement, que Smith ne prônait pas l’individualisme méthodologique et qu’il utilisait très peu le terme « self-­interest » (p. 49). Il n’y a pas pour Smith de motivation unique des comportements humains, bien au contraire (p. 50). Le modèle de l’homo economicus a été remis en cause par de nombreux travaux en économie comportementale et expérimentale soulignant l’importance des facteurs physiologiques, émotionnels, culturels et sociaux dans les prises de décisions individuelles, dont beaucoup auraient été anticipés par Smith (p. 52). Ainsi, l’intérêt individuel chez Smith n’est pas la motivation unique ni automatique de chaque individu, et ne mène pas forcément au bien commun, Smith mettant en garde contre les effets négatifs de l’égoïsme et soulignant les bienfaits de la maîtrise de soi, dans la lignée des philosophes antiques (p. 53). Smith n’était pas Mandeville, et sa main invisible ne vante pas les vertus de l’égoïsme (p. 54). La « sympathie » (que l’on qualifierait d’empathie généralement aujourd’hui) joue un rôle central chez Smith, limitant l’égoïsme, et reliant notre souci naturel de nous-même (« l’amour de soi ») au souci des autres. Il y a donc une extension naturelle, mais limitée, de l’amour de soi à l’amour des autres, du souci pour notre intérêt à la bienfaisance envers notre famille, nos amis, nos proches, voire notre nation ou même, plus rarement, le monde entier (p. 56-57 et 63), grâce à la multiplication des interactions sociales, en particulier avec des étrangers, qui nous poussent à adopter un point de vue plus distancié et impartial sur notre comportement (p. 62). La Théorie des sentiments moraux de Smith contient d’ailleurs des analyses très riches et originales sur l’altruisme, la gratitude et la réciprocité [Walraevens, 2020]. Plutôt qu’à l’utilité des individus, il faut s’intéresser aux capabilités et aux aspirations des personnes.

Pour Pauchant, Smith nous enseigne que l’homme doit vivre en harmonie avec la nature (p. 68), et il se serait reconnu dans le courant contemporain de l’économie écologique (p. 68 et 70), points qui auraient mérité une plus ample discussion. En effet, on peut penser que Smith est un auteur qui a « naturalisé » le progrès économique en inscrivant la croissance au cœur de la nature humaine (à travers la « propension naturelle à l’échange » et le « désir naturel d’améliorer notre condition ») et en plaçant l’homme dès l’origine dans une condition de nécessité et de rareté, et donc d’hostilité vis-à-vis de la nature [Marouby, 2004 ; Walraevens, 2018]. En outre, l’auteur note que Smith étend sa théorie de l’empathie envers les animaux. En effet, la citation proposée, tirée des Essais philosophiques de Smith, présente cette idée 5, mais elle dit aussi que la Nature a « destiné l’être humain à être l’animal gouvernant dans ce petit monde » (p. 72). Selon nous, si la sympathie et les sentiments moraux envers les animaux peuvent certainement aider à élaborer une éthique de l’environnement à partir des textes de Smith, il faudrait peut-être regarder également du côté de ce qu’il appelle « l’esprit de système », motivation de nature esthétique fondée sur le plaisir tiré de l’observation de l’ordre et de l’harmonie (de l’ajustement des moyens aux fins), aussi bien dans la nature que dans la société.

L’idée de Pauchant est que Smith a proposé des conceptions compatibles avec certaines de nos préoccupations actuelles sur les droits des animaux, la nutrition, ou le respect de l’environnement, et qu’elles pourraient influencer de nombreuses personnes, venant du père fondateur de l’économie moderne. Réintroduire Smith dans le débat écologique permettrait ainsi de contribuer au rapprochement des notions d’économie et d’écologie qui ensemble formaient la notion antique d’œconomie (p. 75). Pour Thierry Pauchant, il faudrait (re)traduire le titre de l’ouvrage canonique de Smith par « Prospérité des nations » ou « Bonheur matériel et bien-être des nations », afin de souligner à quel point le terme « richesse » renvoie chez lui à une richesse économique mais aussi sociale, écologique, culturelle, scientifique et morale (p. 82). Ce qui est clair, c’est qu’il est nécessaire et urgent de réétudier avec un œil critique la manière dont les économistes, en particulier (mais pas seulement) les premiers d’entre eux, ont pensé et conceptualisé le rapport de l’homme et de ses activités économiques à la nature à travers l’histoire.

Dans cette optique, Arnaud Orain a récemment montré que l’idée contemporaine de coévolution pourrait s’inspirer de deux courants de pensée qui ont fortement influencé l’époque des Lumières, la science du commerce et la physique œconomique, qui ont produit des savoirs économiques en rupture avec ceux de l’économie politique naissante, sans postuler ou défendre un rapport d’extériorité et de domination de l’homme vis-à-vis de la nature [voir Orain, 2023, et sa contribution dans ce numéro].

Smith, critique du capitalisme

Le chapitre III (p. 89-134), intitulé « La vie quotidienne, l’économie de marché et le capitalisme », s’ouvre sur la distinction entre économie domestique (hors marché), économie de marché et capitalisme, ce dernier étant associé aux inégalités de pouvoir, aux monopoles et aux abus de position dominante, et à la spéculation (p. 89-90 et p. 93-94). Reprenant une idée énoncée par Fernand Braudel dans La dynamique du capitalisme, Pauchant voit le capitalisme comme « contre-­marché » (p. 91), en ce qu’il « désire, pour maximiser ses profits, “se débarrasser des règles du marché traditionnel” » [Braudel, 2018, p. 52]. L’idéologie du capitalisme va donc à l’encontre de relations égalitaires (p. 95).

A partir de cette distinction, on pourrait donc dire que Smith est favorable à l’économie de marché mais serait critique du capitalisme actuel (p. 91). Pauchant rappelle sa méfiance vis-à-vis des sociétés par actions (en particulier en raison de la responsabilité limitée des actionnaires) et sa critique de la East India Company (p. 97), qui incarnait aux yeux de Smith tous les méfaits du système mercantile, à savoir le monopole économique et la collusion entre pouvoir économique et politique, la compagnie exerçant une véritable souveraineté politique (désastreuse pour les populations locales) sur de larges territoires. Il défend également l’idée que Smith était résolument anti-impérialiste, anticolonialiste et antiesclavagiste (p. 101), les deux premiers points méritant peut-être d’après nous quelques nuances.

Surtout, pour Nussbaum, Adam Smith « a introduit une autre sensibilité envers la dignité des êtres vivants », et il est un véritable précurseur de sa propre approche des capabilités (p. 105-106). Il est également possible de tisser des liens entre la Théorie des sentiments moraux de Smith et ce que l’on appelle « l’éthique de la sollicitude » (ou « éthique du care »), qui repose sur la capacité à prendre soin d’autrui comme souci prioritaire de nos rapports avec les autres. Reconnaissant « la fragilité et la vulnérabilité inhérente à la vie », l’éthique de la sollicitude met en avant « la reconnaissance de l’incapacité d’agir d’un être vivant et le désir d’en prendre soin » (p. 107). Pour revenir à la critique smithienne du capitalisme (spéculatif en particulier), Pauchant met en exergue les mesures proposées par Smith pour contrôler les banques et la finance (p. 110-112), et plus généralement le rôle important qu’il accorde à l’Etat dans l’économie, en particulier dans la fourniture de certains services publics (p. 126), bien loin de l’Etat minimal auquel on a souvent tenté de le rattacher, et alors même que Jacob Viner, célèbre économiste de Chicago, avait déjà listé il y a près d’un siècle les nombreuses exceptions au laisser-faire dans l’œuvre de Smith (p. 127). Celui-ci combattait surtout la concentration du pouvoir et la collusion entre les dirigeants politiques et les forces économiques dominantes (p. 127). Les principes d’économie politique de Smith sont dirigés avant tout vers le mieux-être des plus démunis (p. 128). Dans cet esprit, Smith plaidait pour une imposition (légèrement) progressive et une certaine redistribution (p. 128-129). Née du progressisme des Lumières, l’économie politique de Smith repose sur une éducation publique et citoyenne, accessible à tous (p. 130), l’éducation étant vue comme un vecteur d’autonomie et d’émancipation (p. 132).

Smith et l’approche par les capabilités

Dans le dernier chapitre de l’ouvrage (p. 135-168), intitulé « L’approche du capabilisme et des capabilités », l’auteur nous rappelle tout d’abord, à juste titre, que Smith était un libéral (classique), mais pas le fondateur du libéralisme économique, et qu’il se considérait avant tout comme un philosophe moral (p. 136). Il souligne ensuite que Sen et Nussbaum, les deux principaux théoriciens de l’approche des capabilités, présentent l’œuvre de Smith comme le fondement même de leur approche (p. 138-139), et que la relecture de Smith a permis à Sen de réenraciner l’économie dans l’éthique et de formuler sa propre théorie de la justice (p. 140), basée sur une certaine lecture (en partie contestable) du concept de spectateur impartial de Smith. Puisque, pour Pauchant, le capitalisme contraint indéniablement les capabilités des personnes et prône une liberté illusoire (p. 142), le « capabilisme » peut apparaître légitimement soit comme une possible quatrième voie (la troisième étant la social-démocratie, dont elle prendrait le relais), c’est-à-dire comme une alternative à part entière, soit comme une approche pouvant nourrir les alternatives progressistes présentes aujourd’hui dans le débat public. Selon lui, son influence dépendra de son degré d’utilisation dans trois domaines : politique, scientifique, et pratique (p. 144).

En politique, son impact le plus visible se trouve au sein des Nations unies et de leurs institutions, à travers la notion de développement durable et les dix-sept objectifs qui lui sont aujourd’hui associés (p. 144), directement liés à certaines capabilités (p. 146-149). Thierry Pauchant propose quatre pistes intéressantes afin d’accroître la portée de ces objectifs de développement durable : instaurer des mesures plus standardisées au niveau international, obliger chaque entreprise à indiquer des cibles concrètes de réalisation avec des échéances précises, faire évaluer par des collectifs indépendants les réalisations, et enfin mettre en place un système incitatif (de récompenses et de sanctions) vis-à-vis des réalisations et organisé par l’Etat et la société civile (p. 151).

En ce qui concerne la science maintenant, il plaide pour un plus grand rapprochement entre économie et philosophie (morale) (p. 151), déplorant d’un côté l’inertie de l’économie dominante malgré la crise de 2008, tout en accueillant favorablement de l’autre des tentatives de renouveau en science économique aujourd’hui (p. 152), même si d’après lui une partie de la gauche malheureusement « boude encore l’approche des capabilités » (p. 152-153).

Enfin, eu égard à l’aspect « pratique », Pauchant défend l’idée qu’une des forces du capabilisme est son refus de produire un savoir à prétention universelle, Sen se refusant par exemple à donner une liste de capabilités (contrairement à Nussbaum, même si celle-ci précise bien que sa liste n’est pas figée et définitive ; voir Nussbaum, 2011). Si certains y voient au contraire une faiblesse de l’approche, nuisant à son utilisation concrète, il ne faut pas oublier que l’approche des capabilités n’est qu’une « approche » justement, et non une théorie exhaustive ni un dogme immuable.

En d’autres termes, elle ne cherche pas à identifier une société parfaitement juste. Son but est d’abord et avant tout de diminuer concrètement des injustices existantes dans des sociétés spécifiques (p. 154-155, voir aussi p. 162). Notre auteur fait état ensuite de nombreux exemples « de pratiques et d’organisations qui favorisent l’actualisation des personnes et leur capacité d’action », c’est-à-dire qui promeuvent concrètement les capabilités, citant le mouvement coopératif, le microcrédit, le commerce équitable, la Human Development and Capability Association, la poursuite des objectifs du développement durable de l’ONU dans de nombreux pays, les B Corp (entreprises d’entrepreneuriat collectif à impact sociétal), ou bien encore l’économie sociale et solidaire (p. 157-158). Il existe pour un lui un « front commun pluraliste », réunissant de multiples mouvements contestataires du capitalisme, que le capabilisme peut venir enrichir.

Ce livre vise à encourager les nouveaux types d’engagements, d’emplois, d’investissements, d’entreprises et d’associations ayant pour but de diminuer les abus de pouvoir existants dans des sociétés distinctes et d’accroître les capabilités des personnes, en particulier des plus démunies. L’approche capabiliste apparaît comme « une vision d’espoir » à l’ère de l’anthropocène (p. 163-165).

En résumé, Thierry Pauchant nous propose à la fois une critique du capitalisme contemporain et la formulation d’une alternative, le « capabilisme », dont il puise les fondements dans les œuvres d’Adam Smith, détruisant au passage un grand nombre d’idées reçues sur le philosophe écossais et de lectures biaisées et idéologiques de son œuvre, encore prégnantes aujourd’hui en dehors du cercle des spécialistes de Smith. Par une sorte de « retournement de l’histoire », celui qui a longtemps été célébré comme le père du capitalisme pourrait nous aider à en sortir (préface de Normand Baillargeon, p. 12). C’est donc un Smith à la fois critique et « antidote ultime au capitalisme » que nous dépeint Thierry Pauchant.

In fine, on peut dire que l’ouvrage est indirectement un plaidoyer pour la relecture (critique) des textes économiques anciens, en particulier ceux qui sont au fondement de la discipline et des croyances de ses praticiens. Il exhibe ainsi les vertus de l’histoire de la pensée économique, discipline trop souvent négligée dans les cursus d’enseignement supérieur en économie et gestion, et appelle les économistes (entre autres) à revenir aux véritables origines et fondements de la science économique, élaborés par Smith, dont la pensée reste d’une étonnante actualité. Thierry Pauchant défend ainsi une économie politique, sociale et morale pour le XXIe siècle, inspirée de l’œuvre de Smith et fondée sur le « capabilisme ». Il faut « réenraciner l’économie dans son terreau éthique, embrassant à la fois les idéaux de la Grèce antique et du siècle des Lumières ». Voilà une perspective que de nombreux lecteurs de cette revue devraient partager, ou souhaiteront à tout le moins discuter.

 

Bibliographie

Bisiaux R., 2011, « Comment définir la pauvreté : Ravallion, Sen, ou Rawls ? », L’Economie politique, n° 49, p. 6-23.

Braudel F., 2018, La dynamique du capitalisme, Flammarion.

Dellemotte J., 2009, « La “main invisible” d’Adam Smith : pour en finir avec les idées reçues », L’Economie politique, n° 44, p. 28-41.

Dollé M., 2011, « Egalité, vous avez dit égalité ? », L’Economie politique, n° 50, p. 71-83.

Jaffro L., 2023, « Perspectives smithiennes sur l’éthique environnementale », Studia Philosophica, vol. 82, p. 129-144.

Liu G., 2022, Adam Smith’s America: How a Scottish Philosopher Became an Icon of American Capitalism, Princeton University Press.

Marouby C., 2004, L’économie de la nature. Essai sur Smith et l’anthropologie économique, Seuil.

Nussbaum M., 2011, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Climats.

Orain A., 2023, Les savoirs perdus de l’économie. Contribution à l’équilibre du vivant, Gallimard.

Pauchant T., 2017, « Adam Smith’s four-stages theory of socio-cultural evolution. New insights from his 1749 lecture », The Adam Smith Review, vol. 9, p. 49-74.

Pauchant T. C., 2018, Manipulés. Se libérer de la main invisible d’Adam Smith, Fides.

Sen A., 1987, On Ethics and Economics, Basil Blackwell.

Sen A., 1995, Inequality Reexamined, Harvard University Press.

Sen A., 1999, Development as Freedom, Oxford University Press.

Sen A., 2009, The Idea of Justice, Harvard Belknap Press.

Sen A., 2011, « Uses and abuses of Adam Smith », History of Political Economy, vol. 43, n° 2, p. 257-271.

Vergara F., 2018, « Smith, la “main invisible” et le marché », L’Economie politique, n° 77, p. 101-112.

Walraevens B., 2018, « Nature et économie chez J.-J. Rousseau et A. Smith », Rousseau Studies, vol. 6, p. 259-274.

Walraevens B., 2020, « Reciprocity in Smith », Œconomia - History/Methodology/Philosophy, vol. 10, n° 4, p. 657-686.

  • 1.   Voir Dellemotte, 2009, et Vergara, 2018, et le premier chapitre de ce livre. Pour Dellemotte, la main invisible ne représente finalement que l’idée des conséquences non intentionnelles et bénéfiques de certaines actions individuelles, et s’apparente au schéma hégelien des ruses de la raison.
  • 2.   Plus précisément, le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, fondé en 1968, mais souvent confondu avec le prix Nobel institué par Alfred Nobel lui-même.
  • 3.   Il n’y a pas à proprement parler de conclusion, même si le dernier chapitre peut, d’après nous, être lu en ce sens.
  • 4.   Nussbaum préfère utiliser l’expression « approche par les capabilités », car elle s’intéresse aux capabilités des animaux non humains.
  • 5.   « Un sentiment de sympathie que la Nature […] a implanté dans l’homme, non seulement envers tous les autres hommes, mais (quoique sans doute à un degré beaucoup plus faible) envers tous les animaux. »

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !
Sur le même sujet
Foo Série 4/12
Idées

Adam Smith et John Stuart Mill : les faux libéraux

Gilles Dostaler