Opinion

Taxation des multinationales : on y est presque !

7 min
Christian Chavagneux Editorialiste

S’il fallait une preuve de l’injustice fiscale mondiale, la voici : en 2020, une filiale de Microsoft localisée en Irlande a affiché 315 milliards de dollars de profits. Quel a été le taux d’imposition ? Zéro, révèle le journal britannique The Guardian – qui en profite pour préciser également que cette filiale ne compte aucun employé ! Ce sur quoi que les ministres des Finances du G7 se sont mis d’accord le 5 juin, c’est de mettre fin à cette situation. Si la négociation mondiale en cours va jusqu’au bout, au G20 et au sein du Cadre inclusif qui regroupe 139 pays, ce genre de transferts artificiels de bénéfices dans les paradis fiscaux ne sera plus possible.

Deux outils complémentaires sont sur la table, répartis en deux piliers. Le pilier 1 fixe les règles permettant de réaffecter les profits transférés artificiellement vers les pays où l’activité a réellement lieu. Le périmètre visé s’étend bien au-delà des Gafam – et donc du périmètre de la taxe Gafa française actuelle – puisque...

S’il fallait une preuve de l’injustice fiscale mondiale, la voici : en 2020, une filiale de Microsoft localisée en Irlande a affiché 315 milliards de dollars de profits. Quel a été le taux d’imposition ? Zéro, révèle le journal britannique The Guardian – qui en profite pour préciser également que cette filiale ne compte aucun employé ! Ce sur quoi que les ministres des Finances du G7 se sont mis d’accord le 5 juin, c’est de mettre fin à cette situation. Si la négociation mondiale en cours va jusqu’au bout, au G20 et au sein du Cadre inclusif qui regroupe 139 pays, ce genre de transferts artificiels de bénéfices dans les paradis fiscaux ne sera plus possible.

Deux outils complémentaires sont sur la table, répartis en deux piliers. Le pilier 1 fixe les règles permettant de réaffecter les profits transférés artificiellement vers les pays où l’activité a réellement lieu. Le périmètre visé s’étend bien au-delà des Gafam – et donc du périmètre de la taxe Gafa française actuelle – puisqu’une centaine de multinationales seraient concernées, « les plus grandes et les plus rentables », dit le communiqué du G7. Concrètement, au moins 20 % des profits « excessifs », c’est-à-dire au-delà de 10 % de rentabilité, seraient sortis des paradis fiscaux et réaffectés aux territoires où l’activité a eu lieu.

Sur le principe, rien à redire ; mais tout ça sent l’usine à gaz. Des pourcents de pourcents ne vont pas donner grand-chose en termes de montants. Et que se passerait-il pour une entreprise comme Amazon, qui affiche une faible rentabilité ? Les grands argentiers ont prévu le coup : la branche de ventes de services de cloud d’Amazon est hyper-profitable et elle sera concernée. Et pour Uber, Tesla ou Twitter, etc., toutes ces entreprises qui affichent soit des pertes, soit un taux de rentabilité très bas ? C’est là qu’entre en jeu le pilier 2, dont la mise en œuvre serait révolutionnaire.

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Ce deuxième pilier établit en effet un seuil minimal d’imposition des profits logés à l’étranger. Quand une multinationale arrive aujourd’hui à un taux d’imposition de ses bénéfices compris entre zéro et 3 % grâce aux paradis fiscaux, demain, elle devra payer la différence entre le taux de 3 % et ce taux minimum. Les pays du G7 l’ont fixé à « au moins 15 % ». Les Américains avaient proposé 21 %, avant de reculer, à la fois pour des raisons politiques internes (obtenir un accord au Congrès est incontournable) et externes, l’Europe n’ayant pas montré un soutien enthousiaste pour un taux aussi élevé.

Politiquement, quel succès que l’établissement de ce taux minimum : on change des règles du jeu de la fiscalité mondiale qui dataient des années 1920 !

Les ONG, qui se battent depuis des années pour la justice fiscale, ont râlé : 15 % ce n’est pas assez. Elles ont raison, au moins financièrement. Un rapport du tout récent Observatoire européen de la fiscalité a montré qu’avec un taux de 15 %, l’Europe bénéficierait de 48 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires, contre 170 milliards avec un taux à 25 %.

Mais politiquement, quel succès que l’établissement de ce taux minimum : on change des règles du jeu de la fiscalité mondiale qui dataient des années 1920 ! Dans le cas de Microsoft cité plus haut, avec un taux à 15 %, plutôt que rien c’est près de 50 milliards de dollars qui rentrent dans les caisses du fisc. Le rapport de l’Observatoire européen calcule qu’à 15 %, la France y gagnerait 4,3 milliards de recettes fiscales supplémentaires mais une note antérieure du Conseil d’analyse économique arrivait à 8 milliards. On en fait des choses avec 8 milliards…

Où sont les résistances ?

Tout cela est sur la table. Le G7 a passé le témoin au G20 et aux pays du cadre inclusif de l’OCDE qui vont se réunir les 9 et 10 juillet prochains à Venise. D’ici là, il y a beaucoup de boulot et de pays à convaincre. Qui ?

Les pays en développement, africains notamment, n’ont pas beaucoup de grandes entreprises. Dire que les fiscs des pays d’origine des multinationales vont récupérer de l’argent les concerne peu. Il faut trouver le moyen qu’ils puissent mieux taxer l’activité des grandes entreprises mondiales qui ont des activités sur leur territoire. Et s’il y a des batailles sur qui a le droit de récupérer quoi sur quelle base fiscale, il faut des procédures d’arbitrage. Mais les pays en développement ont été échaudés par les règles de l’arbitrage commercial ou d’investissement, des tribunaux ad hoc aux décisions qui leur sont souvent défavorables.

L’arbitrage fiscal n’a rien à voir avec ce genre de procédure. Il faudra rassurer les pays en développement qui doivent monter dans le train de l’accord international : ils ont tout intérêt à une paix fiscale mondiale et à la possibilité de mieux taxer les profits des multinationales.

Certains pays de l’Europe de l’Est qui ont attiré les entreprises allemandes avec une imposition faible vont, eux, voir une partie de cette manne repartir dans les coffres du fisc allemand. Il faudra trouver une solution. Idem pour la Chine : les autorités peuvent offrir de faibles taux d’imposition aux entreprises qui progressent technologiquement, pour des raisons de politique industrielle, pas dans une stratégie de paradis fiscal. Il faudrait quelques exemptions pour traiter ce genre de cas. Reste que vu l’état de tension actuelle entre les Etats-Unis et la Chine, offrir quelque chose à ce pays risque d’avoir du mal à passer outre-Atlantique. Un accord mondial sans la Chine n’est pas impossible ; mais le signal ne serait pas bon.

Les paradis fiscaux, sauce irlandaise ou singapourienne, ne voient évidemment pas ça d’un bon œil non plus. La bonne nouvelle, c’est que les pays du G7 ou d’autres, en Europe, peuvent établir de manière unilatérale un taux d’au moins 15 % et prendre la différence entre le taux irlandais et ces 15 %.

On parle bien ici de taux effectif d’imposition des bénéfices. Si le taux officiel irlandais est à 12,5 %, le fisc du pays signe des accords avec les multinationales pour leur permettre de descendre à 2 ou 3 %. La France et d’autres peuvent décider de prendre la différence avec les 15 %. Si on veut une directive européenne pour transformer en loi un éventuel accord mondial, elle doit être adoptée à l’unanimité. Et là, il faudra peut-être assurer aux Irlandais que leurs entreprises continueront à être taxées à 12,5 %. Faisable.

Mort à Venise ?

Bref, il reste quatre semaines à tout ce beau monde pour parvenir à un consensus avant la réunion de Venise, qui pourrait valider les deux piliers et les exemptions qui vont avec, avant de le transformer en un accord juridique mondial pour octobre.

Un accord mondial n’a jamais été aussi proche. Deux raisons poussent à l’optimisme. Du président Biden à Janet Yellen, sa ministre des Finances, en passant par son ministre des Affaires étrangères Anthony Blinken et sa ministre du Commerce extérieure Katerine Tai, les Etats-Unis mettent toute leur puissance pour convaincre tout le monde. Et du côté de l’OCDE, me dit un participant aux négociations, « on est à 15 heures de travail par jour pour avancer ».

Mais tant que rien n’est signé, tout peut capoter. Ce serait un désastre politique, un très mauvais signal, incitant les pays à mettre en place de manière unilatérale leur propre système de taxation, entraînant des rétorsions commerciales américaines dès qu’une entreprise locale serait touchée. Bref, une gabegie fiscale mondiale et plusieurs années de travail jetées à la poubelle.

Comme me le dit le négociateur : « Je vois clairement le poteau d’arrivée, mais j’espère que ce n’est pas un mirage »

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Commentaires (1)
Thierry 15/06/2021
Je plaide pour un impôt mondial sur les chiffres consolidés des entreprises, impôt fixé par le parlement européen, à déduire les impôts justes et déjà payés régulièrement. Charge ensuite au parlement européen en concertation avec les autres nations de définir la destination de cet argent, sans forcément rechercher si les ayant droit, ce qui permettrait de financer ainsi les pays les plus pauvres. Un premier pas vers une concertation mondiale.
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