Opinion

Le prix Nobel d’économie alternatif 2015 a été annoncé

7 min
Gilles Raveaud Maître de conférences à l’Institut d’études européennes (Paris 8 - Saint-Denis)

Le « Prix Leontief » est décerné depuis 2000 par l’institut Global Development and Environment de l’université Tufts (Etats-Unis). Il a été attribué cette année à deux chercheurs américains, Duncan Foley et Lance Taylor, respectivement professeur et professeur émérite à la New School for Social Research, à New York.

Selon le communiqué, les deux lauréats sont récompensés pour avoir « accru notre compréhension des relations entre la qualité de l’environnement et la macroéconomie ». Pour le directeur de l’institut, il s’agit de valoriser des travaux pluridisciplinaires dignes du « rigoureux travail analytique » que le prix cherche à promouvoir.

Duncan Foley : la théorie marxiste de la valeur au service de la compréhension du capitalisme contemporain

Comme le note Foley dans une conférence prononcée en 2013, une loi bien connue montre qu’à mesure que le revenu des individus s’accroît, ceux-ci en dépensent une part plus importante en services : loisirs, transports, éducation, santé… Or, le capitalisme accroît le coût de l’éducation (hausse des frais de scolarité), crée des problèmes de santé (pollution, stress au travail) et multiplie le recours à des services juridiques en raison des conflits qu’il crée.

Foley ne croit pas au mythe de la « nouvelle économie » qui reposerait sur une utilisation réduite des ressources naturelles

Surtout, Foley ne croit pas au mythe de la « nouvelle économie » qui reposerait sur des services et donc une utilisation réduite des ressources naturelles, progressant indéfiniment grâce aux rendements d’échelle croissants permis par les nouvelles technologies. Il faut en effet se souvenir que même les services peuvent être énergivores, comme le montre l’exemple des serveurs au cœur d’Internet qui nécessitent des quantités considérables d’électricité.

Pour Foley, l’économie de l’information constitue « une forme innovante d’appropriation de la plus-value, pas un nouveau moyen de créer de la valeur ». La nouvelle économie n’échappe pas « aux vieux dilemmes de la rareté des ressources, des contraintes environnementales et de la distribution inégale des fruits du travail humain ».

Une idée originale de Foley est de dire que chaque entreprise ne représente qu’une toute petite part de la plus-value globale, et qu’elle ne peut donc pas influer sur elle. Ainsi, il estime le produit intéroeir bru (PIB) planétaire entre 60 et 80 milliards de milliards de dollars, ce qui, si l’on suppose un taux de plus-value compris entre 50 % et 60 %, conduit à une plus-value globale minimale de l’ordre de 30 trillions de dollars. Or, Exxon, la plus grande entreprise du monde, ne réalise des profits qu’à hauteur de 36 milliards de dollars. De ce fait, de son point de vue, « la masse de plus-value globale semble infinie ».

Une économie politique de la rente

Sur le fond, Foley développe une économie politique de la rente, c’est-à-dire les différents modes d’accaparement de la plus-value (qui résulte de l’exploitation de la force de travail). Il dénonce en particulier les rentes de la finance, ou celles résultant des droits de propriété intellectuels, qui « assurent le pouvoir des détenteurs d’informations ou de connaissances très recherchées, tels que les chansons à la mode, les technologies clés, les traitements médicaux de pointe, etc. ».

Foley dénonce les rentes de la finance, ou celles résultant des droits de propriété intellectuels

Or, ces barrières à la concurrence ne sont pas autre chose que les équivalents contemporains des enclosures qui, à l’aube de la révolution industrielle, avaient mis fin à la gestion collective des terres agricoles et qui avaient précipité des millions de paysans dans les villes pour y chercher du travail.

Pourtant, note-t-il, c’est sur ces rentes financières et des droits de propriété que les pays développés comptent pour survivre dans la compétition mondiale, cherchant à mimer en cela le succès des pays producteurs de pétrole assis sur leur rente énergétique. Mais ces rentes créent par définition des situations privilégiées en faveur de ceux qui les détiennent ; elles ne peuvent donc que conduire à des niveaux toujours plus élevés de « polarisation politique et sociale ». De ce fait, les institutions qui soutiennent ces économies « vont être soumises à une pression politique et sociale de plus en plus forte ».

Loin de l’harmonie de l’utopique « société de l’information », pour Foley, le capitalisme contemporain repose certes sur des modes nouveaux d’appropriation de la valeur, mais il n’a pas trouvé de nouveaux modes de création de valeur à même de garantir sa stabilité et sa pérennité.

On retrouve chez Lance Taylor cette vision critique du capitalisme contemporain, cette fois à partir de la question des inégalités.

Lance Taylor : le système actuel ne peut pas corriger les inégalités de revenus

Dans un travail collectif (disponible sur sa page sur le site de l’INET) consacré à la distribution des revenus aux Etats-Unis, Lance Taylor et ses coauteurs décomposent les revenus perçus par différentes catégories de la population et leur évolution.

On apprend ainsi que les revenus du travail représentent moins de la moitié du PIB américain (45,8 % exactement), et que les ménages perçoivent 13 % du PIB sous forme de transferts, soit nettement moins que les 20 % généralement observés en Europe. C’est moins que les transferts financiers en provenance des entreprises et en direction des ménages (intérêts, dividendes, revenus de la propriété…), qui représentent 15 % du PIB.

Les auteurs donnent des chiffres sur l’ampleur des inégalités aux Etats-Unis qui donnent froid dans le dos

Par ailleurs, les auteurs rappellent que les dépenses publiques représentent 33 % du PIB, ce qui relativise l’idée selon laquelle l’Etat serait complètement absent de l’économie aux Etats-Unis.

Ils donnent également des chiffres sur l’ampleur des inégalités aux Etats-Unis, qui, même si on commence à y être habitués, donnent froid dans le dos. Ainsi, ils expliquent que le revenu moyen des 1 % du haut représente 40 fois le revenu moyen des 40 % du bas, contre 20 fois dans les années 1980. Autrement dit, les 1 % les plus riches représentent à eux seuls une part plus élevée du PIB que les 40 % du bas !

Les auteurs concluent leur article avec des simulations estimant les effets de mesures keynésiennes classiques (hausse des dépenses publiques, taxation plus forte des hauts revenus, hausse du salaire minimum) sur l’emploi et les revenus. Ils constatent alors que les effets sont modestes.

Conclusion : « Des mesures politiques [politiquement] “faisables” ne modifieront pas fondamentalement la distribution des revenus dans l’économie américaine. (…) Seuls des changements sociaux majeurs –  consistant à exproprier les expropriateurs comme on le disait autrefois – pourraient commencer à remplir cette tâche. »

De la difficulté du dialogue entre économistes

Les travaux de Foley et Taylor ne feraient pas que surprendre la plupart des économistes par le caractère radical de leurs conclusions (reflet de leur engagement politique).

Ils seraient, pour le moins, difficiles à lire, car ils n’utilisent pas le langage de la science économique normale sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui : maximisation sous contrainte d’une fonction objective au niveau individuel, d’une part, et « équilibre général calculable », de l’autre.

Foley fait référence à la théorie marxiste (et classique) de la valeur travail et de l’exploitation. Taylor recourt à des instruments statistiques originaux, tels que des « matrices de comptes sociaux » (social accounting matrix).

Dans les deux cas, il faut être motivé, lorsque l’on n’a pas l’habitude de tels outils, pour comprendre leurs travaux. Et, quand on a eu aucune formation à l’hétérodoxie, c’est un effort que l’on n’aura pas envie de fournir.

On comprend alors la difficulté du dialogue entre économistes de traditions différentes – et l’importance de l’existence de prix tels que celui de Leontief pour faire vivre le pluralisme et faire connaître ces économistes qui travaillent à la construction d’un monde meilleur.

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