Face-à-face

Débat : faut-il enterrer la loi travail ?

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Pascal Lokiec, professeur de droit (à gauche), et Laurent Berger, leader de la CFDT (à droite). PHOTO : Jean-Luc Vallet

Potentiellement porteur de certains progrès pour Laurent Berger, le leader de la CFDT, opération de dérégulation très risquée pour le professeur de droit Pascal Lokiec, même modifié, le projet de loi travail ne fait pas l’unanimité. Débat.

L’accord d’entreprise reste au cœur du projet de loi sur le travail. Est-ce le bon moment pour lui donner autant de place ?

Laurent Berger : Il n’y a pas de bon moment. Il n’y en a jamais eu. A la CFDT, depuis la création de la section syndicale d’entreprise en 1968, nous poursuivons sur notre ligne qui est de donner plus de place à la négociation sociale. Le débat sur l’articulation entre la loi et le contrat n’est pas nouveau, mais nous croyons à l’existence de marges de manœuvre et à la possibilité de créer des normes positives sur le terrain, grâce à la négociation d’entreprise. Dans un pays qui va mal, il n’est jamais trop tard pour faire bouger des lignes. Est-ce compris ? C’est autre chose.

Pascal Lokiec : Personne ne dit évidemment qu’il ne faudrait pas d’accords d’entreprises, 35 000 sont d’ailleurs signés tous les ans. Mais ce projet contribue au recul de ce qu’on appelle le principe de faveur : sur un sujet aussi essentiel que la majoration des heures supplémentaires, une entreprise pourra négocier des conditions moins favorables que celles prévues par la convention de branche. Pourquoi les partenaires sociaux ne pourraient-ils pas décider, au niveau de la branche, que l’on ne peut pas descendre en dessous de 25 % de majoration ?

« Il me semble que ce n’est pas à un gouvernement de gauche d’acter ce type de recul » Pascal Lokiec

Il me semble que ce n’est pas à un gouvernement de gauche d’acter ce type de recul.Cette logique risque d’encourager le dumping social. Aux Etats-Unis, tout ou presque peut se régler par accord d’entreprise. Une enseigne comme Walmart joue sur les règles sociales pour baisser les prix. Elle oblige ainsi ses concurrents à s’aligner. En France, nous empêchons cela par des règles fixées au niveau de la branche et de la loi.Nous n’en sommes pas encore à ce stade, mais ce texte amène un changement de logique : remplacer l’opposition entre salariés et employeurs par d’autres oppositions, notamment celle entre salariés et chômeurs et celle entre salariés et consommateurs. La libéralisation du travail du dimanche illustre les tensions qui peuvent se développer entre les intérêts des consommateurs et ceux des salariés. Sachant que le salarié est aussi consommateur, on devient schizophrènes.

L. B. : Mais vous partez d’un point de vue où tout le monde serait aujourd’hui à égalité. La concurrence s’exerce déjà, notamment avec le recours fréquent à l’emploi précaire. Considère-t-on que le code du travail est à ce point protecteur ou peut-on imaginer que la négociation collective permette de créer des droits plus adaptés à des réalités d’entreprise ? C’est un vieux débat qui traverse le monde syndical et la gauche à un moment où, dans l’entreprise, de plus en plus de personnes veulent que leurs aspirations soient entendues.

« Cette loi n’a aucune vocation à créer de l’emploi. Ce n’est pas le sujet » Laurent Berger

Cette loi n’a aucune vocation à créer de l’emploi. Ce n’est pas le sujet. Le piège, ce serait de tomber dans le débat sur la rigidité du code du travail. Nous sommes sur une autre logique : laisser de la place à la négociation collective tout en conservant un socle de droits constants en l’absence d’accord. Je reviens de chez Toyota, où ils ont signé un accord sur les conditions de travail. Qui suis-je pour dire que cet accord ne serait pas bien ? La branche professionnelle reste pour nous un lieu privilégié de négociation. Nous nous sommes battus pour que, dans la deuxième version du texte de loi, on ne puisse pas moduler le temps de travail sur trois ans au lieu d’un sans son aval. C’est acté. Mais il va aussi falloir regrouper ces branches – trop nombreuses aujourd’hui – si on veut un dialogue social de qualité. C’est une affaire très compliquée : les résistances, notamment patronales, sont très fortes.

Mais dans un contexte où le rapport de force est défavorable aux salariés, comment s’assurer qu’ils ne soient pas lésés ?

P. L. : Pour pouvoir faire confiance à la négociation collective, il est nécessaire qu’il y ait des verrous. Les 61 principes du comité Badinter (CDI, durée normale du travail…) qui devaient être inscrits dans le code serviront simplement de « guide ». L’argument de l’insécurité juridique, qui fait que les salariés auraient pu directement les invoquer en justice contre une décision unilatérale voire un accord collectif, a eu raison des principes. Ils devaient être le premier étage d’une réforme du code du travail dont on perçoit aujourd’hui les limites et dont l’utilité est pour moi énigmatique. Mais à partir du moment où l’on prend le risque de se lancer dans un nouveau code, il faut l’asseoir sur des principes.

Le deuxième garde-fou porte sur l’accord majoritaire à 50 %1. On ne peut pas à la fois soutenir cette mesure, destinée à renforcer la légitimité des accords collectifs, et permettre au final que les syndicats signataires d’un accord à 30 % puissent initier un référendum d’entreprise. Outre la défiance que cela marque vis-à-vis des syndicats, peut-on résumer dans une simple question un acte aussi complexe qu’un accord collectif ? Peut-on s’attendre à une réponse éclairée de la part de l’ensemble des salariés ?

« On ne peut pas s’en remettre exclusivement à la confiance dans les partenaires sociaux » Pascal Lokiec

Enfin, alors qu’il est de plus en plus difficile de postuler à l’avance ce qu’est l’intérêt collectif – sur le travail du dimanche, est-ce gagner plus, se reposer… ? –, un salarié doit pouvoir dire non. Or, celui qui refusera les termes d’un accord « offensif » dans l’intérêt de l’emploi ne sera plus licencié pour motif économique mais pour cause réelle et sérieuse. Il perdra notamment ses droits à reclassement. Nous ne sommes d’ailleurs plus dans le cadre d’accords de maintien de l’emploi puisque le projet de loi ne mentionne plus d’engagement à maintenir l’emploi. Demain, si l’entreprise inscrit dans un préambule qu’un accord sur les congés ou sur les astreintes a été conclu « en vue de maintenir ou de développer l’emploi », le salarié qui le refusera perdra les protections liées au droit du licenciement économique… On ne peut pas s’en remettre exclusivement à la confiance dans les partenaires sociaux.

L. B. : Je suis l’un des rares à avoir dit que les principes proposés par la commission ­Badinter étaient positifs. Mais tellement peu de gens les ont défendus, y compris dans le monde syndical, qu’ils n’ont pas résisté à la pression du patronat. Dans un débat comme celui-là, il ne faut pas oublier le jeu des acteurs.Par ailleurs, dès le début de la consultation, nous avons affirmé notre position en faveur de l’accord majoritaire à 50 %. C’est aussi celle de la CGT depuis 2008, mais elle n’a pas été réitérée depuis par cette organisation. Pour pouvoir tenir ferme sur l’accord majoritaire, il faut être plusieurs à le défendre, et cela n’a pas été le cas.

« Je suis l’un des rares à avoir dit que les principes proposés par la commission ­Badinter étaient positifs » Laurent Berger

Reste qu’il ne faut pas se voiler la face : il est compliqué à appliquer dans beaucoup d’entreprises. Et la défiance des salariés concerne aussi les syndicats. Laisser la place à la consultation, uniquement sur demande syndicale et seulement sur le temps de travail dans un premier temps, c’est un pari qui fait débat à la CFDT, mais c’est aussi une manière d’associer davantage les salariés. Sur la complexité des accords, je considère que les représentants des salariés sont tout à fait capables de les expliquer. Nous ne sommes pas au niveau de complexité du traité constitutionnel de 2005. Quant aux accords en vue du maintien dans l’emploi, nous sommes vigilants à ce qu’ils soient davantage encadrés, notamment par le recours à l’expertise et à ce qu’il y ait des recours pour les salariés. Sur le travail du dimanche, la question ne se pose pas, car nous avons défendu un dispositif très encadré de contrôle du volontariat. Il faut avoir confiance dans les acteurs sur le terrain et donner plus de poids aux élus d’entreprise.

Le projet de loi a défini un nouveau périmètre d’appréciation du licenciement économique. Quelles peuvent en être les conséquences ?

P. L. : Selon le projet de loi, un groupe florissant pourra licencier des salariés de sa filiale française puisqu’on ne pourra plus apprécier le motif économique que sur le périmètre national. Une clause d’exception a été rajoutée pour permettre au juge d’intervenir pour vérifier si le groupe n’a pas artificiellement organisé les pertes de sa filiale. C’est du pur affichage. Il n’y avait pas besoin de texte pour que ce contrôle judiciaire s’applique. Cela s’appelle la fraude à la loi. Mais il faut pouvoir démontrer que l’employeur avait l’intention de frauder, ce qui est très difficile à établir.

« On ne peut pas retirer au juge son pouvoir d’appréciation » Pascal Lokiec

Nous sommes en pleine mondialisation et le droit français a fait beaucoup d’efforts pour déplacer les curseurs du national vers l’international afin de mieux appréhender les situations réelles des entreprises. Sur ce terrain, ce projet de loi entérine un extraordinaire retour en arrière. Il consacre aussi la défiance à l’égard du juge, considéré comme un facteur d’arbitraire. Mais on ne peut pas retirer au juge son pouvoir d’appréciation. S’il est juste habilité à vérifier le nombre de trimestres de baisse de commandes ou de chiffre d’affaires, cela peut être contraire à la convention 158 de l’Organisation internationale du travail2.

L. B. : Nous voulons continuer à mener le débat au Parlement pour que soient revus les critères d’appréciation des difficultés de l’entreprise en cas de licenciement économique. Nous avions proposé de retenir le niveau européen. Il est ­essentiel de lutter contre les abus, pour éviter qu’un site soit vidé de sa rentabilité par la maison mère. Cette question concerne les licenciements de moins de dix salariés à la fois. Quand il y a un plan social, ce sont toujours les conditions prévues par la loi sur la sécurisation de l’emploi de 2013 qui s’appliqueront.

« La défiance du patronat n’est pas seulement dirigée contre le juge, mais également contre les représentants des salariés » Laurent Berger

Quant à la défiance du patronat, elle n’est pas seulement dirigée contre le juge, mais également contre les représentants des salariés. Or, il est important que la régulation ne s’opère pas uniquement a posteriori devant la justice, mais aussi avant, dans l’entreprise, avec les délégués du personnel. La mesure concernant le mandatement syndical3 pour pouvoir négocier aussi dans les petites entreprises est très satisfaisante. Cela représente toutefois un énorme défi pour le syndicalisme !

Le texte est présenté comme un compromis entre flexibilité et sécurité. Est-il suffisamment équilibré de ce point de vue ?

L. B. : Le compte personnel d’activité (CPA) n’est pas une petite avancée. Certes, son ampleur reste encore limitée, mais les choses ne se font pas du jour au lendemain. Il faut passer le pied dans la porte. Si on ne mettait pas le CPA en place aujourd’hui, on ne le reverrait sans doute pas revenir avant longtemps dans le débat. Je suis satisfait que les droits à la formation aient été renforcés pour les salariés sans qualification, les chômeurs, les jeunes précaires…

P. L. : Réformer le code du travail ne crée pas d’emplois et il est dommage d’avoir inséré ce dispositif dans un texte qui, au global, fait reculer les droits des salariés. Le CPA aurait dû faire l’objet d’une loi autonome et ne pas s’inscrire dans une réforme qui réalise des compromis déséquilibrés entre flexibilité et sécurité.

  • 1. Accord majoritaire : jusqu’à présent exigé dans les accords de maintien dans l’emploi et de mobilité, il doit être signé par des syndicats qui ont recueilli 50 % des suffrages lors des élections professionnelles.
  • 2. Convention 158 de l’OIT : prévoit qu’un travailleur qui s’estime injustement licencié puisse saisir un juge qui appréciera le motif (article 8).
  • 3. Mandatement syndical : possibilité pour un syndicat de mandater un salarié pour une négociation collective déterminée dans une entreprise dépourvue de délégué syndical et dans laquelle un procès-verbal de carence a été établi.

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Commentaires (2)
EMERAUD 31/03/2016
Le CPA : quel employeur va embaucher un chômeur ou un candidat qui a potentiellement droit à des congés, de la formation, du temps pour son asso! C'est vraiment ne plus savoir ce que sont les manager dans la vrai vie, pas celle des discussions sympathiques et diplomatiques que les dirigeant ont en théorie! OK l'idée est bonne mais c'est sans compter les effets secondaires pervers! Et pour l'instant les promesses ne portent que sur des principes..... Attention à ne pas être naïfs, les patrons ne sont pas des enfants de chœurs. La bienveillance a des limites. Les négociations à d'autres niveaux OK mais en conservant l' amélioration obligatoire de la situation. Des négociations pour améliorer, donc des contreparties autres que le chantage au maintien de l'emploi. Là nous allons droit à la précarisation. Adhérent CFDT j'interpelle ma centrale pour que les réserves quelle exprime toujours autour de l'actuelle forme du projet de loi, soit mieux et plus lisiblement affichées. Le CPA n'est qu'un os à ronger, qui n'engage que celui qui le croit! Une bonne manière de l'enterrer encore plus surement en le décrédibilisant pour l'avenir.... Puis la majoration à 10% des heures sup, autant dire que les 35h ont vécues..... B EMERAUD
JRM 31/03/2016
Une nouvelle fois, la CFDT montre sa politique du compromis au détriment des actifs. Il est clair que cette réforme ne va pas dans le sens du mieux pour les salariés. Il s'agirai d'accepter la précarisation intensive dans l'espoir d'un dialogue social en entreprise? Mais les entreprises Françaises ne sont pas encore prêtes pour un représentation du personnel sur le modèle Germanique, d'ailleurs loin d'être lui même la meilleure des politiques en entreprise. Cette réforme ne va concrètement que dans un sens, c'est pourquoi il faut l'enterrer. Oui, c'est une réponse tranchante pour un texte tranchant. Il serait peut-être temps de mettre en place une vrai politique de représentativité salariale au sein des entreprises et arrêter de vendre des torchons pour des draps de soie.
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