La BD, eldorado fragile du marché du livre

Début novembre, le classement du marché de l’édition 1 révèle que sur les trois meilleures ventes de livres, deux sont des bandes dessinées (les derniers Astérix et Blacksad). La tendance va bien au-delà du simple succès de quelques best-sellers : à l’occasion du Festival de la BD d’Angoulême, l’institut GfK note que 85 millions d’exemplaires de bandes dessinées se sont vendus en France en 2022, ce qui correspond à un doublement du marché en dix ans 2.

Plus d’un livre acheté sur quatre est aujourd’hui une BD. On observera néanmoins un léger recul du nombre de ventes entre 2021 et 2022 (-3 %), même si le chiffre d’affaires est, quant à lui, resté stable.Le chemin parcouru est édifiant.

« La légitimation de la BD est venue de la France. C’est elle qui en a fait le neuvième art à partir des années 1960, avec à la clé d’importantes retombées économiques, souligne Pascal Ory, historien de la culture et auteur de Goscinny, la liberté d’en rire (Perrin, 2007). Cette légitimation a eu pour effet d’accroître au fil des années le niveau des ouvrages en termes de sophistication, d’exigence. Les auteurs multiplient les expériences, avec des BD tout en noir ou sans parole. Et la bande dessinée se saisit désormais de domaines comme la politique, le reportage, l’autobiographie. »

La domination du manga

L’un des plus grands succès fut récemment Le monde sans fin, de Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici (Dargaud, 2021) sur les enjeux énergétiques. « Même si elle est sortie il y a deux ans, cette BD est toujours dans les meilleures ventes et devrait bientôt atteindre le million d’exemplaires », nous dit Stéphane Aznar, directeur général des éditions Dargaud.

On voit d’ailleurs de plus en plus d’éditeurs généralistes se lancer dans la bande dessinée, autrefois réservée à des maisons spécialisées. « La BD fonctionne dans une économie de coups, mais aussi de séries. Quand une série cartonne, comme Blacksad, chaque album vient relancer la machine », poursuit Stéphane Aznar.

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Le genre qui rencontre aujourd’hui la plus importante diffusion est sans conteste le manga (même s’il enregistre une baisse de 18 % de ses ventes au premier trimestre 2023). Ce dernier représente plus de la moitié des ventes d’exemplaires de BD.

A Strasbourg, un espace de 300 mètres carrés dédié au manga a ouvert en mars dernier en plein centre-ville, la librairie du Camphrier. Son directeur, Fabrice Dunis, tient à rappeler que « le manga a longtemps été dénigré. Mais il faut sortir des clichés : le genre couvre tous les styles, on trouve même des adaptations du Capital de Marx. Il y a 350 nouveautés par mois ! ».

Sa croissance fulgurante s’explique aussi par le Pass culture. Ce dispositif mis en place par le gouvernement octroie aux jeunes de 18 ans la somme de 300 euros à dépenser en produits culturels (et de 20 à 30 euros pour ceux de 15 à 17 ans).

40 % des livres achetés avec le Pass sont des mangas (un pourcentage néanmoins en baisse, puisqu’il était de 76 % en 2021). Le député Rassemblement national (RN) Jean-Philippe Tanguy était monté au créneau à l’Assemblée nationale en 2022 pour exclure ce genre du dispositif gouvernemental. Son amendement avait été rejeté.

Entrée sur le marché de l’art

Autre preuve de la place incontournable prise par la bande dessinée : elle a fait son entrée sur le marché de l’art. Les planches des dessinateurs se vendent dans les galeries et dans les maisons de ventes aux enchères. Le Centre Pompidou va organiser cette année, du 29 mai au 4 novembre, sa première grande exposition consacrée à la BD. Elle montrera notamment de nombreuses œuvres appartenant à Michel-Edouard Leclerc, l’un des plus importants collectionneurs privés.

Pour autant, les acteurs du secteur restent prudents. Pascal Ory déplore « un vieillissement du public, hormis pour les mangas. Une grande partie de la presse papier spécialisée, comme le journal Tintin, a disparu ». Face à cet enjeu de renouvellement des lecteurs, de nombreuses voix appellent à faire davantage entrer la BD à l’école.

Sur le plan de la rentabilité économique, les éditeurs ménagent aussi leur enthousiasme.

« La bande dessinée est un genre plus compliqué et plus cher à produire que le roman. Il faut notamment un papier de meilleure qualité, qui boive l’encre, explique Stéphane Aznar. Or le secteur fait face à l’explosion du coût des matières premières, avec notamment une pénurie de papier. »

Ce dernier représente 50 % du coût de fabrication. « En parallèle, nous n’avons que très peu augmenté le prix des livres. L’équation économique devient vraiment compliquée », ajoute Stéphane Aznar.

La situation des auteurs est, elle aussi, difficile. Les droits sont à partager entre le scénariste, le dessinateur et parfois le coloriste. Sans oublier qu’une bande dessinée peut nécessiter plusieurs années de travail… Plus de la moitié des auteurs de BD gagneraient moins que le Smic 3.

Faiblesse à l’export de la BD francophone

Certains genres se retrouvent plus en difficulté que d’autres. Les comics américains représentent 3,7 millions d’exemplaires vendus en 2022. Un marché désormais stable, mais on est loin de l’époque où ce secteur était porté par la série The Walking Dead (selon GfK, les ventes des comics avaient augmenté de 275 % entre 2007 et 2017). « Si les jeunes enfants sont passionnés par les superhéros, comme Spiderman, leur intérêt ne se poursuit pas dans le temps », note Fabrice Dunis.

Le constat est encore plus alarmant en Belgique, un pays où la BD a une longue tradition. Le marché, avec 5,2 millions d’exemplaires vendus, y est en recul de 6 % entre 2021 et 2022. Les grandes maisons belges ont toutes été rachetées par des groupes français. Ainsi, désormais intégré au groupe Madrigall, Casterman est aujourd’hui dirigé par Charlotte Gallimard, une des filles d’Antoine Gallimard. La difficulté de la bande dessinée francophone réside, enfin, dans sa faible capacité à s’exporter. Rares sont les albums à obtenir un succès sur le marché anglo-saxon.

Le Festival d’Angoulême demeure toutefois l’une des plus importantes manifestations au monde dédiée à la BD. Quitte à devoir payer le prix de son exposition médiatique : le millésime 2022 a fait grand bruit avec l’annulation de l’exposition de Bastien Vivès, visé par deux plaintes pour diffusion d’images pédopornographiques, incitation à la commission d’agressions sexuelles sur mineurs et diffusion à un mineur de messages violents.

En 2016, aucun nom d’autrice ne figurait parmi les trente candidats au prestigieux Grand prix du Festival, signe que la BD reste un univers très masculin, malgré une progression de la place des femmes qui reste largement à consolider. Les sujets de débat ne devraient donc pas manquer lors de cette 51^e édition, qui se tiendra du 25 au 28 janvier.

• 1. Edistat, semaine du 6 au 12 novembre.
• 2. Etude de janvier 2023, en partenariat avec le Festival de la bande dessinée d’Angoulême.
• 3. Selon l’« Enquête auteurs 2016 » des Etats généraux de la bande dessinée, www.etatsgenerauxbd.org