Opinion

LVMH acquiert Challenges en viager

5 min
Hervé Nathan Journaliste

Dans les affaires, il y a les mariages à la hussarde, style OPA de Veolia sur Suez. En un mois, l’affaire est bouclée, même si pas grand monde, même pas l’Etat, n’est convaincu de l’intérêt de l’opération. Et puis il y a l’achat en viager, quand on verse un « bouquet » en attendant tranquillement le décès du propriétaire pour prendre possession des lieux. C’est ce processus que semble entamer Bernard Arnault, patron et principal actionnaire de LVMH, avec son entrée promise, en 2021, au groupe Challenges, à l’invitation de son propriétaire Claude Perdriel. LVMH participera l’an prochain à une augmentation de capital de 5 millions d’euros, en apportant 2,25 millions.

Bernard Arnault, l’héritier désigné

Cela fait des années que Claude Perdriel, 94 printemps au compteur, met de l’ordre dans sa succession. L’industriel et polytechnicien avait fait fortune dans l’après-guerre avec son brevet de Sanibroyeur SFA. Mais sa passion était –  et demeure –  les journaux, et la gauche de gouvernement, version rocardisme historique. Il ne concevait pas l’un sans l’autre. Cofondateur avec Jean Daniel du Nouvel Observateur en 1964, il avait failli se ruiner en 1987 dans l’aventure du Matin de Paris, un quotidien qui devait accompagner la montée vers le pouvoir du Parti socialiste. L’Obs vendu à Xavier Niel en 2014, le groupe Challenges dont les périodiques scientifiques –  Sciences et Avenir et La Recherche, Historia et l’Histoire –  ont été mariés de force, reste donc le dernier confetti de son empire de papier.

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Si on écoute les protagonistes, l’arrivée de LVMH ne serait qu’une histoire entre ingénieurs ayant étudié sur la Montagne Sainte-Geneviève, dans le très élitiste 5e arrondissement de Paris. Pour des raisons évidentes, Claude Perdriel cherche à remplacer Carlos Ghosn, lui aussi polytechnicien, qui avait fait entrer Renault au capital deux ans plus tôt. Il appelle Bernard Arnault, autre lauréat de l’illustre école. Un X remplace un X, comme un clou chasse l’autre. Adieu Carlos, bonjour Bernard. Apparemment, le fait que LVMH ait fait espionner un journal, Fakir, et son rédacteur en chef François Ruffin pendant trois ans par l’ex-commissaire Bernard Squarcini ne dérange personne…

LVMH n’est pas assuré par écrit de pouvoir gober Challenges après la disparition de son fondateur. Mais aucun membre de la famille de ce dernier ne faisant preuve d’un appétit pour la presse, la prise de participation de Bernard Arnault en fait l’héritier putatif

La suite n’est pas complètement écrite. LVMH n’est pas assuré par écrit de pouvoir gober Challenges après la disparition de son fondateur. Mais aucun membre de la famille de ce dernier ne faisant preuve d’un appétit pour la presse, la prise de participation de Bernard Arnault en fait l’héritier putatif…

Censure et autocensure

Mais quid du journal lui-même ? Pour un hebdomadaire qui a fait de la « microéconomie » sa spécialité, devenir la filiale d’un groupe leader mondial du luxe, dont le patron est aussi actionnaire de Carrefour et de Lagardère poserait des problèmes formidables. Les journalistes le savent, dans ce genre de cas, ce n’est pas tant la censure directe qu’il faut craindre mais l’autocensure, qui conduit les journalistes à retenir leurs plumes. Et même les meilleures enquêtes sont frappées de suspicion dès lors que leur objet est le propriétaire du média qui les publie.

On rappellera aussi que les numéros consacrés au classement annuel des « Fortunes de France » réalisent les meilleures ventes de Challenges. Claude Perdriel y apparaît en une modeste mais heureuse 386e position, tandis que chaque année, Bernard Arnault occupe le haut du podium. On plaint par avance le rédacteur en chef chargé de choisir un titre concernant le nouvel actionnaire. On n’ose pas suggérer « Merci patron ! »

Challenges (188 000 exemplaires vendus par semaine) pourrait bien à terme devenir un simple supplément de fin de semaine du navire amiral (Les Echos, 129 000 exemplaires par jour)

La société des rédacteurs (SDJ) ne cache donc pas son inquiétude face à ce qui apparaît surtout comme un scénario de concentration des médias, donc de l’offre d’informations. Challenges (188 000 exemplaires vendus par semaine) pourrait bien à terme devenir un simple supplément de fin de semaine du navire amiral (Les Echos 129 000 exemplaires par jour). Mais entre s’opposer frontalement à l’arrivée de Bernard Arnault ou négocier des garanties voire des contre-pouvoirs à l’instar de ceux obtenus aux Echos, il faudra à la SDJ choisir, et cela dans une situation pour le moins inconfortable. Le groupe Challenges perd de l’argent (4,2 millions en 2019, dont plus de la moitié pour l’hebdo). Claude Perdriel, toujours maître à bord, ne se cache pas de préparer donc des départs, en particulier chez les plus âgés.

Quoi qu’il en soit, si l’opération venait à son terme, elle poserait la question du pluralisme dans l’information économique. Le groupe Les Echos-LVMH possède outre le quotidien éponyme, Radio ClassiqueInvestir et Le Parisien. Après avoir éliminé du marché son seul concurrent La Tribune, il exerce même une sorte de magistère intellectuel au point que France Inter comme Europe 1 lui afferment leur rubrique économie dans la tranche matinale stratégique du 7-9. En 1984, à la suite de la loi « anti-Hersant » dit le « papyvore », le Conseil constitutionnel avait élevé le pluralisme de la presse d’information politique et générale comme « objectif de valeur constitutionnelle ». Trente-six ans plus tard, il est plus que temps d’appliquer ce principe à l’économie et son information.

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Commentaires (3)
elegehesse 08/10/2020
Aucun média ne devrait appartenir à des individus ou à des groupes industriels ou financiers: les médias devraient tous appartenir majoritairement à une partie de leurs lecteurs-auditeurs. Les journalistes, méritent d'être représentés, mais ne sont pas des informateurs assez sérieux car leur objectif prioritaire n'est pas l'information rigoureuse de leurs lecteurs. Juste, comme les vendeurs de nicotine, des constructeurs puis livreurs d'addictions, Alter Eco compris. Voir la farce "Greta..."
Elegehesse 08/10/2020
suite... La solution pour que les citoyens électeurs s'informent est de leur verser un compte-chèque "information" qu'ils dépensent en fonction du temps de lecture d'un article (en étant informé de leur compteur) . La somme ainsi cliquée-serait versée à "l'auteur ", personne physique ou morale-coopérative. Un organisme de sages "noterait" la rigueur informationnelle des articles... probablement à partir des réactions de lecteurs "validés" pour leur rigueur passée.
elegehesse 08/10/2020
Ce schéma est difficile pour l'info papier et hyper facile pour l'info électronique . La pub sur l'écran du lecteur serait taxée en fonction de son temps d'affichage ... devant tant de paire d'yeux, lue ou pas vue... pour financer ces chèques information citoyen.
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