Opinion

En Inde, le Covid aura des conséquences sociales de long terme

7 min
Bénédicte Manier Journaliste

Alors que l'Inde amorce un déconfinement après le pic d'une deuxième vague meurtrière, l'épidémie de Covid-19 a déjà fait 230 millions de pauvres en plus, précarisé le travail et aggravé la faim.

Le plus dur est-il vraiment passé ? Certains Etats indiens (Kerala, Bihar) et métropoles (Delhi, Mumbai...) ont commencé à alléger les restrictions après deux mois de confinement. Mais de l'avis d’experts et de médias, le ralentissement du rythme des contaminations déclarées (moins de 60 000 par jour le 20 juin, contre 400 000 début mai) cache une...

Alors que l’Inde amorce un déconfinement après le pic d’une deuxième vague meurtrière, l’épidémie de Covid-19 a déjà fait 230 millions de pauvres en plus, précarisé le travail et aggravé la faim.

Le plus dur est-il vraiment passé ? Certains Etats indiens (Kerala, Bihar) et métropoles (Delhi, Mumbai...) ont commencé à alléger les restrictions après deux mois de confinement. Mais de l’avis d’experts et de médias, le ralentissement du rythme des contaminations déclarées (moins de 60 000 par jour le 20 juin, contre 400 000 début mai) cache une sous-estimation de l’impact du virus dans le monde rural. Dans les villages et les bourgs, qui manquent de médecins, d’hôpitaux et d’oxygène, les décès surviennent souvent au domicile et sont plus invisibles. Mais les bûchers de crémation y brûlent en continu et, faute de pouvoir acheter le bois nécessaire, les plus pauvres ont immergé leurs défunts dans le Gange, ou les ont inhumés sur ses rives.

La récente révision à la hausse du bilan du Maharashtra, du Bihar et de New Delhi a accentué le doute qui plane sur la mesure réelle de l’épidémie. La revue médicale The Lancet juge ainsi très sous-estimée la mortalité officielle liée au Covid – 386 914 décès au 20 juin –, comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS) le fait au niveau mondial. The Lancet se range plutôt à l’avis de l’Institute for Health Metrics and Evaluation, qui estime le nombre probable de morts à 1 million d’ici août et 1,2 million d’ici octobre.

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Mais il faudra probablement attendre le prochain recensement général de la population (prévu cette année, il a été reporté sine die) pour mesurer réellement la surmortalité induite par l’épidémie.

Une tragédie d’ampleur

La brutalité de la deuxième vague a en tout cas bouleversé le pays. « Je ne connais aucune famille qui ne soit pas touchée », me disait en mai une amie vivant à New Delhi et elle-même malade du Covid-19, comme son mari et ses enfants. Se faire tester, trouver un lit d’hôpital, de l’oxygène ou de l’argent pour les soins est soudain devenu l’urgence quotidienne de millions de familles.

La rapide diffusion du variant Delta, 60 % plus contagieux que la souche historique, a terrassé le système de santé public, qui manque d’au moins 600 000 médecins et deux millions d’infirmières. Des milliers de jeunes volontaires et d’étudiants en médecine sont venus aider les médecins, jour et nuit, mais les hôpitaux, totalement saturés, n’ont pu admettre tous les malades.

Vaccination : la course contre la montre

Même si les activités reprennent aujourd’hui, ce pays de 1,38 milliard d’habitants reste suspendu à l’évolution de la pandémie et, face à l’éventualité d’une troisième vague, il accélère la vaccination. L’Inde a pour cela interrompu l’exportation de ses propres sérums anti-Covid – le Covishield (formule d’AstraZeneca) et le Covaxin – et importé le Spoutnik-V russe. Son industrie pharmaceutique s’apprête à en sortir deux nouveaux : le Corbevax et le ZyCoV-D, au prix peu élevé.

Seuls 51 millions d’Indiens (moins de 5 % des adultes) avaient reçu les deux doses nécessaires

Le gouvernement, qui veut immuniser les 940 millions d’adultes indiens avec au moins une dose, d’ici fin 2021, a ouvert la vaccination gratuite aux plus de 18 ans. Elle se déroule au rythme soutenu de 3,3 à 4 millions de doses par jour et 276 millions de doses avaient été injectées au 20 juin. Mais seuls 51 millions d’Indiens (moins de 5 % des adultes) avaient reçu les deux doses nécessaires.

Un séisme économique

Au-delà de l’urgence médicale, l’Inde a surtout subi un choc économique brutal, qui laissera des séquelles durables. Le produit intérieur brut (PIB) a connu un recul historique de 7,3 % durant l’année budgétaire 2020-2021 (contre + 4 % en 2019-2020), selon le Bureau national des statistiques, qui ne prévoit pas de reprise à deux chiffres de sitôt.

L’épidémie a eu l’effet d’un séisme sur le marché du travail. Selon le Centre for Monitoring Indian Economy (CMIE), le nombre d’emplois salariés a plongé de 85,9 millions en 2019-2020 à 76,2 millions en mars 2021 (- 9,7 millions). Sans compter les innombrables emplois indépendants perdus dans l’artisanat ou le commerce informel. La deuxième vague est arrivée début avril sur ce marché précarisé et en mai, 15,3 millions d’emplois ont encore été perdus, selon le CMIE. Ce centre indépendant constate aujourd’hui « la pire situation du travail depuis les confinements d’avril et mai 2020 », avec « un taux de chômage monté à 11,9 % en mai » (contre 7,2 % en avril) et « qui a continué sa hausse début juin ».

Tous les secteurs d’emploi ont été touchés, tant formel qu’informel (90 % des actifs). Des millions de travailleurs précaires urbains, privés de travail par les confinements, ont reflué vers les campagnes (30 millions en mars 2020, près d’un million en avril 2021). De nombreux chômeurs ont dû accepter des jobs précaires et mal payés et des millions d’employés ont subi des baisses de salaire. La participation des femmes au marché du travail a régressé. Les ménages ont amputé ou épuisé leur épargne pour survivre et payer les soins. Et les plus pauvres se sont davantage endettés auprès des usuriers.

230 millions de personnes supplémentaires ont plongé sous le seuil de pauvreté (de 375 roupies, soit 4,25 euros par jour) en 2020

La consommation intérieure, principal moteur de la croissance, a donc reculé de trois ans et elle aura du mal à remonter, car l’appauvrissement est massif  : 230 millions de personnes supplémentaires ont plongé sous le seuil de pauvreté (de 375 roupies, soit 4,25 euros par jour) en 2020. Les gains de la décennie 2006-2016, qui avait vu 271 millions d’Indiens sortir de cette catégorie, ont ainsi été presque effacés. Et les inégalités se sont accrues.

Une génération d’enfants gravement affectée

Cette crise des revenus a entraîné une crise alimentaire : la malnutrition des enfants, qui regagnait déjà du terrain, s’est aggravée en 2020 chez les plus pauvres. Et ce n’est pas le seul recul.

Pendant la fermeture des écoles, des millions d’enfants ont subi une perte d’apprentissage – surtout les plus défavorisés, sans moyen pour apprendre en ligne – et beaucoup ne retourneront jamais en classe, estime un rapport du Center for Policy Research. Une partie des jeunes risque ainsi de rester sous-éduquée, surtout ceux des familles pauvres, de basses castes ou de populations tribales, déjà moins bien scolarisés et qui quittent l’école plus tôt. Et surtout des filles, puisque même en temps normal, 32 % des fillettes abandonnent l’école prématurément pour assumer les tâches domestiques.

Pauvreté et déscolarisation vont en effet mécaniquement accroître le travail des enfants. L’Organisation internationale du travail (OIT) et l’Unicef constatent qu’il a déjà progressé, partout dans le monde, pour la première fois depuis vingt ans. Quelque 160 millions d’enfants sont aujourd’hui au travail (dont 35 % en Asie) et le Covid pourrait obliger 9 millions d’autres à les rejoindre d’ici à la fin 2022. Parmi les plus à risque en Inde figurent les dizaines de milliers d’enfants dont le Covid a tué les parents et qui pourraient rester livrés à eux-mêmes.

Dans tous ces domaines – appauvrissement massif, précarisation du travail, hausse de la malnutrition, de l’illettrisme et du travail des enfants – l’épidémie aura balayé des décennies d’avancées sociales en Inde. Ces retours en arrière seront lents à inverser et exigeront les efforts constants des acteurs publics et associatifs.

La société indienne ne sera évidemment pas la seule à garder ces stigmates de long terme : la crise est mondiale et partout, la pandémie est en train d’inverser les progrès acquis en matière d’objectifs de développement durable. Pour les plus pauvres, le monde de l’après-Covid s’annonce incontestablement plus dur.

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