Entretien

« Les changements en cours en Iran affecteront le pays en profondeur »

21 min
Stéphane Dudoignon Directeur de recherches au CNRS

Les journées du 5, 6 et 7 décembre sont annoncées sur les réseaux sociaux comme des journées de grève nationale en Iran. Depuis le soulèvement déclenché par la mort de Zhina (Mahsa) Amini, jeune femme kurde de 22 ans, arrêtée par la police de la moralité iranienne pour un voile «mal porté», la mobilisation ne faiblit pas malgré une répression sanglante. Elle est plus féroce dans les régions périphériques kurdes et baloutches du pays, où vivent des populations sunnites, minoritaires en Iran, la majorité des musulmans iraniens appartenant à la branche chiite de l’islam.

Pour autant, le soulèvement iranien actuel n’est en rien l’expression d’un séparatisme, comme le prétend le régime, rappelle Stéphane Dudoignon, directeur de recherches au CNRS. Les manifestants insistent sur l’unité du mouvement alors que les forces armées, tout comme de l’establishment religieux de la République islamique, sont minées par des divisions. Mais faute d’alternative politique, un changement de régime est peu probable, analyse le chercheur, auteur de Les gardiens de la révolution Islamique d’Iran (CNRS Éditions, 2022), qui envisage plutôt l’installation d’une instabilité chronique dans le pays.

Le procureur général iranien a-t-il réellement annoncé la fin de la police des moeurs ? Est-ce le signe d’une fébrilité à la tête du régime ?

Stéphane Dudoignon : Le procureur général de la République islamique a bien annoncé la dissolution de la police de la moralité constituée par les « Rondes de l’observance » (gasht-e ershad), qui ont été directement à l’origine de la mort de Zhina (Mahsa) Amini le 16 septembre et du soulèvement qui secoue actuellement l’Iran. Cette dissolution a été aussitôt démentie par les autorités. Il faut dire que la « Ronde » a été créée, en 2006, par le ministre de la Police du président Ahmadinejad (2005-2013). Elle ne relève donc pas de la Justice, mais de cette autorité ainsi que, depuis 2021, de l’état-major intégré des forces de l’ordre et des forces armées.

Une certaine confusion semble donc régner à l’intérieur du pouvoir sur le sort à réserver à un organisme que beaucoup de monde, jusqu’au sein du régime, accuse à la fois d’incompétence et d’excès de zèle. Le Guide suprême de la révolution islamique, Ali Khamenei, fait actuellement pression pour une sortie rapide de la crise sur le président Ebrahim Raïssi et sur le chef du Conseil national de la sécurité, l’Amiral Ali Shamkhani, une figure historique des Gardiens de la révolution, la milice paramilitaire devenue la garde prétorienne de la République islamique puis le corps d’élite de ses forces de l’ordre et de ses forces armées. Le Guide suprême les a prévenus que s’ils n’y arrivaient pas, il s’en chargerait lui-même sans donner davantage de précisions sur ce qu’il entendait par là. On comprend donc qu’une certaine fébrilité règne dans les ministères et les services.

On a récemment eu écho d’une centaine de Gardiens de la révolution arrêtés pour avoir soutenu les manifestants. Cette unité d’élite de l’armée iranienne est un pilier du régime. Celui-ci est-il en train de se diviser ?

S. D. : D’un côté, beaucoup de gens en Iran n’ont aucun intérêt au saut dans l’inconnu que constituerait un changement révolutionnaire. Nous sommes dans un Etat rentier qui, certes, n’a plus la possibilité d’acheter la paix sociale par des subventions à la consommation comme sous le premier mandat de Mahmoud Ahmadinejad, mais dont les bénéficiaires demeurent extrêmement nombreux. Des bénéficiaires unis sinon par une idéologie, du moins par des intérêts économiques communs. Ce sont ceux que l’écrivain égyptien Alaa al-Aswani, dans son Syndrome de la dictature (2019), appelle les « bons citoyens » : l’obstacle le plus sûr, le plus massif à toute espèce de changement.

D’un autre côté cependant, la durabilité de la crise et le profond clivage interne de la société iranienne font peur jusqu’au sein de l’establishment. On a ainsi pu voir, ces dernières semaines, plus d’un imam local ou régional s’inquiéter de la montée de l’anticléricalisme, traditionnellement très fort dans une société dans laquelle la figure du mollah est souvent objet de mépris. Certains de ces imams, dans les régions les plus diverses de l’Iran, ont pris la parole contre l’option répressive du régime — laquelle, à leurs yeux, fait peser un danger existentiel pour l’ensemble des institutions.

Les revendications des manifestants dépassent les timides propositions du camp des « réformateurs » iraniens comme Mohammad Khatami (président de 1997 à 2005) et Hassan Rohani (président de 2013 à 2021)…

S. D. : Les réformateurs sont hostiles à un véritable changement de régime. En excluant tout changement institutionnel, l’ancien président Mohammad Khatami s’est tiré une balle dans le pied, enfermant son mouvement dans une position qui l’apparente désormais, aux yeux des manifestations, à un partisan d’un impossible statu quo.

Un représentant des réformateurs, intervenant il y a quelques semaines sur une chaîne de la télé publique iranienne, déplorait que leur marginalisation, depuis 2021, ait privé le régime d’une « soupape de sécurité ». C’était admettre que le mouvement en tant que tel n’avait jamais servi qu’à donner le change.

Toutefois, en dehors de leur leadership dépassé par les circonstances, comme souvent, les réformateurs ont investi certaines agences d’Etat, certains organes de presse où beaucoup mettent en cause la gouvernance du guide suprême Khamenei, en appelant parfois — comme pendant la crise du Covid — à l’instauration d’une culture de gouvernement radicalement neuve.

Quelles seront les conséquences de ces divisions ?

S. D. : Ces divisions de l’establishment ne sont pas un phénomène nouveau : les clivages qui s’expriment depuis la mi-septembre 2022 sont en place depuis la fin des années 2000. Elles se sont étalées au grand jour au moment du mouvement Vert de l’été et de l’automne 2009, en réaction à la fraude électorale massive qui avait mené, cette année-là, à la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad.

La montée en régime de la contestation est en revanche un phénomène nouveau. Elle débouche, y compris au sein de l’establishment militaire ou religieux, sur une revendication ou, à tout le moins sur une suggestion, de changement radical. La revendication de liberté prime désormais sur celle de l’affirmation culturelle identitaire que symbolise pour beaucoup le hidjab face à l’hégémonie occidentale.

Cette exigence de liberté semble gagner des catégories sociales, des groupes, des localités jusqu’alors choyés par le régime — dans les quartiers populaires et religieux du sud de Téhéran par exemple, objet depuis quelques semaines de descentes de police. Ce qui a d’ailleurs amené certains observateurs à se demander si la base sociologique de la République islamique n’était pas en train de s’effriter.

Le soulèvement en cours est-il plus vif dans les régions périphériques de l’Iran, le Kurdistan ou le Baloutchistan, et auprès de ces groupes ethniques, majoritairement sunnites ?

S. D. : Non. Les premières protestations contre la mort de Zhina (Mahsa) Amini, dès le 18 septembre, deux jours après le décès de la jeune femme, sont apparues non pas au Kurdistan mais à Téhéran, pour ne se diffuser qu’ensuite, deux jours plus tard, vers sa ville natale de Saqqez, au Kurdistan.

La lecture des événements par le pouvoir iranien, comme par certains think tanks américains, tend depuis le début des événements à mettre en avant les prétendus séparatismes kurde ou baloutche, à l’ouest et à l’est du pays, qui seraient soutenus par l’étranger. Or cette thèse est contredite par les faits. Surtout, ce que le gouvernement du président Ebrahim Raïssi commence à appeler « l’opposition » reste complètement hostile, dans toutes ses composantes y compris kurde et baloutche, à toute mise en avant d’une quelconque revendication ethnique ou sunnite minoritaire, et ne fait donc qu’insister sur l’unité nationale de la contestation.

Qu’en est-il de l’Azerbaïdjan, vaste région turcophone au Nord-Ouest du pays (à ne pas confondre avec le pays du même nom), elle aussi touchée par la contestation ?

S. D. : Moins frappée que d’autres par les premières protestations dans la seconde quinzaine de septembre, la société azerbaïdjanaise est entrée dans le mouvement début octobre, au lendemain de descentes de police particulièrement violentes dans des écoles de filles de la région d’Ardebil, à l’extrême nord du pays.

Bien que majoritairement turcophone, la société azerbaïdjanaise est de confession chiite, branche de l’islam majoritaire en Iran, et anciennement urbanisée. Elle occupe une place traditionnellement importante dans la fonction publique iranienne, ainsi que dans le bazar et le commerce de détail, dans la capitale Téhéran en particulier. Son entrée dans le mouvement a donc eu des conséquences immédiates très au-delà du territoire de peuplement azerbaïdjanais majoritaire. Ce fut le cas à Téhéran notamment, où elle s’est traduite plusieurs fois par un baisser de rideau général du bazar et du commerce, ce qui a eu un fort impact sur le quotidien dans cette mégalopole de douze millions d’habitants.

La répression est-elle plus féroce dans ces régions périphériques ?

S. D. : Il reste difficile de quantifier la répression actuelle, malgré les chiffres qui circulent  : 15 000 arrestations, plus de 500 victimes létales chez les manifestants dont de nombreux mineurs. Ce qui est sûr toutefois, c’est le parti pris des autorités de créer des abcès de fixation dans plusieurs périphéries, sur d’anciennes frontières, dans les mondes kurde et baloutche en particulier, longtemps caractérisées par un régime d’indirect rule : jusque dans les années 1920, la garde de la frontière y était en effet déléguée par le pouvoir central aux chefferies tribales, ce qui entretient le soupçon de séparatisme de ces régions.

Le moyen de ce pourrissement a été une succession de provocations. D’abord l’armée iranienne a bombardé les régions kurdes dès le 28 septembre. Ensuite, la répression à l’arme de guerre a été massive côté baloutche, avec les « vendredis noirs » du 30 septembre à Zahedan et du 4 novembre à Khash. Les forces de l’ordre ont tiré à balle réelle sur les manifestants. On note par ailleurs une surreprésentation des Baloutches dans les statistiques des victimes de la répression : environ 130 sur quelque 500, alors que ce groupe ethnique ne constitue que 3 % de la population de l’Iran.

Ces provocations policières et militaires semblent faites pour piquer au vif les populations locales, et susciter des protestations violentes permettant aux autorités de militariser la répression en entretenant des états de guerre, dans des régions marquées, jusqu’aux années 2000, par d’importantes guérillas transfrontalières. Or ces provocations ont échoué, dans la mesure où les protestations des populations locales sont largement restées pacifiques, dans les régions kurde et baloutche comme ailleurs, même si les moyens pour mater ces dernières se distinguent par leur niveau de violence et l’importance des forces militaires mobilisées.

L’Iran n’est-il pas, malgré sa diversité ethnique et religieuse, un Etat traditionnellement centralisé et jacobin ?

S. D. : La centralisation bureaucratique et militaire, en Iran, date du lendemain de la Première Guerre mondiale, moment où le pouvoir a pu tirer profit des bombardiers européens, français entre autres, pour liquider le reste d’autonomie du monde des tribus, notamment dans les sociétés kurde et baloutche.

Le recours à l’aviation contre ses propres populations demeure une constante du pouvoir central iranien

Le recours à l’aviation contre ses propres populations demeure une constante du pouvoir central iranien jusqu’au début de la République islamique, qui utilisa l’armée de l’air, en 1979-80, pour liquider des mouvements spontanés de collectivisation des terres, notamment dans la région de peuplement turkmène du nord-est.

La principale réussite de l’Etat central moderne instauré à partir des années 1920 avec l’avènement de la dynastie Pahlavi, en matière d’unification nationale dans une société jusque-là dominée par la ruralité et le fait tribal, est la construction d’une identité nationale iranienne. Cela s’est produit via la diffusion d’un enseignement scolaire en persan, sous le contrôle étroit du pouvoir central. En cette matière, on note d’ailleurs que la République islamique s’est placée dans la stricte continuité centralisatrice et unificatrice de la monarchie.

Cela est-il remis en cause par le soulèvement actuel ?

S. D. : Outre la centralisation bureaucratique et militaire, et la généralisation de l’enseignement en persan, l’identité nationale iranienne moderne se nourrit du souvenir toujours vivace d’une succession de combats politiques, dans un éventail très ouvert de tendances, entre la droite nationaliste des années 1950 et une grande diversité de partis et de mouvements de gauche, qui ont tous été à l’origine de la révolution dite à tort « islamique » de 1979 – à tort, car les mouvements nationalistes et marxistes ont en effet joué un rôle actif dans le renversement de la dynastie Pahlavi.

Un autre ferment de cette identité nationale a été l’apparition graduelle d’une société civile agissant à l’échelle de l’Iran, forgée notamment dans l’organisation non-étatique de l’aide humanitaire lors de la succession de catastrophes naturelles et de désastres écologiques dont l’Iran a été le théâtre dans les années 2010. De ce point de vue, les mobilisations occasionnées par le tremblement de terre de Kermanshah, au sud de l’aire de peuplement kurde majoritaire de l’Iran, en novembre 2017, apparaissent directement à l’origine de celles qui ont suivi lors des vagues de protestation et de soulèvement des hivers 2017-18 et 2019-20, prédécesseurs directs de celle que nous observons depuis la mi-septembre 2022. 

Le mouvement que nous observons depuis la mi-septembre est dominé par un grand souci d’unité à l’échelle nationale, proclamé par tous les protagonistes, depuis les jeunes influenceuses téhéranaises jusqu’aux imams sunnites kurdes ou baloutches

D’ailleurs, la répression par la République islamique du syndicalisme iranien, ainsi que de l’important mouvement écologiste apparu à la fin des années 2010, n’a fait que renforcer, par contrecoup, la visibilité et le pouvoir fédérateur d’autres combats, jusqu’ici plus discrets ou moins craints par le pouvoir comme aujourd’hui le mouvement féministe. Néanmoins, le mouvement que nous observons depuis la mi-septembre est dominé — c’est assez nouveau pour être souligné — par un grand souci d’unité à l’échelle nationale, proclamé par tous les protagonistes, depuis les jeunes influenceuses téhéranaises jusqu’aux imams sunnites kurdes ou baloutches. Ces derniers sont en tête, depuis la semaine dernière, d’une mobilisation en faveur d’un référendum sur les institutions héritées de la révolution de 1979.

Cette mobilisation, il faut le souligner au passage, fait passer au second rang des revendications plus anciennes d’officialisation des langues kurde, azerbaïdjanaise ou baloutche par exemple, dans l’enseignement notamment, au profit d’une lutte nationale unitaire dont la priorité est un changement global de gouvernance.

L’Iran est également intervenu dans le Kurdistan irakien…

S. D. : Il s’agit d’une région longtemps considérée par Téhéran comme sa zone d’influence, au même titre que l’ouest de l’Afghanistan, et où l’Iran est traditionnellement présent et actif bien au-delà de sa frontière. Ceci depuis l’époque de la monarchie Pahlavi, qui soutint jusqu’au milieu des années 1970 un mouvement national kurde contre Saddam Husseïn.

Cet interventionnisme en territoire iraquien, sorte de tropisme de l’Etat iranien moderne, s’est étendu au sud de l’Irak et s’est aggravé en plusieurs temps depuis 1979. Ce fut le cas d’abord pendant la guerre Iran–Iraq de 1980-88, avec notamment des tentatives de mobilisation de tribus arabes chiites transfrontalières ; ensuite, au lendemain de ce conflit et, surtout, depuis l’intervention américano-britannique et la chute de Saddam en 2003.

Au-delà de cette date, la présence militaro-économique des Gardiens de la révolution, légion d’élite de l’armée iranienne, s’est appesantie dans des villes telles que Bassora devenue pour l’Iran une plate-forme essentielle pour le contournement de sanctions internationales.

Comment réagissent les Gardiens de la révolution à ce soulèvement ?

S. D. : Les Gardiens de la révolution ont réagi pour le moment aux protestations et soulèvements de ces dix dernières semaines avec une apparence de grande unité, pas toujours convaincante. Il faut savoir que depuis 2021 au moins, les forces armées et forces de l’ordre du pays (l’Armée conventionnelle et les Gardiens de la révolution, en particulier) ont été placées sous commandement unique.

En outre depuis cette année, l’armée, naguère en charge surtout de la sécurité aux frontières internationales de l’Iran, s’est vue impliquée dans la « contre-insurrection » à l’intérieur du territoire, via certains de ses commandos d’élite. Or ce passage sous commandement unique, dominé par les Gardiens de la révolution, et ce changement de vocation de l’Armée ne se traduisent guère par un supplément de cohésion, malgré l’apparence d’unanimité des états-majors.

La troupe semble par endroits réticente à recourir aux armes contre des manifestations pacifiques

On constate en effet une grande diversité de situations sécuritaires locales, entre répression immédiate (comme dans le Khorassan du Nord, peuplé en partie de Kurdes, à l’extrême nord-est du pays) et insurrections récurrentes. La troupe semble par endroits réticente à recourir aux armes contre des manifestations pacifiques.

Par ailleurs, une double fracture générationnelle s’est fait jour à l’intérieur des forces armées et des forces de l’ordre. D’une part, une partie de la base et des échelons intermédiaires de la hiérarchie semble traîner des pieds, quand elle ne proteste pas ouvertement contre la répression. D’autre part, des anciens de la Légion des Gardiens de la révolution sont de leur côté sortis du bois, à visage découvert, pour dénoncer la violence déclenchée par le Guide suprême Ali Khamenei à l’autorité duquel sont soumis les Gardiens et son président de la république Ebrahim Raïssi.

Ces grands anciens, parmi lesquels d’ex-commandants en chef des Gardiens, sont aujourd’hui tentés d’émerger comme recours politique. Certains hauts gradés, comme le général Hoseyn Alayi, sont allés jusqu’à proposer publiquement un plan de sortie de crise complètement à rebours de la politique menée par Khamenei et Raïssi, qui met notamment en avant la nécessité d’un dialogue national.

Les Gardiens de la révolution n’ont-ils pas plus de mal à recruter aujourd’hui ? Est-ce un signe de leur affaiblissement structurel ?

S. D. : Le problème du recrutement, chez les Gardiens de la révolution, semble moins quantitatif que qualitatif. Depuis le tournant du XXIe siècle en effet, à la suite d’une série de purges et de réorganisations décennales (en 1989, 1999, 2009 et 2019, grosso modo), les Gardiens de la révolution se sont graduellement resserrés sur un noyau sans cesse ré-idéologisé, et qui tend depuis vingt ans à se renouveler en interne.

De ce point de vue, l’ancien corps de mobilisés de la guerre Iran-Irak, les bassidj — la branche en charge depuis 1989 du contrôle social et politique des populations à l’échelle locale, joue un rôle essentiel de recruteur dans les classes populaires de confession chiite. Les Gardiens de la révolution en général recrutent, eux, en leur sein et dans les familles de religieux les plus ferventes partisanes du régime.

On a parlé d’Etat dans l’Etat à propos des Gardiens ; l’expression de société dans la société serait peut-être plus indiquée. Une société composite cependant, et souvent consciente de l’être, entre le lumpen proletariat d’un côté qui constitue le gros des troupes et, de l’autre, les familles de dignitaires liées aux grandes fondations pieuses (les bonyad) qui, depuis les années 1990, dominent de nombreux secteurs de l’économie iranienne.

Nombreuses parmi ces familles de dignitaires sont celles qui se sont enrichies dans les affaires, le tourisme notamment. En prenant le contrôle des Monuments historiques, par exemple, les Gardiens de la révolution ont pu procéder en toute quiétude à la privatisation de nombreux bâtiments de prestige transformés en hôtels de luxe.

Nombreuses aussi sont les familles de Gardiens de la révolution dont un ou plusieurs rejetons ont pu faire ou effectuent aujourd’hui leurs études en Amérique du Nord ou en Europe occidentale, où leurs parents disposent de résidences et de titres de séjour.

Cette hétérogénéité interne des Gardiens de la révolution et de ses nombreux clients est parfaitement notoire grâce aux réseaux sociaux puisque les photos de ces familles et de leur mode de vie occidentalisé ont beaucoup circulé. C’est l’une de ses faiblesses. Elle explique sans doute la grogne d’une partie de la « base » et les protestations qui commencent à apparaître au sein des forces armées contre la ligne du régime.

Les Gardiens de la révolution risquent-ils de sortir renforcés de cette crise ou au contraire affaiblis ?

S. D. : La violence de la répression et la médiocrité de sa couverture médiatique internationale nous empêchent certainement de mesurer tous les enjeux, y compris policiers et militaires, de la crise actuelle. Force est cependant de constater que cette crise dure, et que le clivage n’a sans doute jamais été si profond entre, d’une part, la société dans la société que l’on vient d’évoquer à propos des Gardiens, ré-idéologisée tout en s’occidentalisant, et d’autre part un éventail très vaste de laissés pour compte.

Comme on l’a dit, le gouvernement regroupe désormais sous l’étiquette « d’opposition » l’ensemble des contestataires et outsiders du régime, ce qui est une manière de reconnaître leur cohésion et la menace que fait peser cette force.

Face à ce défi d’une insurrection multidimensionnelle qui s’installe dans la durée, face aussi au caractère massif et à la cruauté de la répression (on assiste notamment au retour de la pratique des viols systématiques dans les prisons), les forces de l’ordre semblent se diviser. Certains, parmi les grands anciens en particulier, s’érigent aujourd’hui en censeurs du Guide Khamenei lui-même et du pâle président Raïssi. Ils en appellent à un aggiornamento voire à un changement en profondeur d’une gouvernance que Hassan Khomeyni — petit-fils de l’Imam et gardien de son tombeau au sud de Téhéran — qualifiait lui-même en septembre « d’extrémiste ».

Peut-on comparer ce qui se passe en Iran et en Chine ?

S. D. : Le parallélisme est flagrant, et a été du reste souligné par plusieurs observateurs. On le voit avec les réseaux sociaux : aucun des deux pays n’arrive à contrer la diffusion d’images de protestation dans le monde entier. Les deux régimes pays, suréquipés en matière de contrôle et de censure avec un avantage certain à la Chine, échouent globalement à contrôler internet.

En dépit de la militarisation de la répression dans un cas comme dans l’autre, une convergence de signaux internationaux — comme les spectaculaires reculs de l’armée russe et de ses milices en Ukraine, sur fond de dénonciation de crimes de guerre massifs — constitue un encouragement pour la contestation à Pékin comme à Téhéran.

Pensez-vous que nous pouvons assister à un changement de régime en Iran ?

S. D. : Non, même si la nature des protestations et des soulèvements actuels exerce un impact en profondeur sur la société iranienne. Bien sûr, cette dernière avait déjà beaucoup évolué depuis la fin du xxe siècle. Grâce à une longue succession de luttes sociales et politiques, les femmes par exemple, y occupaient une place sans commune mesure avec ce qu’elle pouvait être au lendemain de la révolution de 1979.

Dans les rues des grandes villes d’Iran, le voile, de facto, a quitté les épaules de celles qui ne l’acceptaient plus

Toutefois, on observe depuis la mi-septembre une accélération et un approfondissement de ce changement. Dans les rues des grandes villes d’Iran, le voile, de facto, a quitté les épaules de celles qui ne l’acceptaient plus. Et jusque dans une région excentrée et très peu développée comme le Baloutchistan, réputée socialement conservatrice, les processions d’hommes dénonçant, fin septembre, le viol et le meurtre d’une jeune Baloutche dans un commissariat de police de la région, au cri d’Allah akbar, ont cédé la place à des manifestations de femmes reprenant, en costume national, le slogan « Femme, vie, liberté ». Un slogan dont on peut rappeler qu’il trouve son origine au Parti des travailleurs kurdes, le PKK.

Nombre de changements sont donc d’ores et déjà en cours et, quelle que soit l’issue politique de la crise actuelle, affecteront le pays en profondeur.

Ce qui caractérise, cependant, l’arrière-plan social de ce changement, c’est aussi un double phénomène de polarisation des affrontements, avec notamment une partie de la société contre le régime, et de dissolution de l’autorité, dans le champ religieux en particulier. Ce double phénomène ne mène pas encore à l’émergence de possibles débouchés politiques : il n’y a pas d’alternative structurée au régime islamique. Très favorable à l’entretien d’une instabilité endémique ou chronique, dans la rue comme au sein du pouvoir, il favorise moins un changement de régime que la perpétuation du face-à-face actuel. Une confrontation qui, si l’on veut bien se souvenir, dure quasiment depuis le mouvement Vert de l’été et de l’automne 2009.

Propos recueillis par Naïri Nahapétian

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Commentaires (1)
ALEXIS MARGANNE 06/12/2022
Merci pour cet excellent entretien qu'on ne lit pas ailleurs.
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