Opinion

Nuages sur l’économie mondiale : le syndrome du miroir brisé tous les 7 ans

5 min
jjboillot@gmail.com Spécialiste des grandes économies émergentes. Auteur de Utopies made in monde (Odile Jacob, 2021)

La crise des réfugiés occulte au regard des Européens l’accumulation de nuages dans le ciel de l’économie mondiale. Reléguant dans l’ombre le lundi noir chinois du 24 août, ou la crise brésilienne, qui ne sont que les signes les plus visibles d’un ébranlement des pays émergents qui pourrait à nouveau se transformer en crise mondiale. D’où d’ailleurs, la décision de la FED américaine le 17 septembre de reculer la hausse pourtant inéluctable de ses taux d’intérêt. Oui, les Européens feraient bien de consacrer aussi du temps à réfléchir à leur place dans une économie mondiale qui va de crise en crise, au rythme d’environ une tous les sept ans.

Les Européens feraient bien de consacrer aussi du temps à réfléchir à leur place dans une économie mondiale qui va de crise en crise

À force d’être des acteurs passifs entre une Amérique triomphante et une Asie montante, ils subissent les soubresauts de chaque crise et s’enfoncent toujours un peu plus dans ce qui devient une vraie stagnation séculaire. On en connaît le coût économique, social et enfin politique: la demande croissante de protection, la haine de l’autre, l’Europe comme bouc émissaire, et la montée d’un pseudo souverainisme, nouvel avatar du nationalisme exacerbé.

Trois lignes de faille

Car que se passe-t-il finalement ? Loin d’être seulement un problème chinois, ou brésilien, ou encore grec ou même allemand, les tremblements actuels nous ramènent aux fameuses lignes de faille dont l’économiste indien Raghuram Rajan a fait le coeur de son ouvrage de 2010 pour expliquer la grande crise de 2008, mais aussi toutes celles depuis la mondialisation financière post-19711 (1).

À défaut de sortir du capitalisme dominant, évitons au moins le repli sur soi qui pourrait provoquer des crises encore plus graves

Ancien chef économiste du FMI, arrivé à la tête de la banque centrale indienne dans la tourmente des émergents en 2013, cet universitaire de formation, plutôt conservateur, propose un cadre d’analyse qui mérite réflexion. À défaut de sortir du capitalisme dominant, évitons au moins le repli sur soi qui pourrait provoquer des crises encore plus graves. Pour cela dit-il, il faut s’attaquer à trois types de lignes de faille qui rongent le système économique mondial.

La première série est de type politique et concerne la montée fantastique des inégalités, celle que décrit Piketty, mais que Rajan prolonge dans ses mécaniques infernales: comment les gouvernements les compensent par des fuites en avant financières, soit le crédit immobilier aux États-Unis, soit les dettes publiques de l’État-providence en Europe, soit la croissance à tout prix dans les régimes autoritaires.

La deuxième série de lignes de faille vient du choix également politique de pays qui ont fait de l’exportation le moteur de leur croissance. Tombés dans une véritable dépendance, ils ont de très grandes difficultés structurelles à se rééquilibrer en faveur de leur marché intérieur. Il s’agit du Japon ou de la Corée, mais aussi de l’Allemagne et enfin et surtout de la Chine actuellement. Dans ce pays, la part de la consommation privée est tombée au tiers du PIB. Avec un parti autoritaire à la tête et de puissants lobbies dans les entreprises publiques et les banques, les réformes apparaissent quasiment impossibles. Or la Chine est désormais la 1ere ou la 2e économie mondiale selon le taux de change utilisé.

C’est ici qu’intervient la troisième ligne de faille : le télescopage entre différents types de systèmes financiers abreuvés de dettes et donc de liquidités massives résultant des deux premières lignes de faille. D’un côté un modèle anglo-saxon officiellement transparent mais amoral, voire immoral. À l’autre extrême, des modèles de collusion Etats-banques-entreprises, ou encore des systèmes financiers sous-développés offrant toutes les opportunités possibles d’arbitrage aux banquiers rapaces (mais trop facilement pris comme seuls bouc-émissaires). Bref, les déséquilibres politiques ou économiques du monde ne peuvent que conduire à des crises financières régulières aux conséquences de plus en plus systémiques.

La "mondialisation modérée"

Que faire alors ?

Le concept de « mondialisation modérée » : voilà ce qui pourrait être la tâche des Européens

Sortir de la mondialisation comme le clament de plus en plus les extrêmes de tous bords ? On peut aussi comme le propose Rajan s’engager en profondeur dans des réformes pour corriger ces déséquilibres explosifs. Sans aller vers le « tout marché » prôné par les partisans aveugles de la mondialisation. Il suffit de trouver une cohérence minimale entre des préférences nationales ou de zones. On retrouve ici la grande inspiration d’un autre économiste : Dany Rodrick. Son triangle d’impossibilité entre démocratie, nation et mondialisation lui a suggéré le concept de « mondialisation modérée ». Voilà ce qui pourrait être la tâche des Européens avant que la prochaine crise ne mette l’Europe complètement KO, ou pire facho !

  • 1. Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy, Princeton University Press (traduction française hélas assez désastreuse aux éditions Le Pommier sous le titre « Crise: au-delà de l’économie »)

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Commentaires (3)
G. ROSEAU 08/10/2015
Simple avis d'étudiant... Je ne pense pas non plus que la mondialisation soit incompatible à la démocratie et/ou aux états-nations que Dany Rodrick nous a exposé dans son "triangle d'impossibilité" -entre démocratie, nation et mondialisation-... Bien que son concept est alléchant et plausible vu qu'un consensus puisse être obtenu relativement rapidement... Il faudrait pour cela consolider notre "Europe politique" (& sociale) en complément d'une "Europe monétaire"... A voir...
Yves 03/10/2015
Qui veut défendre la libre circulation des capitaux ? Je suis preneur car la tâche va être difficile.
Jean-Joseph 05/10/2015
La mondialisation modérée c'est à la fois la circulation du capital et notamment en faveur des pays qui sont en plein décollage économique ou des entreprises qui veulent se développer à l'international mais à l'intérieur de règles strictes et notamment contre les aller et retour purement financiers. Est-ce vraiment stupide ? Je e crois pas et c'est faisable mais cela suppose de réformer la charte du FMI par exemple. Merci de votre réaction.
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