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Discriminations intersectionnelles : que peut l’action publique ?

8 min

Mal armée pour prendre en compte l’imbrication des discriminations, l’action publique repose essentiellement sur le volontarisme, au niveau local, de quelques services et élus.

A Paris, l’association queer féministe Gras politique lutte contre les violences subies par les personnes grosses, dans le système de santé notamment. A Bagnolet, le Front de mères entrecroise revendications écologiques d’accès à une alimentation saine dans les cantines scolaires, lutte contre l’islamophobie et prise au sérieux de la parole des mères des quartiers populaires, voilées ou pas. A Lyon, l’association La Marginale défend les droits des personnes handiqueers (handicapées et queers).

Nombreux sont les collectifs et les associations qui, à une échelle souvent locale, se mobilisent pour lutter contre les rapports de domination dans leur complexité, c’est-à-dire en prenant en compte l’imbrication de différentes dimensions. De son côté, que peut l’action publique ?

A Villeurbanne, au nord-est de Lyon, Marie-Christine Cerrato-Debenedetti, sociologue et directrice de la mission lutte contre les discriminations, travaille depuis une vingtaine d’années sur ces questions, avec le soutien des élues et élus.

« L’intersectionnalité consiste à saisir un problème à partir des marges. Il ne peut pas y avoir de prise en compte de celle-ci sans la mobilisation des premières personnes concernées. Et aujourd’hui, on est loin d’une action publique reposant sur ce principe ! », tranche-t-elle.

Plutôt que de risquer de dévoyer un concept forgé par des théoriciennes et militantes afroféministes, elle préfère parler de « discriminations imbriquées », en gardant un ancrage fort dans les discriminations raciales.

Villeurbanne, une ville pionnière

La ville a mis en place depuis la fin des années 2000 un réseau de professionnels engagés dans la prévention et la lutte contre les discriminations.

« Villeurbanne se singularise par une approche très volontariste, en s’appuyant sur un réseau de structures qui, à l’instar des missions locales, jouent le rôle d’intermédiaires entre les usagers et les acteurs publics ou privés (bailleurs sociaux, entreprises…) », explique le chercheur Thomas Kirszbaum.

Dans cette démarche de « lutte contre la coproduction des discriminations », les structures du réseau travaillent de manière très opérationnelle sur les cas dont elles ont connaissance, et s’engagent elles-mêmes à ne pas en produire.

« Il ne peut pas y avoir de prise en compte de l’intersectionnalité sans la mobilisation des premières personnes concernées » – Marie-Christine Cerrato-Debenedetti

Parmi les actions récentes, la ville a travaillé sur l’orientation scolaire, « un sujet qui, outre celui de la police, revient sans cesse dans les entretiens avec les personnes immigrées ou descendantes d’immigrés », relate ­Marie-Christine Cerrato-Debenedetti. A niveau scolaire comparable, le taux d’orientation des garçons d’origine subsaharienne vers les filières professionnelles est multiplié par cinq par rapport à la population majoritaire.

« Cette orientation, lorsqu’elle n’est pas choisie, augmente les risques de sortie sans diplôme et de discrimination dans l’emploi par la suite », précise la directrice. La ville a mis les établissements, les enseignants et les associations accompagnantes autour de la table pour se mettre d’accord sur le problème et ainsi travailler sur les mécanismes systémiques à l’œuvre.

« Il y a du déni dans l’institution et une tendance à considérer que c’est le manque d’ambition des parents qui produit cette orientation », indique Marie-Christine Cerrato-Debenedetti.

La mission a tout de même formé 200 personnes sur le sujet. Et organisé des observations, par les enseignants et les chefs d’établissement, des entretiens d’orientation de fin de 3e entre parents, conseillers d’orientation et professeurs principaux.

« Les enseignants ont mesuré le temps d’entretien et les interactions. Il s’avère que lorsque le parent ne parle pas français ou que l’enfant a des besoins particuliers, l’entretien est beaucoup plus court », relève la directrice de la mission. Alors qu’il faudrait faire appel à un interprète ou y consacrer plus de temps.

Sur les neuf collèges de la ville, six ont participé, soit une vingtaine de chefs d’établissement, une trentaine de travailleurs sociaux et animateur·ices dans l’accompagnement scolaire, une centaine de professeurs, ainsi que des parents. Le tout pour un budget de 220 000 euros, financé pour moitié par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep), pour l’autre par la ville, sur une durée de trois ans et demi, entre 2019 et 2022. Avec cela, il sera peut-être possible, localement, « d’attraper des bouts de changement », avance Marie-Christine Cerrato-Debenedetti. Mais elle vise surtout une diffusion nationale des observations.

La ville s’applique à elle-même cette politique de lutte contre les discriminations. Il a été décidé d’élargir le plan d’action sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes à toutes les discriminations. Plutôt que de proposer du coaching pour les femmes cadres, la ville s’est penchée sur les carrières dans la filière administrative.

« On s’est aperçues que les agentes de catégorie C [qui regroupe les emplois les moins qualifiés, ndlr] dans la filière administrative pouvaient rester bloquées dans leur carrière pendant des années à cause des ratios d’avancement, qui étaient de 50 % », explique encore la sociologue. En 2021, ce ratio a été relevé à 100 % pour une durée de trois ans afin de débloquer les carrières de ces agentes.

Un réseau national

D’autres villes se sont aussi mobilisées (ou remobilisées) récemment sur les discriminations, avec une attention à la façon dont elles s’articulent, comme Grenoble, Strasbourg, Aubervilliers, Nantes ou Bordeaux. Et un groupe de travail a été lancé en juin dernier au sein de France urbaine, l’association qui rassemble métropoles, communautés urbaines, communautés d’agglomération et grandes villes.

« Strasbourg, Grenoble ou Villeurbanne sont parmi les seules villes à avoir ouvert un espace où l’on puisse aborder la question des discriminations ethno-raciales et religieuses » – Thomas Kirzsbaum, sociologue

A Strasbourg, la ville a pérennisé son espace égalité, « un lieu d’animation situé dans une école où l’on fait de la prévention sur les discriminations à destination des publics scolaires notamment », explique la chargée de mission Emilie Jung.

La métropole de Grenoble a repris le modèle villeurbannais d’appui sur un réseau local de structures intermédiaires. Elle propose des permanences et des consultations juridiques avec des avocats du barreau de Grenoble une fois par mois, à la régie de quartier, et une cellule de veille transversale.

« Nous sommes aussi en réseau avec des associations partenaires sur les questions LGBT, le handicap ou les droits des demandeurs d’asile », précise Sophie Ebermeyer, la chargée de mission égalité et lutte contre les discriminations.

Comme à Villeurbanne, la mission travaille en lien avec les délégués de la Défenseure des droits. Entre les permanences et les consultations juridiques, ce sont environ une soixantaine de dossiers qui sont examinés chaque année. La métropole y consacre 40 000 euros et un CDI.

« Ces villes sont parmi les seules à avoir ouvert un espace où l’on puisse aborder la question des discriminations ethno-raciales et religieuses, éventuellement au croisement d’autres critères (genre, quartier de résidence) », note le chercheur Thomas Kirszbaum.

Reste qu’à peu près partout, l’action publique est organisée en silos, avec des services dédiés : l’un à l’égalité femmes-hommes, un autre à la lutte contre les discriminations, un autre encore au handicap, etc. En raison de cet effet de structure, prendre en compte l’imbrication des discriminations relève de la gageure. Et au niveau judiciaire, « le fait d’invoquer plusieurs motifs de discrimination affaiblit la preuve », indique la sociologue Evelyne Serverin.

De plus, en France, la question de la lutte contre les discriminations a d’emblée, dès les années 2000, été triplement cantonnée, rappelle Thomas Kirszbaum : cantonnée à la politique de la ville, au critère de l’origine et à la question de l’accès à l’emploi.

En 2005, la création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), l’ancêtre du Défenseur des droits, signe le choix d’une approche multicritère. « On a dilué le critère ­ethno-racial dans un ensemble de critères qui vont de l’activité syndicale à l’état de grossesse », souligne Thomas Kirszbaum. A la même époque, les entreprises françaises commencent à faire la promotion de la diversité. Une autre façon d’éviter les sujets qui fâchent.

Cantonnement

En réponse à la stigmatisation des étrangers qui caractérise la deuxième partie du mandat de Nicolas Sarkozy (2007-2012), les collectivités dirigées par les socialistes s’emparent de la question des discriminations, notamment au sein d’un groupe de travail de l’Inter-Réseaux des professionnels du développement social et urbain (IRDSU) qui rassemble les professionnels de la politique de la ville.

« Entre 2009 et 2016, il y avait une dynamique sur ces questions », se souvient Sophie Ebermeyer, à Grenoble. Les attentats de 2015 et la promotion subséquente « des enjeux de sécurité, de laïcité et de lutte contre la haine » ont contribué à effacer cette impulsion, relevait le Défenseur des droits dans un rapport de 2020. Aujourd’hui, « l’Etat se décharge localement d’une problématique qui a un caractère national », analyse Jaoued Doudouh, de la Coordination nationale Pas sans nous, une association qui porte la voix des quartiers populaires.

La lutte contre les discriminations, dans leur ­complexité et leur imbrication, reste portée par des services marginalisés dans les administrations, et des élus et élues marginalisés parmi les élus. Localement, ces politiques offrent des espaces précieux à celles et ceux qui font les frais de ces discriminations, mais sans que cela ne produise beaucoup d’effet au-delà des situations indi­viduelles.

L’intersectionnalité, une approche ancienne

L’intersectionnalité est à la fois une épistémologie, une théorie et une action politique et militante. Conceptualisée par les féministes afro-états-uniennes (Kimberlé Crenshaw, Patricia Hill Collins, Ange-Marie Hancock…), elle consiste à saisir la complexité de la réalité sociale à partir des expériences sensibles et des points de vue situés. L’expérience du patriarcat n’est ainsi pas la même selon qu’on est une femme blanche de classe moyenne ou de classe populaire, une femme noire universitaire, une femme sans papiers, etc.

Si sa conceptualisation date des années 1980, la démarche remonte au XIXe siècle outre-­Atlantique. En témoigne le discours « Ne suis-je pas une femme ? », en 1851, de Sojourner Truth, ancienne esclave, féministe et oratrice anti-esclavagiste.

Attention cependant : « l’intersectionnalité ne promeut pas les identités mais cherche à révéler comment les catégories assignées, c’est-à-dire la manière dont les sociétés pensent les groupes sociaux, impactent la condition sociale de ces groupes en termes d’éducation, d’emploi, de santé, etc. », explique la chercheuse Nouria Ouali. Alors que le droit peine à prendre en compte cette approche en Amérique du Nord et en Europe, s’ajoute, en France, une crispation autour du concept même d’intersectionnalité.

La discrimination, de son côté, consiste à traiter de manière défavorable une personne sur la base de critères prohibés. C’est une rupture d’égalité. Pour être reconnue en droit, elle doit être fondée sur un critère défini par la loi et relever d’une situation visée par la loi (accès à un emploi, un service, un logement…). Le droit français recense 25 critères de discrimination (sexe, âge, handicap, orientation sexuelle, activités syndicales, état de grossesse…). Depuis les directives européennes de 2000 et 2002, on distingue discrimination directe et indirecte. Cette dernière désigne le cas où l’application d’une règle apparemment neutre conduit à traiter de manière défavorable une personne ou un groupe de personnes. Par exemple, réserver une prime à des salariés à temps plein, alors que les salariés à temps partiel sont majoritairement des femmes.

L’intersectionnalité, une approche ancienne

L’intersectionnalité est à la fois une épistémologie, une théorie et une action politique et militante. Conceptualisée par les féministes afro-états-uniennes (Kimberlé Crenshaw, Patricia Hill Collins, Ange-Marie Hancock…), elle consiste à saisir la complexité de la réalité sociale à partir des expériences sensibles et des points de vue situés. L’expérience du patriarcat n’est ainsi pas la même selon qu’on est une femme blanche de classe moyenne ou de classe populaire, une femme noire universitaire, une femme sans papiers, etc.

Si sa conceptualisation date des années 1980, la démarche remonte au XIXe siècle outre-­Atlantique. En témoigne le discours « Ne suis-je pas une femme ? », en 1851, de Sojourner Truth, ancienne esclave, féministe et oratrice anti-esclavagiste.

Attention cependant : « l’intersectionnalité ne promeut pas les identités mais cherche à révéler comment les catégories assignées, c’est-à-dire la manière dont les sociétés pensent les groupes sociaux, impactent la condition sociale de ces groupes en termes d’éducation, d’emploi, de santé, etc. », explique la chercheuse Nouria Ouali. Alors que le droit peine à prendre en compte cette approche en Amérique du Nord et en Europe, s’ajoute, en France, une crispation autour du concept même d’intersectionnalité.

La discrimination, de son côté, consiste à traiter de manière défavorable une personne sur la base de critères prohibés. C’est une rupture d’égalité. Pour être reconnue en droit, elle doit être fondée sur un critère défini par la loi et relever d’une situation visée par la loi (accès à un emploi, un service, un logement…). Le droit français recense 25 critères de discrimination (sexe, âge, handicap, orientation sexuelle, activités syndicales, état de grossesse…). Depuis les directives européennes de 2000 et 2002, on distingue discrimination directe et indirecte. Cette dernière désigne le cas où l’application d’une règle apparemment neutre conduit à traiter de manière défavorable une personne ou un groupe de personnes. Par exemple, réserver une prime à des salariés à temps plein, alors que les salariés à temps partiel sont majoritairement des femmes.

 

Cet article a été réalisé dans le cade du projet “INGRID. Intersecting Grounds of Discrimination in Italy” financé par le programme Droits, égalité et citoyenneté 2014-2020 de la Commission européenne.

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Commentaires (2)
Dominique BERNARD 15/12/2022
Parler de discrimination lorsque des personnes vivant en France ne comprennent pas le français est plus que tendancieux. Tout bien réfléchi, c'est complètement débile.
Thibaut Madelaine 16/12/2022
Parler de discrimination lorsqu'un enfant français avec des parents non locuteurs du français a plus de « chances » de ne pas valider un diplôme qu'un enfant français de parents locuteurs du français ne me semble personnellement pas du tout « débile ».
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