Théorie

Bernard Guerrien nous conte l’histoire de la macroéconomie

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Comme le note Bernard Guerrien, « la macroéconomie est la discipline reine en économie ». Il en propose dans un texte de 22 pages une brève histoire qui est aussi une occasion pour le grand spécialiste français de la théorie néoclassique de donner son avis sur l’évolution de la discipline.

Une bataille permanente

Pour Guerrien, « la macroéconomie est, en raison de ses enjeux, le lieu de batailles féroces entre économistes – au point qu’il n’y a pratiquement pas de loi ou de régularité qui fasse l’unanimité parmi eux », l’accord se limitant à l’existence de quelques « faits stylisés ». Afin de rendre compte de cette lutte, Guerrien propose de distinguer « les économistes qui croient aux marchés » et « ceux qui y croient avec des réserves »– son texte étant principalement consacrés aux courants dominants, et ignorant donc volontairement l’hétérodoxie.

« Les acquis après soixante ans de macroéconomie sont très peu nombreux »

Pour Guerrien, il n’y a pas eu de « progrès » en macroéconomie. Il note même en conclusion que « les acquis après soixante ans de macroéconomie sont très peu nombreux ». Pour lui, il faut plutôt parler de « mouvement pendulaire », une théorie largement acceptée à un moment donné étant remplacée par une autre avant d’être réhabilitée, puis à nouveau contestée, etc. Ce qui donne l’illusion du progrès, c’est « l’habillage mathématique à chaque fois plus compliqué » des théories, tandis que « les désaccords subsistent ».

Toutefois, on note dans son récit l’ascendant pris au cours des décennies par « ceux qui croient au marché », en dépit de la crise enclenchée en 2008.

Les keynésiens, de la domination à la mise en minorité

La macroéconomie naît, selon Guerrien, véritablement dans l’après-guerre, lorsque, suite à la grande crise des années 1930, la vision « pessimiste » de Keynes sur « le capitalisme livré à lui-même » l’emporte, aidée en cela par les succès de l’Union soviétique et des économies capitalistes organisées durant le second conflit mondial. C’est l’époque des grandes relations macroéconomiques, comme celle qui lie le revenu et l’investissement à travers le « multiplicateur d’investissement » (dont la valeur est donnée par la fonction de consommation keynésienne qui lie la consommation au revenu).

Suite à la grande crise des années 1930, la vision « pessimiste » de Keynes sur « le capitalisme livré à lui-même » l’emporte

Cette domination va basculer dans « l’euphorie » lorsque les économistes vont commencer à croire que les crises relèvent du passé, qu’il est possible de gérer de manière fine l’économie (fine tuning), bref que l’économie est « sous contrôle ».

C’est alors que va naître la préoccupation qui va finalement mettre à bas la domination keynésienne : l’inflation, et plus précisément la « stagflation », c’est-à-dire « une accélération de la hausse des prix qui n’est pas accompagnée par une baisse du chômage ». Les monétaristes, Milton Friedman en tête, s’attaqueront aux piliers de l’économie keynésienne, à commencer par la fonction de consommation (remplacée par la thèse du revenu permanent), ainsi qu’à sa traduction politique, en exigeant que la banque centrale soit rendue indépendante du pouvoir politique (mais pas des marchés !).

Comme le note Bernard Guerrien, « derrière le clivage entre “monétaristes” et “keynésiens”, on retrouve celui entre “ceux qui croient aux marchés”, partisans de la règle immuable, et ceux qui sont plus réservés à leur propos, qui sont pour l’action “à discrétion” – tout en n’étant pas contre le fait que la banque centrale se fixe un objectif et l’annonce urbi et orbi ».

Mais, note l’ancien professeur de l’université Paris 1, nos chers macroéconomistes ne sont pas à l’abri de l’absurdité comme lorsque, à l’instar de Milton Friedman et d’Anna Schwartz (mais aussi dans les modèles « keynésiens » type IS-LM), l’offre de monnaie est « exogène », selon l’image de la banque centrale déversant des billets sur la foule.

Or, précise Guerrien, cette idée est erronée, puisqu’il « est évident que la création monétaire est endogène ». La création de monnaie est le fait des banques qui accordent des crédits aux ménages et aux entreprises : elle est donc interne (endogène) à l’activité économique, elle ne lui est pas extérieure (exogène) comme l’affirment les monétaristes.

« Seule l’idéologie peut expliquer la persistance de ces idées fausses »

Pour Guerrien, particulièrement remonté contre cette erreur, « seule l’idéologie – la croyance que les “manipulations de l’offre de monnaie” par l’Etat sont à l’origine des maux de l’économie – peut expliquer la persistance de ces idées fausses ». Il note à regret qu’« une bonne partie des macroéconomistes qui se disent “keynésiens” entretient malheureusement la confusion en continuant à utiliser, du moins dans leur enseignement, les modèles IS-LM et offre globale-demande globale, qui supposent que la masse monétaire est exogène ».

De l’absence de théorie à la mauvaise théorie

La grande période suivante sera celle des modèles dits « sans théorie », où l’on cherche à expliquer le niveau des variables actuelles (et futures) simplement en référence à leurs valeurs passées. Mais comme le note Guerrien, même ces modèles dits VAR (pour Vector AutoRegressive) ne s’éloignent jamais très longtemps des a priori des chercheurs, qui se révèlent dans le choix des variables retenues. Ils peuvent ainsi être parfaitement farfelus, comme avec Christopher Sims, qui a estimé un modèle 100 % monétariste où les variations de la quantité de monnaie déterminent le produit intérieur brut (PIB) – alors que dans la réalité c’est l’inverse –, une « thèse que plus personne ne défend aujourd’hui, Sims compris », relève Guerrien.

La macroéconomie a sombré dans les années 1970

Est ensuite apparue la période des années 1970 au cours de laquelle la macroéconomie a sombré, étant entièrement refondue par le courant des microéconomistes qui ont voulu lui donner plus de « rigueur » avec leurs modèles « d’équilibre général » dits DSGE (Dynamic Stochastic General Equilibrium) et ont abouti aux pires absurdités avec les modèles dits à « agent représentatif », c’est-à-dire des modèles « macroéconomiques » (il faudrait des millions de guillemets) formés… d’une seule personne !

Comme le note Guerrien, dans ces modèles, Robert Lucas et ses disciples « postulent que l’économie se trouve en permanence en équilibre (général) de concurrence parfaite », un « postulat exorbitant » qu’il estime « probablement lié à l’air du temps », celui de Ronald Reagan et Margaret Thatcher.

La « critique de Lucas » reléguera ainsi aux marges de la « science » la pensée keynésienne

Mais la force critique de ces modèles sera redoutable, puisqu’ils parviendront à disqualifier les « vieux » modèles keynésiens et leurs centaines d’équations auxquels il était reproché de ne pas être capables de prévoir les comportements des agents si la politique économique change, basés qu’ils étaient sur les comportements passés dont étaient issus leurs paramètres (taux d’épargne, propension à investir, propension à importer…).

La « critique de Lucas » reléguera ainsi aux marges de la « science » la pensée keynésienne pour lui substituer des modèles supposément plus rigoureux, mais qui disparaîtront vite une fois leur heure de gloire passée, comme les « modèles à cycles réels », qui se proposent de mimer le comportement d’une économie… sans y faire intervenir la monnaie !

Les économistes des grandes institutions publiques continuent d’utiliser les bons vieux modèles keynésiens

Ceux que l’on appellera les « nouveaux keynésiens » réagiront à ces propos extrêmes en proposant d’introduire des « frictions », des « rigidités », des « imperfections » dans les modèles à cycles réels afin de redonner une légitimité d’intervention à la politique économique (d’où l’appellation de « nouveaux keynésiens », forgée par symétrie avec celle de « nouveaux classiques » qui désignait Lucas et ses suiveurs). Mais, note Guerrien, ces modèles « sont encore plus éloignés de Keynes que les keynésiens des débuts de la macroéconomie », ceux qui ont établi les premiers grands modèles.

Résultat : loin de ces délires de théoriciens, les économistes employés par les grandes institutions publiques… continuent d’utiliser les bons vieux modèles keynésiens, finalement plus utiles ! Un paradoxe que Gregory Mankiw avait essayé de résoudre en distinguant les « savants » des « ingénieurs ». Mais comme le relève Guerrien, cette dichotomie ne tient pas : « Personne de sensé n’oserait avancer que les ingénieurs utilisent dans leur pratique d’autres lois que celles de la physique, découvertes et élaborées par les “savants” physiciens. »

La crise et le retour de balancier manqué vers Keynes

On a cru un instant que la crise enclenchée en 2008 sonnait le « retour de Keynes », selon le mouvement pendulaire indiqué par Guerrien en son début d’article. Et, en effet, relève Bernard Guerrien, « quand le système menaçait de s’effondrer, fin 2008, l’unanimité s’est faite sur la nécessité d’une intervention massive des Etats », y compris dans les pays libéraux comme les Etats-Unis, l’Irlande ou le Royaume-Uni, où les banques ont été généreusement aidées, ou nationalisées.

Quant aux « panglossiens de la “nouvelle macroéconomie” », ils ont « opté pour le silence, courbant la tête en attendant que la tempête passe ».

Mais le bilan de la discipline n’est pas flatteur : « Du côté de l’enseignement, on constate la subsistance, consternante, entre un enseignement de premier cycle basé toujours sur les modèles IS-ML et offre globale-demande globale avec leurs incohérences et leur vision erronée de la création monétaire (exogène), et une « recherche », affaiblie certes, qui n’arrive pas à lâcher les modèles d’équilibre général, pour des raisons idéologiques et, sans doute, par peur du vide ».

Il y a un quasi-consensus des économistes américains pour reconnaître que le plan de relance d’Obama a été efficace

Pourtant, Bernard Guerrien est plutôt optimiste, s’attendant à « une disparition plus ou moins prochaine des modèles DGSE, le bon sens l’emportant à la longue », même si « leur agonie risque de durer », les modèles avec des agents « hétérogènes » se heurtant à des difficultés pour l’instant insurmontables.

Enfin, il relève, sur le plan empirique, le quasi-consensus des économistes américains pour reconnaître que le plan de relance d’Obama a été efficace, démontrant par-là que les mécanismes keynésiens les plus basiques, comme l’effet multiplicateur de l’investissement sur le revenu, fonctionnent, au moins dans certaines configurations historiques.

Conclusion : un difficile renouvellement, dans l’enseignement comme dans la recherche

Du côté de la recherche, Guerrien fait le constat d’un « net recul de la théorie », tandis que se multiplient des études particulières – sur le poids excessif ou non de la finance, sur les liens entre dette publique et croissance du PIB, sur l’origine des inégalités… – qui aboutissent à une « meilleure connaissance de la réalité » tout en fournissant des arguments à ceux qui « croient aux marchés » ou à leurs adversaires, suivant leurs résultats.

Mais ce qui a été perdu, c’est la grande grille de compréhension du monde que fournit l’analyse keynésienne qui, avec la représentation de l’économie sous forme de « circuit » offre une intelligence de la réalité que les modèles DGSE et autres ne pourront jamais fournir.

De ce fait, il est difficile d’échapper au constant, maintes fois fait par Paul Krugman, du grand recul de la pensée macroéconomique depuis les années 1960 – loin des discours d’autosatisfaction sur les progrès de la discipline comme ceux prononcés par Olivier Blanchard en 2008 (qui s’est nettement ravisé depuis).

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Commentaires (1)
Nicolas A. 01/12/2015
Je trouve ce conte de la macroéconomie pleins de raccourcis voir de jugements de valeurs ou d'imprécisions et parfois même bien incomplet. Il ne me semble pas que le bloc des macroéconomistes "mainstream" soit si homogène ni si monolithique.
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