Opinion

Alcool, entre lobbies et santé publique

7 min
Etienne Caniard Membre du CESE, ancien président de la Mutualité française

Témoignage des tergiversations et hésitations qui caractérisent les politiques publiques de lutte contre les consommations nocives d’alcool, c’est avec près d’un an de retard que la Mildeca, Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, vient de publier le Plan national de lutte contre les addictions 2018-2022. Hasard, heureux ou malencontreux, le Conseil économique social et environnemental (Cése) adoptait en même temps, le 9 janvier, un avis sur les addictions au tabac et à l’alcool, mettant plus encore en évidence la frilosité du plan gouvernemental1.

49 000 vies perdues tous les ans à cause de l’alcool ne sont-elles pas suffisantes pour sortir d’une forme de déni sur les dangers de l’alcool ?

Une représentation positive de l’alcool

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Avec la loi Evin de 1989, la France s’était dotée des outils nécessaires pour lutter contre les dégâts du tabac et de l’alcool, en limitant la publicité et la consommation dans les lieux accueillant du public. Si cette loi a gardé sa rigueur d’origine pour le tabac, elle n’a cessé d’être attaquée, le plus souvent avec succès, et ce malgré l’opposition des ministres de la Santé, qui ont souvent perdu les arbitrages sur son volet alcool.

La représentation sociale de l’alcool demeure valorisante, à l’inverse de celle du tabac, dépréciée, ce qui a permis d’obtenir des résultats très positifs de baisse du tabagisme. Cette représentation positive de l’alcool est illustrée par des prises de position, jusqu’au sommet de l’Etat, qui banalisent sa consommation et laissent entendre que les mesures de prévention porteraient atteinte à la liberté des Français.

La représentation sociale de l’alcool demeure valorisante, à l’inverse de celle du tabac, dépréciée, ce qui a permis d’obtenir des résultats très positifs de baisse du tabagisme

Cette prise en otage de la notion de liberté est à la fois préoccupante et révélatrice du travail à accomplir. Faire de la consommation d’alcool la norme conduit à « inverser la charge de la preuve » et oblige souvent celle ou celui qui n’en boit pas dans un contexte festif à se justifier de n’être ni triste ni malade. La liberté est plus souvent évoquée pour permettre aux producteurs d’alcool de faire la promotion de leurs produits que pour rappeler que la liberté, c’est aussi celle de ne pas boire.

Mettre en avant le fait que l’immense majorité des buveurs d’alcool maîtrisent leur consommation ne doit pas conduire à la normalisation de la consommation d’alcool. Reconnaître la dimension plaisir d’une consommation raisonnable ne doit pas faire renoncer à une politique résolue de prévention. Mettre en scène les buveurs modérés, qui maîtrisent leur consommation d’alcool, heureusement largement majoritaires, ne doit pas faire oublier les 25 % de buveurs en situation de risque de dépendance et les 8 % dont l’alcool rythme la vie et la détruit.

Réduction des risques

Le débat se limite trop souvent à une opposition réductrice et stérile entre une vision hygiéniste qui fait de l’abstinence la panacée et un déni des dangers de l’alcool. Une voie médiane existe pourtant entre ces deux postures, celle d’une politique de réduction des risques.

C’est à la fin des années 1980 et au début des années 1990 que la notion de réduction des risques est apparue dans le monde de la toxicomanie. Il fallait réduire le nombre de contamination par le VIH lié au partage des seringues, approche nouvelle qui faisait de la lutte contre les conséquences d’une pratique la priorité. Elle s’est soldée par un indéniable succès.

L’enjeu est de lutter contre les dangers de leur consommation, d’en limiter l’usage, pas de poursuivre la chimère de leur éradication

Réduction des risques parce qu’il n’existe pas de société sans drogues, licites ou illicites, et que l’enjeu est de lutter contre les dangers de leur consommation, d’en limiter l’usage, pas de poursuivre la chimère de leur éradication. Au lieu de cela nous restons dans l’opposition sans issue entre ayatollahs de la santé publique et défenseurs de l’alcool mettant en avant tradition et culture française du vin.

Les politiques publiques sont fortement influencées par ces représentations et le regard bienveillant vis-à-vis de la consommation d’alcool fait oublier les conséquences sanitaires. Cette importance des représentations sociales de l’alcool explique la vigueur des attaques contre la loi Evin, les très nombreuses publicités pour l’alcool contribuant pour beaucoup à entretenir les représentations positives… au-delà du considérable marché que cela représente pour les publicitaires !

Des outils efficaces

Nous avons pourtant à notre disposition suffisamment d’expériences et d’éléments de comparaisons pour identifier les outils qui fonctionnent et permettre ainsi de fonder les politiques sur une réalité et non sur des représentations. Deux exemples de débats récents illustrent ces approches dogmatiques.

Une des raisons du retard du Plan national de lutte contre les addictions tient au débat sur l’opportunité d’un prix minimum par unité d’alcool tel qu’il est en vigueur depuis plus de dix ans en Ecosse. Cette mesure est justifiée par la concentration extrême de la consommation d’alcool : les 8 % de personnes dépendantes consomment 50 % de l’alcool, pourcentage qui atteint 90 % si on y ajoute les 25 % de la population en situation de risque. Le prix minimum par unité d’alcool limite en particulier l’accès aux alcools forts à bas prix utilisés notamment par les plus dépendants. Cette mesure, si les plaidoyers des producteurs d’alcool contre les consommations excessives sont sincères, devrait être consensuelle. Or, elle est violemment combattue par les producteurs… tout simplement parce que les consommations modérées ne représentent qu’une très faible partie de l’alcool vendu et que le succès d’une véritable politique de promotion d’une consommation modérée provoquerait l’effondrement de leurs ventes !

Le succès d’une véritable politique de promotion d’une consommation modérée provoquerait l’effondrement des ventes

Un autre débat, très présent ces derniers mois, a porté sur la participation de la filière de l’alcool aux actions de prévention. Si on peut comprendre l’intérêt des producteurs qui s’achèteraient ainsi à bas prix une image positive, comment croire que ceux qui se battent pour détricoter la loi Evin, afin de réduire la taille des caractères mettant en garde les femmes enceintes contre les dangers de l’alcool, pourraient être en même temps des acteurs sincères de la politique de prévention ?

Confusion des rôles

La confusion des rôles participe à cette ambiguïté autour de l’alcool, si délétère pour la cohérence des politiques publiques. Si les vignerons veulent valoriser leur production, leur savoir-faire, développer le tourisme œnologique…, il suffit qu’ils adoptent des comportements responsables, de réduction des risques, avec par exemple la mise à disposition systématique d’éthylotests dans les caves. Cela serait autrement plus efficace qu’une participation à des campagnes alibi et n’entretiendrait pas cette confusion des rôles si dommageable.

La lutte contre les dangers d’une consommation excessive d’alcool doit reposer sur des données partagées, une recherche indépendante, des objectifs clairs.

Qui connaît le montant des coûts sociaux induits par l’alcoolisme ? 120 milliards d’euros par an !

On oppose souvent l’économie à l’approche sanitaire. Mais qui connaît le montant des coûts sociaux induits par l’alcoolisme ? 120 milliards d’euros par an ! Les deux préoccupations sanitaires et économiques ne devraient-elles pas se rejoindre ?

En réalité, c’est le poids des intérêts particuliers, et surtout ceux des industriels de l’alcool, instrumentalisant souvent les petits viticulteurs qui, aujourd’hui, freine la mise en œuvre d’une politique cohérente contre les consommations nocives d’alcool.

Moins de bienveillance vis-à-vis des lobbies, davantage d’attention envers les victimes de l’alcool, reconnaissance de la dimension plaisir d’une consommation maîtrisée mais accompagnée d’une politique de prévention appliquée avec constance et rigueur… : tels devraient être les axes d’une politique cohérente, équilibrée et inscrite dans la durée.

  • 1. Etienne Caniard et Marie-Josée Augé-Caumon sont coauteurs du rapport du Cése sur les addictions au tabac et à l’alcool, NDLR.

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