Reportage

Le Groenland attend la ruée vers le Nord

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Narsaq, au sud du Groenland. Un projet de mine de terres rares et d'uranium se profile à proximité du village, dans les montagnes. PHOTO : © Alexiane Lerouge

En toute saison, le village de Narsaq, au sud du Groenland, est cerné d’icebergs aux teintes variées de blanc et de bleu. Ceux qui s’échouent sur ses côtes s’entassent toujours l’hiver, sous les aurores boréales, et fondent toujours l’été, sous un soleil de plomb. Mais l’atmosphère du village n’est plus la même qu’il y a dix ans. Parmi les maisons de bois colorées qui le constituent, des dizaines sont condamnées par des planches de bois.

En une décennie, Narsaq a perdu 10 % de sa population. Photo : © Alexiane Lerouge

Retour de la pêche dans le port de Narsaq. Photo : © Alexiane Lerouge

Autrefois florissant grâce à son industrie de la pêche, Narsaq a changé de visage en 2010 quand l’entreprise publique Royal Greenland a fermé l’usine de crevettes locale. 100 emplois ont été supprimés et la « perle du Groenland », huitième ville du pays, a commencé à se vider de sa population. Sur une île où chômage, violences domestiques et taux de suicide dépassent tous les standards internationaux, Narsaq est l’un des cas les plus préoccupants. Pour Peter Lindberg, habitant du village, le constat est sans appel : « Notre communauté est en train de mourir. Il nous faut de nouveaux emplois très vite. Autrement, dans moins de dix ans, il n’y aura plus rien. »

La solution proposée par le gouvernement local pour briser ce schéma est devenue l’un des sujets les plus clivants au Groenland. Plus brûlant encore que les vifs débats sur une future indépendance vis-à-vis du royaume du Danemark, au sein duquel le Groenland bénéficie d’une « autonomie renforcée » en tant que « pays constitutif »1. En 2013, le parlement local a voté la levée de la « tolérance zéro » sur les minerais radioactifs, instituée au Groenland dans les années 1980. Ce qui a ouvert de nouveaux horizons, en particulier pour Narsaq.

Les risques de pollution engendrés par les activités de la mine de Kvanefjeld inquiètent une partie des habitants. Photo : © Alexiane Lerouge

En effet, ce n’était pas son allure de carte postale qui y avait attiré le prix Nobel danois de physique Niels Bohr en 1957... Dès alors, on savait que le plateau de Kvanefjeld, à l’aplomb du village, regorgeait d’uranium. Aujourd’hui, ce sont des investisseurs australiens et chinois qui font le déplacement, car Kvanefjeld recèle aussi le deuxième plus gros gisement de terres rares de la planète.

VRP du pôle

« Depuis une vingtaine d’années, le Groenland essaie de se vendre comme un nouvel eldorado minier. Ses représentants voyagent dans le monde entier pour convaincre les investisseurs, explique Ib Laursen, directeur des opérations sur le plateau de Kvanefjeld. C’est comme ça que mes employeurs australiens ont commencé à s’intéresser à la région. » Rapidement, l’entreprise Greenland Minerals and Energy (GME) a été rejointe par un investisseur chinois, signe du souci qu’a la Chine de préserver son monopole mondial de fait sur les terres rares.

Ib Laursen, directeur des opérations pour le projet de mine de Kvanefjeld. Photo : © Alexiane Lerouge

Ib Laursen passe une grande partie de son temps à tenter de convaincre les villageois des avantages de la mine. « Dans les premières années de production, nous allons créer 800 emplois, dont environ 300 iront à la main-d’ œuvre locale. Et chaque nouvel emploi à la mine en créera 1,5 au village ! » Un discours qui ne déclenche que du dédain chez Marianne Paviasen, cheffe de file de l’association Urani Naamik (« Non à l’uranium ») à Narsaq : « S’il y a quelques emplois pour les locaux, ce sera aux postes de plongeurs et de femmes de ménage, comme à l’époque coloniale. L’éducation et la formation des Groenlandais ne sont toujours pas suffisantes pour les postes qualifiés. »

« La mine sera peut-être là pour cent ans, mais la pollution qu’elle créera, elle, persistera des centaines de milliers d’années » Kalistat Lund, ancien maire de Narsaq

Une opinion que partage Mikkel Myrrup, président de l’organisation non gouvernementale (ONG) environnementale Avataq : « On peut surtout s’attendre à une polarisation encore plus forte de la société, entre des Groenlandais pauvres, aux positions subalternes, et une élite étrangère qui empochera tous les bénéfices. »

Marianne Paviasen, cheffe de file de l’association Urani Naamik à Narsaq. Photo : © Alexiane Lerouge

Dans le reste du Groenland, les boucliers se sont levés en solidarité avec les habitants de Narsaq, notamment à l’occasion de la plus grosse manifestation qu’ait connue le pays. Actuellement, l’exploitation des sous-sols est présentée comme une condition sine qua non de l’indépendance de l’île, qui vit toujours sous perfusion d’argent public danois.

Pour une grande partie des Groenlandais, l’uranium reste une ligne à ne pas franchir

Globalement acquis à l’idée que l’industrie minière est nécessaire pour l’économie du pays, les habitants sont plus divisés sur le cas de Narsaq : pour une grande partie d’entre eux, l’uranium reste une ligne à ne pas franchir. « La mine sera peut-être là pour cent ans, mais la pollution qu’elle créera, elle, persistera des centaines de milliers d’années, déplore ainsi Kalistat Lund, ancien maire du village. GME envisage de stocker les résidus toxiques dans un lac en amont de Narsaq, retenu par un barrage. Les industriels resteront un temps, puis ils partiront et l’argent partira avec eux. Qui, alors, s’occupera du barrage ? »

Question de taille

En mars 2017, plusieurs ONG indiquaient que l’ouverture de la mine entraînerait à elle seule une augmentation de 60 % des émissions de CO2 au Groenland. Elles pointaient aussi l’inévitable contamination des zones environnantes, avec des risques directs pour la santé des habitants et l’industrie locale. « Peu importe ce qu’ils feront pour prouver que nos poissons, pommes de terre ou élevages d’agneaux ne seront pas contaminés, ça ne changera rien, insiste Mikkel Myrrup. Par peur, les consommateurs éviteront les produits du Sud du Groenland. Toute une économie risque de s’effondrer. »

En laissant craindre une pollution des zones de culture, d’élevage, de chasse et de pêche, le lancement de la mine d’uranium pourrait affecter la demande des produits locaux. Photo © Alexiane Lerouge

Toutes ces inquiétudes ont été formulées après la suspension, par le gouvernement, de l’accès du public au premier rapport de l’étude d’impact environnemental du projet, sous la pression de GME et au mépris de la loi régissant les activités minières. « Je trouve inquiétant qu’une si jeune entreprise puisse obtenir ce qu’elle veut de notre gouvernement, grimace Mikkel Myrrup. Comment cela se passera-t-il à l’avenir, lorsqu’il devra composer avec de grandes multinationales ? Le gouvernement fera-t-il ce qu’elles lui demanderont, contre une poignée d’emplois ou des revenus fiscaux ? »

« Nous avons encore tout à apprendre sur la façon de travailler avec les compagnies minières »  Mikkel Myrrup, président d’Avataq

« A tous les échelons, notre système politique doit se forger une expérience dans ce domaine, ajoute-t-il. Nous avons encore tout à apprendre sur la façon de travailler avec les compagnies minières, c’est pourquoi nous devrions commencer par des projets de petite envergure avant de nous lancer sur des mines géantes. » Il cite en exemple la petite mine de rubis d’Aappaluttoq, actuellement la seule à mener une activité commerciale dans le pays. Elle emploie une quarantaine de personnes, dont sept proviennent de Qeqertarsuatsiaat, petit village de pêcheurs voisin. La mine d’anorthosite de Naajat, dont la construction commencera en 2018, devrait être de taille comparable.

Mikkel Myrrup, président de l’ONG environnementale groenlandaise Avataq, à Nuuk. Photo : © Alexiane Lerouge

A l’autre bout du pays, mais à une tout autre échelle, pourrait bien ouvrir la plus grande mine de zinc du monde, en plein cœur du parc national, à l’occasion d’un nouveau partenariat entre Chinois et Australiens. Et à Isua, près de la capitale Nuuk, un gros projet de mine de fer - racheté par une compagnie basée à Hongkong après la faillite de son investisseur initial, britannique - prévoit l’embauche de 3 000 salariés étrangers.

Pour l’instant, « aucun de ces grands projets ne semble vraiment démarrer, admet cependant Mikkel Myrrup. Les prix mondiaux des matières premières sont encore assez bas, ce qui nous laisse un peu de temps pour débattre. Le prix du fer, notamment, ne devrait pas remonter de sitôt, ce qui est rassurant en ce qui concerne Isua. » Nombreux sont les projets miniers à avoir avorté ou qui ont vu leur ouverture reportée à la suite de difficultés financières ou techniques. En 2017, au classement des pays les plus attractifs pour les investissements miniers, établi par le Fraser Institute, le Groenland avait perdu 29 places, passant de la 26e à la 55e position.

Zoom Exploitation : des trésors sous le permafrost

Les 56 000 habitants de la deuxième plus grande île du monde pourraient tenir dans un stade de foot. Et Kalaallit Nunaat, "la terre des Inuits", porte bien son nom : chaque parcelle de terre est considérée comme le bien de tous les Groenlandais. Ainsi, on peut être propriétaire d’une maison, mais jamais du sol sur lequel elle repose.

En théorie, les habitants du Groenland sont donc assis sur un tas d’or, ainsi que de diamants, de terres rares, d’uranium, de plomb, de zinc, de fer ou de titane, d’anorthosite et autres molybdènes. Avec le changement climatique, la fonte du permafrost* facilite grandement l’accès à ces trésors : alors que 23 licences de prospection ou d’exploration avaient été accordées en 2002, 104 (plus quatre licences d’exploitation) l’ont été en 2012. Mais a priori, ce sont surtout les compagnies étrangères et leurs actionnaires qui tireront profit du butin : des Australiens de Narsaq ou Citronen Fjord à leurs partenaires chinois respectifs, en passant par les Norvégiens d’Aappaluttoq, les Hongkongais d’Isua ou les Canadiens de Naajat.

Carte des ressources minières du Groenland

© Alternatives Economiques

Quant à Narsaq, la situation semble bloquée. La dernière élection au Parlement groenlandais a débouché sur l’arrivée au pouvoir d’une coalition des deux partis dominants : Siumut, pro-uranium, et Inuit Ataqatigiit, profondément opposé au projet. Pour pouvoir travailler ensemble, les adversaires ont convenu de ne pas aborder la question durant tout le mandat. « Ils se sont mis d’accord pour ne pas être d’accord, quoi que cela puisse vouloir dire », soupire Marianne Paviasen.

« Extractivisme sans extraction »

Tandis que le monde entier s’inquiète des conséquences de la fonte des glaces du Groenland, les Groenlandais se demandent surtout comment capitaliser sur toutes les richesses rendues disponibles par le réchauffement climatique sans s’attirer les crises politiques et environnementales qui ont dévasté d’autres pays en développement.

Les élections de 2018, si elles étaient gagnées par le parti Siumut, pourraient bien donner le feu vert au projet de Kvanefjeld

Alors que la plupart des projets peinent à démarrer, la proximité des élus avec les industriels et la tendance à l’occultation des débats laissent entrevoir une situation assez inédite, celle d’un « extractivisme sans extraction »2.

Les élections de 2018, si elles étaient gagnées par le parti Siumut, pourraient bien donner le feu vert au projet de Kvanefjeld, ouvrant enfin la grande ère minière attendue depuis le début des années 2000. Le risque serait alors que le Groenland troque la tutelle du Danemark contre une soumission aux intérêts privés des multinationales minières, au détriment de ses villages, des traditions inuit, d’un territoire encore largement inviolé. Tournant pour de bon l’une des dernières pages blanches de la planète.

  • 1. Le Groenland bénéficie d’un statut d’autonomie renforcé depuis 2009, qui lui garantit notamment la maîtrise de ses ressources naturelles. La politique monétaire, la défense et la politique étrangère restent des prérogatives de Copenhague. Mais le territoire n’est pas membre de l’Union européenne.
  • 2. Voir « L’extractivisme sans extraction ? Au Groenland, des politiques de développement territorial entre volontarisme minier et dépossessions », par Marine Duc, Géoconfluences, novembre 2017 (http://bit.ly/2kG04p2).

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