Opinion

Crise écologique : sortir du biais pro-innovation

7 min
Franck Aggeri Professeur de management à Mines ParisTech

Inondations, feux de forêt et ouragans ont rythmé, une fois encore, et dans des proportions inédites, la triste actualité de cet été. En cause, nous rappelle le dernier rapport du Giec, le réchauffement climatique qui engendre des dérèglements croissants.

Quelle est la solution pour éviter cet avenir sombre que nous promettent les experts ?...

Inondations, feux de forêt et ouragans ont rythmé, une fois encore, et dans des proportions inédites, la triste actualité de cet été. En cause, nous rappelle le dernier rapport du Giec, le réchauffement climatique qui engendre des dérèglements croissants.

Quelle est la solution pour éviter cet avenir sombre que nous promettent les experts ? L’innovation, nous expliquent Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel, dans leur livre paru l’an dernier, Le pouvoir de la destruction créatrice1.

Dans ce plaidoyer pour l’innovation, présentée comme le moteur de la croissance économique et la condition de la prospérité des nations, un chapitre est consacré à l’innovation verte et la croissance soutenable. Pour lutter contre l’épuisement des ressources et la crise climatique, la décroissance n’est pas une solution disent-ils. C’est en réorientant l’innovation vers des objectifs écologiques qu’une croissance soutenable peut être obtenue :

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« Seule l’innovation pourra éventuellement augmenter notre qualité de vie en utilisant moins de ressources naturelles et en émettant moins de dioxyde de carbone. Seule l’innovation nous permettra de découvrir de nouvelles sources d’énergie plus propres. »

La doxa de l’innovation verte

Les auteurs soulignent que, pour sortir de la dépendance au sentier vis-à-vis des technologies carbonées, il faudra mettre en œuvre des politiques incitatives volontaristes. Quatre leviers sont identifiés pour encourager l’innovation verte : la fiscalité écologique (taxe carbone notamment), les subventions à la R&D, la diffusion des technologies vertes couplée à une taxe carbone aux frontières et l’éducation des citoyens.

Pour illustrer leur thèse, les auteurs se fondent sur deux exemples en particulier : les voitures électriques (ici considérées comme une innovation verte) et la transition énergétique, soit le passage de ressources carbonées vers des énergies décarbonées.

La thèse n’est pas vraiment originale. Elle ne fait que reprendre et justifier la doxa qui fait actuellement consensus parmi les économistes mainstream et les pouvoirs publics européens selon laquelle l’Europe doit devenir le champion de l’innovation verte, ce qui nous permettra de faire d’une pierre deux coups : sauver la planète et renforcer la compétitivité du continent.

Faut-il prendre pour argent comptant cette thèse simpliste ? Quels sont les biais de ce raisonnement et ses angles morts ? Trois points peuvent être mis en évidence pour en montrer les limites.

Premier point : les leçons de l’histoire. La situation écologique actuelle est le produit de la diffusion massive d’innovations passées (automobile, avion, chimie agricole, biens de consommation, etc.) dont l’usage ou la consommation ont contribué au prélèvement croissant de ressources naturelles, à la dégradation des états écologiques et au réchauffement climatique.

La thèse d’une transition énergétique où l’on serait passé d’un âge du bois à celui du charbon, puis du pétrole et du gaz pour aller dans le futur vers les énergies renouvelables est également de plus en plus battue en brèche.

On continue à produire et consommer des quantités croissantes de bois et de charbon et rien n’indique que les énergies fossiles vont disparaître prochainement

Dans des travaux récents, l’historien Jean-Baptiste Fressoz montre, chiffres et analyses à l’appui, combien cette thèse est erronée. On continue à produire et consommer des quantités croissantes de bois et de charbon et rien n’indique que les énergies fossiles vont disparaître prochainement. Ainsi, on observe des additions énergétiques plutôt que des substitutions. Comment expliquer ce paradoxe ? L’auteur constate que les analyses courantes sont centrées sur la production et la consommation d’énergie finale (électricité, besoins liés au transport, au logement et à l’alimentation notamment). Or, pour produire ou consommer cette énergie, on a besoin de matériaux et de biens intermédiaires qui sont très énergivores eux-mêmes. C’est ce qu’il appelle les symbioses énergétiques et matérielles.

Ainsi, lors de l’essor du chemin de fer au XIXe, la consommation de bois a explosé car d’énormes quantités de bois ont été nécessaires à la production des voies et des ponts. Celle-ci est restée forte avec l’émergence du pétrole dont les barils étaient faits en bois. Avec le développement des énergies renouvelables (éoliennes, panneaux photovoltaïques, batteries), un même phénomène est observable : il ne faut pas oublier les énormes quantités de béton et de métaux rares qui sont nécessaires à leur production.

Même si le bilan CO2 est meilleur que celui d’énergies carbonées, l’empreinte matérielle de ces énergies est loin d’être négligeable lorsqu’on effectue une analyse de cycle de vie. Sans compter qu’avec l’explosion de la consommation de métaux rares, c’est un nouveau problème environnemental et géopolitique que nous aurons à gérer dans le futur2.

Innovation responsable

Deuxième point : le biais pro-innovation. Comme le soulignait le sociologue Everett Rogers dès 19623, les travaux et les discours sur l’innovation souffrent d’un biais pro-innovation. On ne met en avant que les bénéfices attendus des dernières innovations sans jamais considérer leurs effets négatifs éventuels. Dans tous les discours publics, tout se passe comme s’il y avait deux types d’innovation en jeu : des innovations dites « vertes » dont l’objectif est de nous aider à surmonter la crise écologique ; les autres innovations, notamment numériques, qu’il faut continuer à encourager au nom de la compétitivité.

Ainsi, on soutient le développement de l’intelligence artificielle, de la 5G et des objets connectés (notamment les véhicules autonomes) sans jamais s’interroger sur leur impact environnemental. Or, ces innovations dites « immatérielles » ont bel et bien une empreinte matérielle croissante liée à la fabrication des terminaux et des infrastructures et à leur consommation d’énergie.

Sortir de ce biais pro-innovation revient précisément à considérer que tout projet d’innovation recèle en soi des effets négatifs potentiels qu’il s’agit de mettre au jour. C’est le principe de l’innovation responsable qui exige une démarche réflexive visant à anticiper les conséquences négatives associées à ses usages.

Les discours sur l’innovation sont focalisés sur la transformation du système d’offre, beaucoup moins sur celui de la demande

Troisième point : l’impensé de la consommation. Les discours sur l’innovation sont focalisés sur la transformation du système d’offre, beaucoup moins sur celui de la demande. Or, tant que la consommation de biens matériels ou de services à fort impact matériel continuera à croître, les efforts pour améliorer l’efficacité du système d’offre resteront limités.

L’automobile en est un bon exemple. A l’échelle mondiale, le nombre de véhicules commercialisés ne cesse de croître, en particulier dans les pays émergents. Même à supposer qu’un jour, 100 % des véhicules commercialisés soient électriques et alimentés à partir de sources d’énergie renouvelables, ce qui n’est guère envisageable avant des décennies, il faudra, si la demande continue d’augmenter, des quantités croissantes d’acier, d’aluminium, de verre, de cuivre et de métaux rares pour les fabriquer ; davantage de routes pour les faire rouler et de parkings pour les stationner ; donc toujours plus de terres artificialisées associées au fonctionnement du système automobile.

Pas besoin de pousser plus loin l’analyse pour comprendre que ce régime de croissance des volumes est insoutenable sur le plan écologique. Ce raisonnement vaut peu ou prou pour tous les secteurs. On comprend mieux, à cette aune, pourquoi un changement radical des modes de consommation est une urgence absolue.

Imaginer des modes de consommation plus sobres4 en lien avec des offres de produits-services nouvelles est certes moins spectaculaire qu’inventer des technologies vertes, mais tout aussi vital pour conduire une véritable transition écologique.

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Commentaires (3)
Vince 14/09/2021
Il faut bien sûr repenser la consommation, et les prises de conscience sont essentielles. Mais cela prendra pas mal de temps. Vu l'urgence de la situation, je pense qu'il fait AUSSI développer des technologies vertes. Les réflexions de l'article supposent que l'histoire est linéaire. Déjà sans obstacles c'est souvent faux. Alors avec les contraintes climatiques et environnementales, ce ne sera sûrement pas le cas. Gardons espoir et utilisons notre créativité pour freiner/éviter la catastrophe
Vince 14/09/2021
Il faut bien sûr repenser la consommation, et les prises de conscience sont essentielles. Mais cela prendra pas mal de temps. Vu l'urgence de la situation, je pense qu'il fait AUSSI développer des technologies vertes. Les réflexions de l'article supposent que l'histoire est linéaire. Déjà sans obstacles c'est souvent faux. Alors avec les contraintes climatiques et environnementales, ce ne sera sûrement pas le cas. Gardons espoir et utilisons notre créativité pour freiner/éviter la catastrophe
Legato 13/09/2021
toutes ces considérations, certes pas toutes erronées, restent dans le vague. Ne peut-on raisonner sur des éléments chiffrés, par exemple combien de carbone (ou de CO2) dans telle ou telle application ?
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