Opinion

Cure de désintoxication financière

6 min
Olivier Passet Directeur de la recherche de Xerfi

Depuis les mois d’avril-mai 2015, les marchés sont aspirés dans une sorte de krach rampant, alternant brèves embellies et rechutes. Et depuis décembre, le jeu s’emballe, emporté par les valeurs bancaires. Cette instabilité n’est pas surprenante en soi : les craintes suscitées par le hard landing chinois et le dévissage incontrôlé des cours de l’énergie, bouleversent les perspectives financières de pans importants de l’économie.

Par ricochet, les banques sont entrées en zone de turbulence. La crainte d’une nouvelle montée des créances douteuses à leur bilan, la peur que les maillons faibles italien, espagnol, portugais ou grec n’emportent tout le système bancaire européen dans la tourmente et, enfin, la perception que le quantitative easing (QE) a épuisé ses effets face à la déflation rampante, constituent autant de facteurs de stress. A quoi s’ajoute tout ce que l’on sait sur l’ADN moutonnier de la finance algorithmique.

Les craintes qu’un nouvel effondrement systémique soit l’issue fatale du QE, hantent d’ailleurs les acteurs de la finance depuis longtemps. Ses figures les plus emblématiques comme Warren Buffet, et bien d’autres, s’en font ouvertement l’écho depuis plusieurs années. La séquence – remontée des taux, krach obligataire, krach action qui entraînerait dans son sillage tous les actifs et l’économie réelle – est présente dans tous les esprits. Entre l’idée de crises financières « septennales » (1987-1993-2000-2007…), et les alertes récurrentes des banquiers centraux, force est de constater que la tourmente de 2016 a eu de nombreux oracles.

Trappe à faibles rendements

Or précisément, lorsqu’un risque est perçu, il est déjà « pricé », comme on dit, intégré dans les cours. Le marché produit son propre antidote. Les opérateurs n’avaient pas exploité jusqu’ici toutes les potentialités de hausse des Bourses qu’autorisaient les taux zéro, précisément en raison de cette épée de Damoclès de la remontée anticipée des taux. Et si les marchés surréagissent aujourd’hui, c’est parce qu’ils sont pris à contrepied par un autre risque qu’ils peinaient bien davantage à intérioriser et à se formuler : celui finalement beaucoup plus perturbant d’une finance piégée durablement dans une trappe à faibles rendements.

Les junkies de la finance sont désormais conscients qu’ils seront privés pour longtemps de leur came

Les intermédiaires bancaires ou non bancaires font finalement le deuil aujourd’hui du faux scénario catastrophe tant annoncé, celui de la remontée des taux, d’un krach obligataire, qui n’était finalement qu’un moindre mal, le prix à payer pour revenir dans le monde d’avant. Ce faisant, ils font aussi le deuil de la possibilité de dégager demain des rendements à deux chiffres sur certains segments du marché. Et cette prise de conscience tardive bouleverse en profondeur leur modèle d’affaire et leur profitabilité.

Le fait que les valeurs financières soient à l’épicentre de la crise depuis quelques mois ne tient donc pas du hasard. Leur chute signe le désarroi des junkies de la finance, conscients qu’ils seront privés pour longtemps de leur came. Ni les valeurs émergentes ni les valeurs énergétiques, dont Goldman Sachs nous dit qu’elles resteront pour longtemps au plancher à horizon 2020, ne leur serviront d’exutoire.

Le retour de l’économie réelle

Cette prise de conscience des marchés intervient tardivement, parce que le QE leur a permis de prolonger, dans le vase clos de la finance, une survalorisation des actifs déconnectée de la richesse créée dans l’économie réelle. Nous avons ainsi continué à vivre, en dépit de la crise de 2007, dans un monde où ce n’était pas le profit qui fondait la valeur, mais dans celui où la survalorisation fondait la profitabilité exigée (le fameux ROE à deux chiffres), quitte à étouffer les débouchés dans l’économie réelle.

Nous avons continué à vivre dans un monde où ce n’est pas le profit qui fonde la valeur mais la survalorisation qui fonde la profitabilité exigée

C’est bien parce qu’il était conscient de cela, du fait que les profits se mettaient au diapason de la valorisation, la validant artificiellement, que Warren Buffet a toujours préféré regarder le rapport de la capitalisation boursière au produit intérieur brut (PIB) plutôt que celui des cours aux profits… pressentant que la victoire du capital aurait une fin. Et que les cours de Bourse ne pourraient éternellement s’abstraire de la richesse créée.

Il y aura de la casse dans la finance

Bref, la crise que nous vivons, même si elle n’a pas le caractère spectaculaire des précédentes, est profonde. Elle marque une nouvelle étape de normalisation dans la lignée de 2007. Cette cure de désintoxication sera douloureuse pour la finance. Il y aura de la casse et de la concentration. Car il s’agit bien d’une crise structurelle de rentabilité qui affecte l’ensemble du secteur financier. Elle marque la fin d’une époque, ou toute la finance s’était dimensionnée, disons plutôt surdimensionnée, s’abreuvant à trois sources de profitabilité exceptionnelles.

La première source, c’était la marge d’intermédiation (écart entre les intérêts reçus et versés) sur les activités traditionnelles de crédit : les banques centrales n’ont eu de cesse de préserver cette marge en élargissant la gamme des actifs admis au refinancement et en diminuant continument le coût de la liquidité bancaire. Or, cette marge d’intermédiation est maintenant rognée : les taux créditeurs diminuent, sous l’effet de la concurrence, alors que les taux de refinancement sont à un plancher et que les banques centrales pratiquent maintenant des taux négatifs sur les dépôts des banques. Ces dernières disposent de surcroît de faibles marges de manœuvre pour se rattraper sur les volumes ou sur les activités de marchés plus risquées, du fait du corset réglementaire de Bâle 3.

La marge d’intermédiation est maintenant rognée

La seconde source, c’était le levier et les opportunités considérables de plus-values qui en découlaient : les valorisations se sont envolées, puis ont oscillé à haut niveau après 2002, grâce à la baisse continue des taux d’intérêt et au maintien à haut niveau de la rentabilité exigée des entreprises. La finance triomphante des années 1990, puis résiliente des années 2000, s’est principalement bâtie sur ce levier structurel, qui permettait de maintenir en apesanteur les prix d’actifs. Or, le levier ne peut augmenter indéfiniment : alors que les taux d’intérêt ne peuvent plus baisser, exiger toujours plus des entreprises bute maintenant sur le risque de déflation et de fragilisation de la reprise, sciant la branche sur laquelle la finance est assise.

La troisième source de profitabilité, enfin, c’était la diversification des services offerts à la clientèle (banque-assurance, ingénierie, couverture, etc.). L’instabilité peut certes booster encore la demande de couverture, mais a contrario, l’aversion pour le risque, le repli sur la liquidité et les faibles rendements ne jouent pas en faveur de leur développement.

In fine, c’est maintenant à la finance, qui avait prospéré jusqu’ici en rationnant l’investissement des entreprises non financières ou en soufflant sur l’incendie des prix des ressources rares (le pétrole ou le foncier notamment), de s’appliquer à elle-même les règles de parcimonie qu’elle avait imposées aux autres, et de réduire ses propres capacités.

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