Environnement

La BCE va-t-elle enfin se mouiller pour le climat ?

12 min

Alors que les dirigeants européens doivent adopter cette semaine une nouvelle feuille de route climatique, l’Institut Veblen verse au débat des propositions fortes pour que les banquiers centraux soient engagés à la hauteur de leur (lourde) responsabilité.

Manifestation pour la défense du climat devant le siège de la Banque centrale européenne à Francfort, le 21 octobre 2020. PHOTO : Boris Roessler/ZUMA Press/ZUMA/REA

Cinq ans après la signature de l’accord de Paris sur le climat, le bilan que peuvent afficher les chefs d’Etat et de gouvernement européens, qui se réuniront les 10 et 11 décembre, est dramatiquement mince. C’est, entre autres, le cas de l’application d’un point clé de ce traité historique, l’article 2.1(c), qui stipule qu’il faut rendre cohérents les flux financiers avec une trajectoire visant un bas niveau d’émissions de gaz à effet de serre.

Un nouveau mandat pour la BCE ?

Inutile en effet de viser un objectif de « neutralité carbone » en 2050 et d’annoncer un renforcement de l’ambition à 20301 si dans le même temps, l’argent continue d’être dirigé vers les dépenses « grises » : investissements pétroliers et gaziers, voitures thermiques, billets d’avion, logements non performants… Or, pour faire passer ces flux du « gris » vers le « vert » afin de contrer la crise climatique, la politique monétaire mise…

 

Cinq ans après la signature de l’accord de Paris sur le climat, le bilan que peuvent afficher les chefs d’Etat et de gouvernement européens, qui se réuniront les 10 et 11 décembre, est dramatiquement mince. C’est, entre autres, le cas de l’application d’un point clé de ce traité historique, l’article 2.1(c), qui stipule qu’il faut rendre cohérents les flux financiers avec une trajectoire visant un bas niveau d’émissions de gaz à effet de serre.

Un nouveau mandat pour la BCE ?

Inutile en effet de viser un objectif de « neutralité carbone » en 2050 et d’annoncer un renforcement de l’ambition à 20301 si dans le même temps, l’argent continue d’être dirigé vers les dépenses « grises » : investissements pétroliers et gaziers, voitures thermiques, billets d’avion, logements non performants… Or, pour faire passer ces flux du « gris » vers le « vert » afin de contrer la crise climatique, la politique monétaire mise en œuvre par les banques centrales peut jouer un rôle décisif, tout comme elle peut intervenir de manière déterminante face aux crises économiques. On l’a vu hier après la tourmente financière de 2008 et aujourd’hui avec le choc sanitaire.

Il a pourtant fallu attendre janvier pour que la Banque centrale européenne (BCE) lance une évaluation de sa stratégie de politique monétaire en vue d’adapter aux enjeux actuels un cadre qui n’a pas été révisé depuis 2003. Face à l’atonie de la demande et au risque déflationniste, la question de la pertinence des objectifs de stabilité des prix, dont la BCE est la gardienne, est bien sûr au cœur des discussions.

Mais il s’agira aussi de voir comment « d’autres considérations, en rapport avec la stabilité financière, l’emploi et le développement durable, peuvent être prises en compte dans le cadre du mandat de la BCE ». Ainsi, « les menaces sur la durabilité environnementale » entrent, cinq ans après l’accord de Paris, dans les « considérations » qui pourraient être intégrées dans le mandat assigné à la BCE par les Etats de la zone euro, en pratique restreint depuis sa création à la maîtrise l’inflation. Il serait temps.

Reste à savoir ce qui va sortir concrètement de cette révision et si la zone euro confiera à sa banque centrale un mandat élargi à la hauteur de l’urgence écologique. Deux notes de l’Institut Veblen2, publiées début décembre, apportent une contribution utile pour éclairer et démocratiser ce débat sur « la BCE à l’heure des décisions ». Une discussion trop souvent abandonnée aux experts et dont il est nécessaire que les citoyens, leurs associations et leurs élus se l’approprient, compte tenu des enjeux.

Dans la première de ces notes, Wojtek Kalinowski et Hugues Chenet3 pointent les obstacles idéologiques et intellectuels sur lesquels cette ambition réformatrice s’échouera s’ils ne sont pas levés. Dans la seconde, Jézabel Couppey-Soubeyran4 présente des pistes concrètes pour rendre cohérente l’action de la BCE avec, entre autres, les objectifs climatiques que le Conseil européen doit entériner cette semaine.

La neutralité monétaire n’est pas neutre pour le climat !

Au chapitre des obstacles intellectuels, la doctrine de la « neutralité monétaire » est, pour les auteurs, le premier verrou à lever. La neutralité est le principe suivant lequel les interventions de la banque centrale, par exemple les rachats massifs de titre de dette détenue par les banques afin de relancer l’activité5, ne doivent pas favoriser un acteur plutôt qu’un autre et modifier les structures de l’économie.

Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, déclarait ainsi en 2015 lors d’une intervention sur le climat : « Ne nous trompons pas sur la nature de la politique monétaire. Elle doit permettre d’atteindre des objectifs macroéconomiques, plutôt que des objectifs spécifiques liés à tel ou tel secteur. [Elle] ne vise donc pas à promouvoir certains types d’actifs plutôt que d’autres, mais simplement à libérer les capacités de financement de l’économie. »

D’après le Corporate Europe Observatory, 68 % des rachats d’obligations par la BCE auraient bénéficié à des entreprises de l’industrie fossile, telles que Shell, Total, Engie, BMW, Repsol, Cofiroute…

Le problème est que cette neutralité monétaire n’est pas neutre pour le climat. « Ainsi, d’après une étude du Corporate Europe Observatory, 68 % des rachats d’obligations par la BCE auraient bénéficié à des entreprises du secteur des industries fossiles, telles que Shell, Total, Engie, BMW, Repsol, Cofiroute… », écrivent les auteurs. Ils ajoutent qu’à l’inverse les achats d’actifs verts (titres de dette dans les transports ferroviaires ou les énergies renouvelables) représentent une part minime des interventions de la BCE, pour la simple raison qu’ils ne forment encore qu’une part minime du marché obligataire.

« Cela signifie donc que si la banque centrale se borne dans ses achats d’actifs à reproduire les structures existantes de l’économie de marché, alors par définition, elle fera obstacle à la transition écologique. »

Les lignes bougent cependant. Quelques voix au cœur de l’institution monétaire commencent à remettre en cause ce principe de neutralité, rapporte l’Institut Veblen. Isabel Schnabel, économiste allemande et membre du directoire de la BCE, a déclaré le 28 septembre dernier : « La neutralité face au marché n’est peut-être pas la référence appropriée pour une banque centrale lorsque le marché ne parvient pas à lui seul à obtenir des résultats efficaces. » Et de conclure : « Les actions des banques centrales ne devraient pas accroître les défaillances de marché qui menacent de ralentir les objectifs de décarbonation de la communauté mondiale. »

Si des dirigeants de la BCE reconnaissent que les marchés ne sont pas parfaitement efficients, il y a de l’espoir. Mais entre l’expression de voix critiques à haut niveau et leur traduction politique, il y a une marge.

De climat comme risque pour la finance à la finance comme risque pour le climat

De même que la neutralité monétaire, l’Institut Veblen critique un autre biais intellectuel des banquiers centraux : ils analysent la question du climat essentiellement sous l’angle du risque financier.

En novembre 2015, Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre et président du Conseil de stabilité financière (FSB), avait prononcé un discours choc sur les risques que le réchauffement climatique fait courir au système financier. Une « tragédie des horizons » liée à la contradiction entre les intérêts des investisseurs, qui raisonnent à court terme, et ceux de la planète, qui sont de long terme. Ce discours a eu l’immense mérite de faire entrer par la grande porte la question climatique dans le champ des préoccupations des acteurs financiers. Mais c’est aussi une « statue du commandeur » vis-à-vis de laquelle peu font preuve de distance critique. Les deux notes de Veblen cassent le mythe.

Le raisonnement de Mark Carney est attrayant, mais fragile, écrivent les auteurs. Il présuppose qu’il suffirait de calculer et révéler le risque que le changement climatique fait peser sur les investissements pour que les acteurs s’orientent vers les bons choix. Et s’ils ne le font pas, ce serait parce que ce travail de quantification des risques ne serait pas assez élaboré.

Dès lors, toute l’attention des acteurs de la finance est tournée vers la question de l’évaluation du risque. C’est l’objet de l’essentiel des travaux des banques centrales touchant à la question climatique montrent les auteurs de l’Institut Veblen. Or, rappellent-ils, les impacts futurs du réchauffement climatique sont par définition impossibles à quantifier précisément et les risques financiers impossibles à probabiliser. D’où leur conclusion : « Le manque d’informations quantitatives fiables apparaît in fine comme une sorte de justification d’attentisme. »

« Face aux effets irréversibles de la crise climatique, il vaut mieux avoir à peu près raison que précisément tort », ironisent les auteurs de l’Institut Veblen

Cette quête illusoire de la quantification des risques que le climat fait courir aux acteurs de la finance ne fait pas que retarder l’action. Elle tend à occulter le fait que la finance, dans ses décisions d’investissements, est elle-même un facteur de risque climatique.

« Face aux effets irréversibles de la crise climatique, il vaut mieux avoir à peu près raison que précisément tort », ironisent les auteurs. Selon eux, il est préférable d’agir sans attendre et lancer au moins à court terme les actions les plus évidentes, comme l’exclusion des actifs les plus polluants du refinancement bancaire, au lieu d’attendre de trouver la solution idéale qui n’existe probablement pas.

Des outils de verdissement vert clair et vert vif

Il faudrait ainsi que les acteurs financiers passent d’une logique de la quantification des risques à une logique de l’action, que pourrait appuyer la politique monétaire des banques centrales.

Avec quels outils ? Il existe une assez large palette d’options possibles pour verdir la politique monétaire, que Jézabel Couppey-Soubeyran classe en deux grandes familles, « vert clair » et « vert vif », selon qu’elles impliquent ou non un changement en profondeur de la législation européenne.

Les options « vert clair » nécessiteraient de confier explicitement un « mandat de soutenabilité environnementale » à la BCE, mais sont compatibles avec le cadre juridique actuel. Une première mesure consisterait à moduler le taux directeur auquel l’institution prête à court terme aux banques commerciales pour leurs opérations de refinancement (main refinancing operations, ou MROs). Ce taux pourrait être corrigé d’une prime positive ou négative en fonction de l’impact climatique des prêts que les banques accordent à leurs clients.

Dans la même logique, il serait possible d’introduire des critères écologiques dans la composition des titres déposés par les banques commerciales auprès de la BCE, comme dépôts de garantie pour leur refinancement à court terme (green collaterals, en anglais). Cette modulation écologique pourrait également s’appliquer aux prêts de long terme à taux très bas accordés aux banques par la BCE depuis 2014 pour soutenir l’économie (targeted longer-term refinancing operations, ou TLTROs).

Enfin, et surtout, il serait possible de fixer une part incompressible d’actifs verts, par exemple des titres de dette dans un parc éolien, dans les programmes de rachats d’actifs de la BCE (green quantitative easing, en anglais). Ce programme de rachat d’actifs pourrait être étendu aux banques publiques pour soutenir l’investissement public dans la transition écologique, exactement comme cela a été fait dans le cadre du programme d’urgence adopté en mars dernier pour faire face à la pandémie.

Ces outils – qui supposent de s’être mis d’accord sur ce qu’est un actif « vert », « gris » ou « neutre »6 – se heurtent toutefois à une grosse limite : la capacité d’emprunter des acteurs privés et publics.

Avec la crise actuelle, la question est devenue particulièrement difficile. Les milliards d’euros annuels d’investissement public nécessaires pour atteindre avant 2050 la neutralité climatique (et sans lesquels les investissements privés, par exemple dans la rénovation des logements, ne seront pas déclenchés) pourront-ils s’ajouter à la dette Covid, interroge Jézabel Couppey-Soubeyran.

L’Institut Veblen propose d’autoriser la BCE à créer de la monnaie sans contrepartie de dette pour financer les dépenses publiques nécessaires à la transition écologique

Le volet vert du plan de relance, qui s’achève dans deux ans, va-t-il servir de base pour poursuivre et intensifier l’effort d’investissement public dans la transition bas carbone ? « Ou, au contraire, la dette Covid remettra-t-elle en question la faisabilité des financements envisagés avant la crise sanitaire, en privant de financement à l’avenir les industries vertes tout en ayant relancé les industries carbonées ? »

Compte tenu des besoins d’investissement futurs et du niveau atteint par la dette des Etats, ne vaudrait-il pas mieux trouver un moyen de financer ces dépenses publiques vertes sans ajouter de la dette à la dette ? D’où la proposition « vert vif » que soutient l’Institut Veblen, à la suite d’autres économistes, comme Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne : autoriser la BCE à créer de la monnaie sans contrepartie de dette pour financer les dépenses publiques nécessaires à la transition écologique.

Cette option de la monétisation est la plus puissante de toutes les propositions, et sans doute l’urgence écologique la rend-elle indispensable. Qui plus est, en stoppant l’endettement, elle préserverait la stabilité financière. Mais c’est aussi celle qui nécessiterait le plus de changements institutionnels et suscitera le plus d’oppositions. D’où la préconisation des auteurs d’avancer immédiatement sur les mesures « vert clair », à cadre juridique constant, ce qui n’est déjà pas une mince affaire, tout en ouvrant le débat sur le « vert vif ».

Reste à savoir comment et avec qui ce débat clivant peut avoir lieu. Ce sujet serait peut-être moins conflictuel si on l’abordait moins abstraitement sur des grands principes (le risque ou non d’inflation, la perte de crédibilité ou non de la banque centrale, la porte ouverte ou non aux annulations de dettes…), mais davantage de manières pragmatique et opérationnelle : qui et quels secteurs devraient être financés en recourant à la création monétaire plutôt que par l’emprunt, l’épargne et la fiscalité seuls ? Et jusqu’où, sans créer de distorsions, risques et effets d’aubaine ?

Il faudrait que ces aspects soient approfondis et discutés. Par exemple, recourir à la monétisation pour déclasser certains investissements avant qu’ils n’aient été rentabilisés (une centrale à gaz encore récente) ou pour financer la rénovation performante de logements pour les ménages disposant de capacités limitées peut avoir du sens. Mais cela ne répond pas à un besoin de l’industrie éolienne ou photovoltaïque. Le problème du déploiement de ces sources d’énergie verte n’est en effet plus vraiment d’ordre économique mais essentiellement réglementaire.

 

  • 1. Le Conseil devrait annoncer une baisse de 55 % des émissions de gaz à effet de serre en 2030 par rapport à 1990, au lieu des 40 % actuellement inscrits. Un objectif jugé très insuffisant : le Parlement européen a voté un chiffre de 60 % et le Royaume-Uni a annoncé le 3 décembre une baisse de 68 % à cet horizon.
  • 2. L’auteur de cet article est membre de l’Institut Veblen mais ne s’exprime en aucun cas en son nom.
  • 3. Respectivement codirecteur de l’Institut Veblen et chercheur associé à l’University College de Londres, cofondateur du think tank 2° investing initiative.
  • 4. Maîtresse de conférences à l’université Paris 1, conseillère scientifique à l’Institut Veblen.
  • 5. Le « quantitative easing », en anglais. La BCE y a massivement recours depuis 2015.
  • 6. C’était l’objet des travaux sur la « taxonomie verte », sur laquelle le Conseil et le Parlement européen ont rendu leur décision en décembre 2019.

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