Histoire

1962-1965 : comment la France a intégré un million de rapatriés d’Algérie

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Manifestation de harkis pour une rente viagère en 2000, à Paris. Les Français d’origine musulmane ont été largement laissés pour compte lors de l'intégration des rapatriés d'Algérie. PHOTO : ©Marta NASCIMENTO/REA

Beaucoup de rapatriés d’Algérie ont entretenu une mémoire victimaire : victimes de la guerre, de « l’abandon » de l’Algérie française par de Gaulle d’abord, du mauvais accueil et de l’aide insuffisante au logement puis à la réinsertion professionnelle ensuite, sans parler des indemnisations insuffisantes pour compenser la perte de leurs biens et de leur situation dans la colonie.

Pourtant, l’Etat fit un effort jamais vu pour accueillir puis réinsérer le million de rapatriés d’Algérie. Lors de la « Retirada », les dizaines de milliers d’Espagnols fuyant l’arrivée des troupes de Franco à la fin des années 1930 avaient été bien plus mal accueillies.

Un nombre sous-estimé

Ce qui ne veut pas dire que l’afflux soudain de centaines de milliers de réfugiés se déroula dans les meilleures conditions, surtout dans les années 1962-1963. L’Etat avait en effet sous-estimé le nombre probable de migrants, ne s’imaginant pas qu’après les accords d’Evian (mars 1962), le retrait de l’armée française et la politique d’attentats terroristes de l’OAS, d’une part, de nationalistes algériens, d’autre part, engendreraient une peur panique et un départ précipité des « pieds-noirs » : 512 000 débarquèrent en France pendant le seul été 1962, 650 000 en tout cette année-là, un million au total, (dont 180 000 Français musulmans), alors même que le IVe Plan (1962-1965) prévoyait en tout et pour tout 400 000 arrivées progressives.

L’administration débordée

Le chaos régna quelques semaines sur le port de départ à Alger puis à l’arrivée, en particulier à Marseille (et dans une moindre mesure à Port-Vendres, Nice, Sète, Bordeaux), où arrivait, par bateaux des grandes compagnies maritimes mais aussi sur des petites embarcations de pêches ou des navires militaires réquisitionnés, la grande majorité des migrants. L’administration tout comme le Comité de liaison des associations caritatives (Secours catholique, Accueil protestant, Fonds social juif unifié, Croix-Rouge) furent rapidement débordés. Au total, nous dit l’historien Jean-Jacques Jordi, « seuls 90 000 rapatriés sur les 450 000 qui ont débarqué à Marseille en 1962 ont pu être pris en charge par les autorités » (notamment dans la cité HLM à peine sortie de terre de La Rougière, dans le 11e arrondissement), les autres étant le plus souvent contraints de se débrouiller seuls ou via des associations de rapatriés.

En quelques années, l’insertion des rapatriés dans la société française fut une réussite, grâce à l’action de l’Etat et aux aides multiples

Par ailleurs, la population française, dans sa majorité, n’accueillit pas les pieds-noirs à bras ouverts. Beaucoup pensaient que c’était à cause d’eux que le contingent avait été envoyé en Algérie ; beaucoup se rappelaient du putsch des généraux d’avril 1961. Et les attentats de l’OAS donnèrent une image des rapatriés comme des terroristes en puissance. Le maire de Marseille se fit l’écho de l’opinion de ses administrés lorsqu’il déclara à la presse : « Qu’ils aillent se réadapter ailleurs ». Les dockers CGT du port manifestèrent leur hostilité à ces « colons » ; un quart des bagages disparurent. Tel quotidien régional titrait « Des impôts nouveaux en perspective », illustrant son article d’un bateau chargé de réfugiés.

Cet épisode marqua la mémoire des rapatriés. Pourtant, en quelques années, l’insertion des rapatriés dans la société française fut une réussite, grâce à l’action de l’Etat et aux aides multiples fournies à des rapatriés qui, pour la plupart, se révélèrent entreprenants et qualifiés.

Mobilisation à grande échelle

Ainsi, bien que débordé pendant l’été 1962 par l’ampleur et la soudaineté de l’exode des pieds-noirs, l’Etat se révéla assez efficace et se mobilisa à grande échelle pour leur venir en aide. Un secrétariat aux Rapatriés fut créé en août 1961 (confié à Robert Boulin), transformé en ministère entre 1962 et 1964, confié à Alain Peyrefitte puis François Missoffe. Les préfets, épaulés par des délégations régionales aux rapatriés, étaient chargés de l’application des directives, une circulaire de mai 1962 les enjoignant d’établir un plan d’accueil, d’hébergement, etc. sur le modèle du plan Orsec (prévu depuis 1952 pour faire face aux catastrophes naturelles). Une loi de décembre 1961 définit le statut même des rapatriés : « Des Français ayant dû ou estimé devoir quitter, par suite d’événements politiques, un territoire où ils étaient établis et qui était antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat et la tutelle de la France ». Un décret de mars 1962 créé trois prestations (d’accueil, d’installation, de reclassement), si bien qu’en 1963, l’Etat aura consacré 5 % de son budget à l’aide aux rapatriés.

L’intégration des rapatriés dans la société française ne s’effectua pas comme l’auraient souhaité les pouvoirs publics

Certes, l’intégration des rapatriés dans la société française ne s’effectua pas comme l’auraient souhaité les pouvoirs publics ; le pays avait besoin d’ouvriers et de techniciens plus que de commerçants et d’employés de bureau, et davantage au nord de la Loire et en région parisienne que dans le Midi. Malgré les aides substantielles à la formation et à la mobilité géographique (qui, pendant un an, dépassaient le salaire minimum), les rapatriés préfèrent rester dans le Sud et dans le tertiaire. Si les fonctionnaires bénéficient de leur réinsertion dans la fonction publique mais pas nécessairement dans le Sud, 60 % des pieds-noirs s’installent définitivement dans le Midi, 70 % dans des emplois tertiaires. Un quart des anciens agriculteurs (qui représentaient 14 % de la population active européenne en Algérie) reste dans le secteur, les autres « préfèrent le métier de représentant ou d’employé de commerce à celui d’ouvrier, emploi trop dévalorisé pour eux qui avaient toujours commandé des ouvriers musulmans », écrit Pierre Baillet dans sa thèse sur l’intégration des rapatriés.

Le dynamisme et la qualification professionnelle des rapatriés dynamisent l’économie, en particulier dans un sud de la France sous-industrialisé

La petite minorité de riches colons (3 % à 4 % des rapatriés), qui ont pour la plupart su transférer leurs capitaux, investit massivement dans l’hôtellerie-restauration du Midi et emploie d’autres rapatriés. On touche là un autre aspect de la question : le dynamisme et la qualification professionnelle des rapatriés (en moyenne supérieure aux actifs métropolitains) dynamisent l’économie, en particulier dans un sud de la France sous-industrialisé et aux taux de croissance inférieurs à ceux du Nord. Marseille, Nice, Montpellier, Toulon bénéficient du dynamisme démographique et économique de cette population.

Quant à ceux que l’on retrouve en région parisienne, beaucoup retrouvent leur activité algérienne, comme le souligne Yann Scioldo-Zürcher (« Faire des Français d’Algérie des métropolitains », Pôle Sud n° 24, 2006) : « Les commerçants rapatriés étaient, quant à eux, 44 % à se réinstaller. A peine 26 % des conseillers fiscaux, experts et comptables, 30 % des hôteliers et 33 % des débits de boisson et de tabac avaient pu rouvrir boutique. Inversement, 54 % des commerçants de produits alimentaires et des coiffeurs avaient retrouvé un exercice indépendant de leur profession. Les industriels et les artisans connaissaient une situation de réinstallation proche, et étaient 45 % à être réinstallés. A peine 31 % des professionnels de l’industrie alimentaire et 42 % des garagistes étaient réimplantés, contre 45 % des professionnels du BTP et 49 % de ceux de la confection. » Dans le fameux quartier parisien du Sentier, étudié par Nancy L. Green, qui concentrait la plupart des métiers de la confection du département, les rapatriés d’Algérie restaient minoritaires au milieu des rapatriés de Tunisie et du Maroc (Green, 1998). A l’opposé, les industriels et artisans de l’édition et de la bijouterie avaient été 60 % à s’installer. Enfin, parmi les professions libérales, les professions médicales étaient celles qui connaissaient les plus forts taux de réinstallation : 60 % des pharmaciens, 63 % des établissements de soins privés et 67 % des dentistes avaient rouvert officines et cabinets. De leur côté, 60 % des avocats rapatriés étaient réinstallés.

Zones d’ombre

Restent des zones d’ombre. Les plus pauvres et les moins qualifiés, anciens petits artisans et commerçants qui s’endettent et ne parviennent pas à prospérer dans des emplois en recul dans une France qui se modernise, sont souvent contraints de devenir salariés dans l’industrie.

Et surtout, les Français d’origine musulmane, anciens harkis ou employés dans l’administration civile, sont largement laissés pour compte, parqués pour longtemps dans des locaux de l’armée ou des habitats de transit. Le statut d’anciens combattants n’est reconnu aux harkis qu’en 1974, des mesures spécifiques d’aide au logement ou d’indemnisation ne sont accordées qu’à partir de 1987 : il n’y a pas de raison que les inégalités sociales de notre société ne concernent pas aussi les rapatriés…

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