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Entretien

« Dans les campagnes, les services publics tiennent par le travail des jeunes femmes des classes populaires »

17 min
Sophie Orange Sociologue, université de Nantes.

Elles étaient sur les ronds-points parmi les gilets jaunes. Elles ne sont pas représentées à l’Assemblée nationale. Leur rôle est pourtant essentiel dans les territoires ruraux.

Elles, ce sont les jeunes femmes des classes populaires qui sont restées là où elles ont grandi. Aides-soignantes, aides à domicile, assistantes maternelles, secrétaires de mairie, contractuelles à la cantine, bénévoles au club de foot, coiffeuses, esthéticiennes, etc., par leur emploi et leur engagement dans la vie locale, elles jouent un rôle essentiel dans leur communauté.

Alors que les services publics se retirent peu à peu des territoires ruraux, elles contribuent à maintenir le lien social. En un mot, ce sont Des femmes qui tiennent la campagne, pour reprendre le titre de l’ouvrage que viennent de leur consacrer les sociologues Sophie Orange et Fanny Renard aux éditions La Dispute.

Mais si elles tiennent ces territoires, ces derniers les « tiennent » tout autant en retour. Les politiques publiques et tout un réseau d’institutions, comme la famille, les conduisent à occuper ces fonctions essentielles. Entretien avec Sophie Orange.

Votre livre s’intitule Des femmes qui tiennent la campagne. Vous parlez aussi de paternalisme rural pour caractériser les politiques publiques vis-à-vis des femmes des classes populaires des zones rurales. Qu’entendez-vous par ces deux expressions ?

Sophie Orange : Cela fait référence à l’organisation du marché de l’emploi en milieu rural où, dans certains secteurs comme le soin ou les services à la personne, le recrutement peut être difficile, d’autant que la pénibilité est élevée.

Avec ma collègue, Fanny Renard, nous avons constaté que se mettaient en place des mécanismes (en matière de formation et d’insertion professionnelle) pour attirer des femmes – plutôt jeunes – vers ces emplois, ainsi que des mécanismes de fidélisation de cette main-d’œuvre afin de s’assurer que ces postes seront occupés de manière durable. Par exemple, lorsqu’un employeur, mettons un Ehpad, finance des formations ou l’accès à un concours.

Ces mécanismes placent les femmes en situation d’être redevable à leur employeur, qu’ils soient coercitifs (lorsque le financement de la formation impose ensuite de rester dans la structure pendant un certain nombre d’années) ou non coercitifs. Dans ce dernier cas, ils les engagent néanmoins moralement, par exemple lorsque la commune donne accès à une formation ou à un poste.

C’est grâce au travail de ces jeunes femmes et, au-delà, à leur implication dans la vie locale et la création de lien social que les campagnes tiennent. Par un ensemble de fonctions qu’elles exercent et de dispositions qu’elles mettent en œuvre, elles contribuent de manière essentielle à la cohésion sociale de territoires d’où les services publics se retirent peu à peu...

Elles étaient sur les ronds-points parmi les gilets jaunes. Elles ne sont pas représentées à l’Assemblée nationale. Leur rôle est pourtant essentiel dans les territoires ruraux.

Elles, ce sont les jeunes femmes des classes populaires qui sont restées là où elles ont grandi. Aides-soignantes, aides à domicile, assistantes maternelles, secrétaires de mairie, contractuelles à la cantine, bénévoles au club de foot, coiffeuses, esthéticiennes, etc., par leur emploi et leur engagement dans la vie locale, elles jouent un rôle essentiel dans leur communauté.

Alors que les services publics se retirent peu à peu des territoires ruraux, elles contribuent à maintenir le lien social. En un mot, ce sont Des femmes qui tiennent la campagne, pour reprendre le titre de l’ouvrage que viennent de leur consacrer les sociologues Sophie Orange et Fanny Renard aux éditions La Dispute.

Mais si elles tiennent ces territoires, ces derniers les « tiennent » tout autant en retour. Les politiques publiques et tout un réseau d’institutions, comme la famille, les conduisent à occuper ces fonctions essentielles. Entretien avec Sophie Orange.

Votre livre s’intitule Des femmes qui tiennent la campagne. Vous parlez aussi de paternalisme rural pour caractériser les politiques publiques vis-à-vis des femmes des classes populaires des zones rurales. Qu’entendez-vous par ces deux expressions ?

Sophie Orange : Cela fait référence à l’organisation du marché de l’emploi en milieu rural où, dans certains secteurs comme le soin ou les services à la personne, le recrutement peut être difficile, d’autant que la pénibilité est élevée.

Avec ma collègue, Fanny Renard, nous avons constaté que se mettaient en place des mécanismes (en matière de formation et d’insertion professionnelle) pour attirer des femmes – plutôt jeunes – vers ces emplois, ainsi que des mécanismes de fidélisation de cette main-d’œuvre afin de s’assurer que ces postes seront occupés de manière durable. Par exemple, lorsqu’un employeur, mettons un Ehpad, finance des formations ou l’accès à un concours.

Ces mécanismes placent les femmes en situation d’être redevable à leur employeur, qu’ils soient coercitifs (lorsque le financement de la formation impose ensuite de rester dans la structure pendant un certain nombre d’années) ou non coercitifs. Dans ce dernier cas, ils les engagent néanmoins moralement, par exemple lorsque la commune donne accès à une formation ou à un poste.

C’est grâce au travail de ces jeunes femmes et, au-delà, à leur implication dans la vie locale et la création de lien social que les campagnes tiennent. Par un ensemble de fonctions qu’elles exercent et de dispositions qu’elles mettent en œuvre, elles contribuent de manière essentielle à la cohésion sociale de territoires d’où les services publics se retirent peu à peu.

Vous avez voulu inverser la perspective sur les trajectoires de vie des femmes des classes populaires qui restent en milieu rural. En quoi a consisté ce retournement de perspective ?

S. O. : Pour les jeunes des milieux ruraux, hommes ou femmes, on présuppose généralement que la réussite sociale ou la mobilité sociale passe par le déplacement, le départ de son territoire d’origine pour gagner une grande agglomération, y faire des études et y occuper des emplois qui ne sont pas disponibles dans les territoires ruraux.

A rebours de ce présupposé, nous avons voulu regarder les jeunes femmes qui restaient et sortir d’une analyse qui opposerait les gagnants, qui arriveraient à partir, et les perdantes, qui resteraient.

Dans l’imaginaire collectif, ces dernières seraient dans un immobilisme social et spatial ou un déclassement, et reproduiraient purement et simplement les styles de vie de leurs parents.

Qu’avons-nous observé dans notre enquête ? Cet immobilisme spatial masque une mobilité sociale bien réelle, bien que moins marquante que chez ceux que l’on appelle les « transfuges de classe ». Cette mobilité sociale se traduit par le fait de poursuivre des études assez longues – passer le bac ou un BTS –, ainsi que l’intériorisation de la norme de l’emploi féminin et de celle des études longues.

Le modèle de femme au foyer constitue pour ces jeunes femmes une figure repoussoir. Elles combinent ces normes avec l’injonction à la maternité, celle à l’installation et à l’accession à la propriété de son logement.

Autant de potentielles contradictions qui pèsent sur elles, auxquelles elles répondent par la sédentarité, qui leur permet d’accéder à des ressources à la fois économiques et sociales, comme l’aide des parents pour la garde des enfants ou le réseau de connaissances pour trouver un emploi.

La sédentarité n’est donc pas le signe que ces jeunes femmes sont restées à l’écart ou ne sont pas imprégnées des nouvelles normes d’accès à l’âge adulte, comme les études longues ou le fait d’avoir un emploi, mais au contraire le signe d’une intériorisation de ces normes.

Elles n’ont simplement pas le capital économique et culturel des classes moyennes pour y répondre selon le même mode que les jeunes femmes des classes moyennes ou supérieures (logement étudiant, recours aux services marchands de garde d’enfants, etc.).

Tous les territoires ruraux se valent-ils en la matière ? Ce n’est pas la même chose d’habiter dans la vallée de la Drôme ou dans l’Aisne...

S. O. : Effectivement, nous avons enquêté dans les campagnes du Grand Ouest de la France, qui peuvent être qualifiées de dynamiques du point de vue de l’emploi mais aussi de la démographie ; marquées aussi par un certain dynamisme associatif, une forte implantation de l’enseignement privé, de l’enseignement agricole et de l’apprentissage en entreprise. Elles diffèrent en cela des campagnes de l’est, dites « en déclin », touchées par un fort taux de chômage des jeunes.

Pour autant, l’enquête souligne que si les jeunes femmes travaillent bel et bien, elles ne sont pas épargnées par des conditions d’emploi et de travail difficiles.

Vous passez en revue quatre institutions qui incitent ces jeunes femmes à rester dans les territoires ruraux. La première d’entre elles est l’école. En quoi l’école contribue-t-elle à retenir ces jeunes femmes là où elles ont grandi ?

S. O. : On peut se dire que si ces jeunes femmes restent dans les territoires ruraux, c’est qu’elles veulent y rester ou ne peuvent pas en partir. Sociologiquement, cette explication est insuffisante.

« Les institutions locales contribuent à cette sédentarité, à attacher ces jeunes femmes au territoire. Cela permet de déconstruire l’idée selon laquelle ces jeunes ne voudraient pas partir »

Nous montrons que les institutions locales contribuent à cette sédentarité, à attacher ces jeunes femmes au territoire. Cela permet de déconstruire l’idée selon laquelle ces jeunes ne voudraient pas partir, une image – généralement dépréciative – que l’on plaque souvent sur jeunes ruraux, sans jamais interroger son inverse – on ne se demande jamais, par exemple, pourquoi les jeunes parisiens ne souhaitent pas « partir » du lieu où ils ont passé leur enfance...

L’une des premières institutions qui participent à cet attachement est en effet l’école, qui propose une offre de formation très ajustée aux besoins de l’économie locale. Elle contribue à susciter des « vocations », à afficher très tôt des destins possibles avec une présence forte des filières du soin et des services à la personne, que ce soit dans les lycées ou les missions locales.

Les jeunes filles des milieux ruraux, lorsqu’elles regardent les offres de formation, en voient beaucoup dans le secteur du care. L’offre crée la demande. C’est un destin normal qui se présente à elles.

Deuxième élément : une telle offre de formation rencontre de manière heureuse certaines dispositions que ces jeunes femmes ont pu développer dans leur enfance. Elles ont souvent vécu à proximité de leurs grands-parents, ont très tôt été habituées à aller les voir, à s’en occuper, à partager des activités avec leurs grands-mères.

Elles ont ainsi développé des dispositions à l’empathie, à l’écoute, au fait de prendre soin des autres. Ces dispositions se retrouvent dans les formations qui s’offrent à elles. C’est pourquoi l’on parle d’ajustement heureux : en voyant ces formations, elles s’y reconnaissent.

Quel rôle jouent les employeurs, la deuxième institution à laquelle vous vous intéressez ?

S. O. : Les compétences de ces jeunes femmes sont très recherchées par l’économie locale, les métiers du care notamment, que ce soit auprès des personnes âgées ou des enfants.

C’est pourquoi les employeurs, comme les Ehpad, cherchent à fidéliser cette main-d’œuvre : ils incitent les jeunes femmes à passer des concours et à monter en compétence pour qu’elles obtiennent des contrats durables dans l’établissement.

Mais il y a une ambivalence. Les contrats précaires sont nombreux, tout comme les organismes d’aides à domicile qui ne remboursent pas les trajets entre les domiciles des différents clients ; les emplois du temps sont parfois compliqués, tantôt surchargés tantôt vides, avec des amplitudes horaires importantes, les salaires sont faibles et les charges physiques et mentales très lourdes.

D’une certaine manière, les employeurs ne vont pas au bout de la logique de fidélisation.

Comment l’expliquer ? Comment se fait-il que ces jeunes femmes tiennent et restent malgré tout ?

S. O. : Dans ces métiers du care, les jeunes femmes sont dans un rapport de redevabilité à l’égard de leur employeur, mais aussi de leur patientèle. Il n’est pas facile de se défaire des relations qui s’y nouent. Lorsque la situation est très pénible pour elles, elles vont malgré tout tenir car elles se sentent engagées auprès des personnes âgées qu’elles connaissent très intimement.

La frontière de la relation, entre professionnelle et familiale, est floue. Elles font pour ces personnes âgées la même chose que ce qu’elles pouvaient faire avec leur grand-mère ou leur grand-père. Ce qui les tient dans des emplois aussi difficiles, aussi faiblement rétributeurs, c’est ce lien.

Dès qu’elles sont obligées de s’arrêter, parce qu’elles ont eu un accident ou sont en congé maternité par exemple, le premier réflexe est d’assurer la continuité de service. Elles se demandent comment faire pour que les personnes dont elles s’occupent ne soient pas seules. Elles cherchent à les confier à quelqu’un d’autre, mais pas à n’importe qui, à quelqu’un de confiance.

Les employeurs profitent de cette obligation morale à laquelle elles se plient. Cela tient les jeunes femmes.

On retrouve, du reste, de tels mécanismes chez les professionnels de la santé ou de certains services publics. Cette variable est parfois le dernier petit verrou qui tient les gens à leur métier.

Vous soulignez aussi le rôle de lien social de certains emplois tenus par ces femmes, comme les salons de coiffure ou d’esthéticienne. Que mettez-vous en lumière ?

S. O. : Beaucoup de travaux sur les territoires ruraux ont été menés avec un prisme masculin. Par exemple, sur la disparition des cafés dans les villages, considérés comme le centre du lien social.

Dans ces mêmes villages, il n’y a souvent pas ou plus de boulangerie, mais il y a un salon de coiffure, ou une esthéticienne. Cette dernière n’est pas nécessairement visible, car elle exerce souvent à domicile.

La demande pour ces services est très très forte. Ce sont des espaces où des femmes se retrouvent et passent un moment. On y échange des informations, on prend des nouvelles les unes des autres, on se renseigne sur les événements de la commune.

« Etre coiffeuse, c’est aussi accueillir et écouter quelqu’un qui a besoin de parler, presque à la manière d’une psychothérapeute »

Les professionnelles le vivent comme tel : elles ne sont pas seulement coiffeuses, elles n’exercent pas uniquement une profession technique associée aux cheveux. Etre coiffeuse, c’est aussi accueillir et écouter quelqu’un qui a besoin de parler, presque à la manière d’une psychothérapeute. C’est pareil pour l’esthéticienne.

La sortie des écoles est aussi un moment important de transmission d’information et qui contribue au lien social.

Vous vous penchez aussi sur l’impact de l’administration locale sur les trajectoires de ces jeunes femmes. En quoi cette troisième institution les incite-t-elle à rester ?

S. O. : Cela fonctionne de la même manière que les employeurs. L’administration locale propose des parcours de stabilisation : on commence parfois par des remplacements, ou bien on est repérée par l’école en tant que parent d’élève, comme mère qui accompagne régulièrement les sorties. On se voit d’abord proposer un petit contrat, six heures par semaine pour la cantine ou à la garderie. On a été repérée car on donne confiance à l’institution.

Peu à peu, cela mène à des concours qui permettent la stabilisation. Il peut s’agir aussi de contrats aidés ou de services civiques. On fait ses preuves sur des postes qui sont soit du bénévolat, soit des contrats très courts en matière de volume horaire hebdomadaire.

« Il y a donc bien une ascension sociale. Ce sont des femmes plus diplômées que leurs parents »

Bien sûr, ce n’est pas le cas pour toutes, mais certaines accèdent de la sorte à des postes plus élevés, avec des horaires plus amples, un salaire plus confortable.

Dans ces territoires, les services publics sont accessibles par petits morceaux : La Poste ouvre quelques heures par semaine, le secrétariat de mairie aussi. Derrière ces petits morceaux, il y a des jeunes femmes qui trouvent parfois dans ces emplois du temps morcelés des conditions qui leur conviennent car elles ont des enfants en bas âge, et aussi parfois des horaires incompatibles avec la maternité, avec lesquels elles doivent composer.

Il y a donc bien une ascension sociale. Ce sont des femmes plus diplômées que leurs parents. Cela a des effets importants sur leurs pratiques loisirs [voir ci-dessous, NDLR] et leurs compétences.

Leur ascension statutaire n’est peut-être pas spectaculaire, mais elle leur permet souvent d’occuper une position symbolique forte dans le village. Etre secrétaire de mairie donne accès à des informations, à un bureau, on est proche du maire ou de la mairesse. Elles accèdent ainsi à des petites notabilités, avec une rétribution symbolique.

Vous avez évoqué les loisirs. Que nous disent-ils des parcours de ces jeunes femmes ?

S. O. : Ils témoignent de la pénétration des normes des classes moyennes et supérieures selon lesquelles les femmes aussi peuvent avoir un temps pour elles.

Elles peuvent y accéder par la proximité avec la famille d’origine : les parents sont mis à contribution pour garder les enfants. Pendant ce temps, elles peuvent faire des sorties en couple ou avec des amies.

Un certain nombre d’entre elles sont inscrites dans des clubs de gym, de zumba. Elles ont aussi des aspirations culturelles, liées à leur scolarisation prolongée, un goût pour la visite de monuments historiques, pour les sorties au cinéma.

Ces femmes n’ont pas été des laissées-pour-compte de la démocratisation scolaire et culturelle. Elles essaient de répondre à ces nouvelles injonctions avec les ressources qui sont les leurs.

Quel rôle joue à cet égard la famille – quatrième institution à laquelle vous vous intéressez ?

S. O. : La famille contribue à cet attachement local par les ressources qu’elle donne. Par exemple, une aide financière pour accéder à un patrimoine immobilier ou à un terrain. Ces jeunes femmes qui n’ont pas forcément de ressources économiques très importantes, trouvent alors dans ces opportunités une manière d’accéder à la propriété de manière facilitée.

Les parents peuvent aussi donner des ressources alimentaires, apporter des coups de main très concrets, en assurant des travaux pour la construction ou la rénovation de la maison.

Avez-vous une idée de la trajectoire de ces jeunes femmes par la suite, lorsqu’elles avancent dans l’âge adulte ?

S. O. : Cette enquête, centrée sur le moment du passage à l’âge adulte, ne nous permet pas de le savoir. Malgré tout, nous avons remarqué que sur le marché du travail, de fortes difficultés pèsent sur elles.

Des formes d’usure apparaissent assez tôt. Les premiers indices en sont que, bien qu’elles aient cette « vocation » pour les métiers du soin, elles envisagent toujours des portes de sortie, car elles sentent que ces situations ne seront pas tenables sur le long terme en raison du salaire, des conditions de travail et de la pénibilité physique.

Concrètement, certaines construisent directement des logements de plain-pied pour pouvoir s’installer comme assistantes maternelles après quelques années en Ehpad comme aides-soignantes, ou après avoir travaillé comme aides à domicile. Ou bien, elles prévoient un garage qui pourra être un lieu où proposer des services de manucure.

Certaines, qui se sont installées à leur compte avec un salon de coiffure ou une entreprise d’esthéticienne, ont déjà dû fermer lorsque nous sommes retournées les interroger quelques années après, car les charges étaient trop lourdes, elles n’arrivaient pas à se dégager un salaire.

Ces emplois tiennent parce qu’ils sont occupés par des jeunes femmes qui sont en demande d’une insertion sur le marché du travail et en début de carrière. Mais les emplois ne sont souvent pas tenables sur la durée. C’est aussi la raison pour laquelle les employeurs ont intérêt à renouveler la main-d’œuvre.

Que nous disent les trajectoires de ces jeunes femmes par rapport à celles des jeunes hommes de classes populaires en zone rurale ?

S. O. : Nous n’avons pas adopté une perspective comparatiste. Sur les jeunes hommes, il faut se tourner vers les travaux de Nicolas Renahy ou Benoît Coquard.

Ce que l’on sait néanmoins, c’est que ces jeunes femmes sont souvent plus diplômées. Cela fait une différence, y compris dans les relations conjugales. Elles ont des attentes qui ne sont pas les mêmes que celles de leurs homologues masculins, des aspirations aux sorties culturelles qui se heurtent parfois à un désintérêt des conjoints.

Quid de l’orientation sexuelle ? Sont-elles toutes hétérosexuelles ?

S. O. : C’est une question que nous n’avons pas cherché à thématiser par manque de ressources. Seules deux enquêtées sur 54 étaient dans une relation lesbienne, nous n’avions pas assez de matière. Nous nous sommes donc concentrées sur les jeunes femmes en couple hétérosexuel. La sociologue Yaëlle Amsellem-Mainguy a travaillé sur les filles en milieu rural et l’entrée dans la sexualité.

Comment faudrait-il transformer les politiques publiques pour sortir du paternalisme rural ?

S. O. : Un certain nombre de services et d’institutions tiennent dans les campagnes par la présence et le travail de ces femmes qui se substituent à des fonctions qui devraient être assurées par les services de l’Etat.

On constate chez elles des formes d’usure importantes, on entrevoit le moment où les rétributions symboliques ne suffiront plus à les faire tenir, en l’absence de progression salariale et statutaire.

« On constate chez elles des formes d’usure importantes, on entrevoit le moment où les rétributions symboliques ne suffiront plus à les faire tenir »

Inévitablement, ces politiques entretiennent des frustrations personnelles et collectives. Si l’Etat continue de se retirer des campagnes, que les communes sont sous-dotées, que les gares n’ont plus de train et ferment, que les services de transport se raréfient, on peut estimer que les frustrations à la fois personnelles et collectives se donneront à entendre.

Le mouvement des gilets jaunes était une manifestation de cette frustration. Il y avait sur les ronds-points beaucoup d’assistantes maternelles, des Atsem (agent territorial spécialisé des écoles maternelles), des aides à domicile, des femmes qui travaillent dans les métiers du care en zone rurale.

Ces jeunes femmes ont le sentiment de jouer le jeu qu’on leur a demandé de jouer, par exemple, en se lançant dans l’entrepreneuriat pour ouvrir un salon d’esthéticienne. Elles contractent des dettes. Cela a un impact fort sur leur vie personnelle. Et elles n’y trouvent pas nécessairement leur compte.

La défiance qu’il peut y avoir à l’égard de l’Etat, des institutions politiques ou du vote s’explique pour partie par ces formes d’engagement qui ne trouvent pas d’autre reconnaissance que localisée et symbolique, et ne passe pas par des conditions de travail décentes.

Un certain nombre de ces femmes estiment que leur engagement citoyen a lieu au niveau local. C’est dans la communauté locale – et uniquement là – qu’elles trouvent des formes de reconnaissance et de rétribution. Elles ne voient pas les effets du vote à leur niveau. Elles se sentent mises à l’écart et ne croient pas à une implication collective au-delà du réseau local.

Au regard du fort investissement bénévole observé (pompier, association sportive ou musicale, aide aux migrants, etc.), ce repli sur soi, qui est réel, ne peut pas être, comme on le voit souvent, opposé à une forme d’engagement citoyen.

Propos recueillis par Céline Mouzon

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Commentaires (1)
Daniel 30/07/2022
Ah, bon ? Les métiers du "care" ? Ca fait plus pro quand c'est dit en anglais ? Frais !
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