Opinion

La fragmentation du monde et le futur des monnaies internationales

7 min
Éric Monnet Economiste et historien, professeur à l’EHESS et à l’Ecole d’économie de Paris

La « fragmentation du monde » s’est imposée comme un des sujets de débat favoris des économistes. Les guerres récentes, les tensions géopolitiques (en particulier entre la Chine et les Etats-Unis) et le retour de mesures commerciales protectionnistes sont-elles en train de façonner un nouveau monde qui mettrait fin à la mondialisation des échanges financiers et commerciaux ?

La question n’est pas nouvelle et ne cesse de se poser depuis la crise financière de 2008. Celle-ci avait en effet entraîné une nette baisse des flux financiers internationaux et mis un frein à la croissance du commerce mondial.

Toutefois, la part du commerce entre pays n’a pas diminué, restant stable à 60 % du PIB mondial environ. Une récente étude de la Commission européenne confirme que les liens commerciaux de l’Europe avec le reste du monde n’ont pas subi de bouleversements majeurs au cours des dernières années, en dépit de la guerre en Ukraine et de la montée du protectionnisme.

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L’avenir est toutefois jonché d’incertitudes. Même si les importations et exportations restent importantes, il est possible qu’elles se régionalisent et donc se fragmentent – autour de groupes de pays partageant des intérêts politiques et économiques communs, en particulier concernant les matières premières.

Une question qui recoupe en partie celle de la fragmentation commerciale et financière du monde est celle du système monétaire international et plus particulièrement celle des monnaies de réserves. Une monnaie de réserve est une devise que les autres pays détiennent pour se protéger des fluctuations du taux de change. Détenir une monnaie qui est acceptée partout dans le monde (sous forme de « réserves de change ») est ainsi une forme d’assurance, au cas où la valeur de la monnaie de son propre pays s’écroulerait.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, le dollar est la monnaie de réserve indétrônable. Sa place centrale dans le système monétaire international est devenue encore plus incontestée depuis que la référence à l’or a été abandonnée en 1971.

Au cours des dernières décennies, beaucoup ont parié et annoncé que le yen puis l’euro remplaceraient ou rivaliseraient avec le dollar, mais cela n’est jamais arrivé. Le rôle de l’euro n’est pas négligeable aujourd’hui (20 % des réserves mondiales environ), mais il demeure nettement inférieur à celui du dollar (60 % des réserves).

Nouvelle donne

Pendant longtemps, le consensus était que la monnaie chinoise (renminbi ou RMB) ne pourrait pas prendre part au jeu car la Chine maintenait des contrôles de capitaux, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible pour des investisseurs étrangers d’acheter ou vendre librement des titres financiers chinois. Puisqu’une grande partie des réserves de change sont des titres financiers (de la dette du gouvernement des Etats-Unis dans le cas du dollar par exemple), peu de pays acceptent de détenir de tels titres s’ils ne peuvent pas être revendus facilement sur les marchés internationaux.

Ainsi, contrairement à l’Angleterre puis aux Etats-Unis au 20e siècle, le poids de la Chine dans les échanges commerciaux internationaux est devenu prédominant sans que le RMB ne devienne une monnaie de réserve importante (stagnant à 2-3 % des réserves de change mondiales actuellement).

Cette situation pourrait toutefois évoluer. Si le monde se fragmente et que les relations économiques entre pays sont de plus en plus façonnées par des considérations géopolitiques, le rôle des mécanismes de marché s’affaiblira en partie et la libéralisation des flux financiers chinois pourrait ne plus être une condition sine qua non à un rôle international du RMB.

Une faible part du commerce extérieur chinois est aujourd’hui libellée en RMB. Les exportateurs chinois vendent encore principalement des produits facturés en euro et en dollar.

Or le lien entre devise de facturation du commerce et monnaie de réserve est un cercle vicieux. Plus un pays exporte dans sa propre devise, plus les autres pays en détiennent sous forme de réserve. Mais la capacité d’exporter dans sa propre devise dépend elle-même de la capacité des autres pays à accepter cette devise, y compris comme monnaie de réserve.

La Chine à un tournant ?

La Chine parviendra-t-elle à casser ce cercle vicieux et à promouvoir l’utilisation de sa monnaie, tout en réussissant à maintenir ses contrôles sur les flux financiers ? Sur ce point, des changements notables se dessinent. Des études récentes du CEPII et de la Banque européenne de reconstruction et développement révèlent ainsi que, suite aux sanctions financières imposées par les Etats-Unis et l’Europe, la Russie a très rapidement changé la devise de facturation de ses échanges commerciaux au bénéfice du RMB.

A la fin de 2022, les factures en RMB représentaient 20 % des importations russes, soit une forte augmentation par rapport aux 3 % de l’année précédente, tandis que la part du dollar américain et de l’euro dans la facturation avait chuté de 80 % à 67 % en quelques mois.

Or, comme pour l’euro et le dollar, le lien entre la part du commerce en RMB et la détention de RMB comme monnaie de réserve est bien documenté. Sans surprise, la part du RMB dans les réserves de change détenues par la Russie a donc augmenté, atteignant 17 % fin 2022 alors qu’elle était quasiment nulle encore cinq ans auparavant.

Même dans un cas extrême de tension avec les Etats-Unis et l’Union européenne, le rôle du dollar et de l’euro diminue mais ne disparaît pas

Le cas russe est assez révélateur. Des facteurs géopolitiques peuvent rapidement transformer la monnaie de facturation du commerce et la détention de monnaie de réserve. Mais il montre également que, même dans un cas extrême de tension avec les Etats-Unis et l’Union européenne, le rôle du dollar et de l’euro diminue mais ne disparaît pas.

La question n’est pas donc de savoir si le RMB va supplanter le dollar – ce qui paraît improbable à moyen terme au niveau mondial – mais à quoi ressemblerait un monde où le RMB jouerait un rôle plus important, au côté du dollar et de l’euro.

Un monde fragmenté mais pas clos

Si le gouvernement chinois veut continuer de contrôler les flux financiers, le RMB ne deviendra pas une monnaie échangée librement et rapidement sur tous les marchés internationaux comme l’est aujourd’hui le dollar.

Pour fournir les entreprises en RMB nécessaires aux paiements de leurs importations, les banques centrales des différents pays iront donc directement en demander à la banque centrale de Chine, plutôt que de les acheter à Londres ou New York. C’est ce qui se passe aujourd’hui avec ce que l’on appelle les swap lines. La Chine prête des RMB aux banques centrales étrangères avec la condition explicite que cet argent soit utilisé pour acheter des produits commerciaux à la Chine ou facturés en RMB.

A l’autre bout de la chaîne, la Chine s’assure que, si un pays souhaite échanger des RMB contre des dollars, il puisse le faire, principalement sur un marché financier offshore situé à Hong Kong sur lequel la Chine garde l’œil ouvert.

Si jamais trop de pays voulaient vendre au même moment des RMB sur ce marché, la banque centrale chinoise les rachèterait pour éviter que la valeur du RMB ne s’effondre. Pour parer à cette éventualité, elle a besoin de conserver des dollars en réserve. C’est pourquoi elle continue à détenir beaucoup de dette du gouvernement ou d’entreprises des Etats-Unis.

Le fait que le système monétaire international se fragmente et que les relations financières entre pays passent de moins en moins par des mécanismes de marché ne signifie donc pas qu’un mur va s’ériger entre les grandes puissances. Leur interdépendance financière pourrait paradoxalement être renforcée. Un plus grand rôle international du RMB ne signifierait pas que la Chine se coupe du dollar, mais cela reconfigurerait l’équilibre financier et politique entre ces pays.

Soumis à cet équilibre conflictuel entre grandes puissances, les autres pays pourraient quant à eux être sommés de choisir leur camp. Si elle ne prend pas conscience du nouveau paysage qui se dessine, l’Union européenne pourrait bien avoir du mal à y trouver sa place.

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Commentaires (1)
Aquabon 06/12/2023
Bonjour, Petite faute de français, mais , hélas, trop commune : on ne dit pas "parer à cette...", mais "parer cette... Cordialement
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