Lutte contre le terrorisme

Face à l’Etat islamique, quels alliés pour la France ?

11 min
François Hollande attend John Kerry, secrétaire d'Etat americain, sur le perron de l'Elysée le 17/11/15 PHOTO : ©Gilles ROLLE/REA
Par Yann Mens

Que peut faire la France contre l’Etat islamique (Daech, selon l’acronyme arabe) dont le territoire s’étend sur une partie de la Syrie (est) et de l’Irak (nord-ouest) ? Seule, pas grand-chose à coup sûr, comme l’a reconnu François Hollande devant le Congrès lundi 16 novembre en appelant à la formation d’une « grande et unique coalition » contre le groupe jihadiste sunnite.

Les limites des bombardements

Certes, après avoir longtemps refusé de le faire parce qu’elle estimait que cela ferait le jeu de Bachar al-Assad, Paris a décidé en septembre dernier de bombarder les positions de l’Etat islamique (EI) en Syrie. Jusque-là, elle ne visait que ses installations en Irak.

Mais d’une part, la France ne dispose que d’un nombre limité d’avions. D’autre part, et surtout, les Etats-Unis, bien mieux nantis à cet égard, bombardent depuis l’été 2014 l’EI en Syrie sans avoir réussi à empêcher celui-ci de progresser et de prendre la ville de Palmyre en mai dernier par exemple. Pourtant, Washington espérait au moins endiguer l’EI depuis les airs.

Quant aux récentes frappes russes, elles se sont davantage concentrées sur d’autres groupes que l’EI parce qu’ils étaient bien plus menaçants que celui-ci pour la stabilité du régime de leur fidèle allié, Bachar al-Assad, également soutenu par des troupes iraniennes. C’est surtout quand une branche de l’EI, installée dans le Sinaï, a revendiqué l’attentat contre un avion de ligne russe le 31 octobre dernier, que Moscou a frappé durement Raqqa, capitale syrienne du mouvement jihadiste.

Un mouvement comme l’EI ne peut vraisemblablement être vaincu, ou en tout cas significativement réduit, par de seuls bombardements aériens

En réalité, un mouvement comme l’EI ne peut vraisemblablement être vaincu, ou en tout cas significativement réduit, par de seuls bombardements aériens. Les jihadistes, qui ont appris à dissimuler et disperser une partie de leurs équipements, sont installés dans des villes, parfois très grandes comme Mossoul (plus de deux millions d’habitants avant la guerre) en Irak, et contrôlent d’importants gisements pétroliers qui leur procurent une part importante de leur financement.

Sauf à causer d’énormes pertes dans la population civile, les armées occidentales ne peuvent réaliser des bombardements massifs sur ces zones urbaines ou certains de ces gisements. Ces pertes risqueraient de provoquer l’hostilité de la population vis-à-vis des forces occidentales même si celles-ci-se présentaient comme leurs libératrices... D’où le recours à des frappes ciblées aux effets jusqu’ici limités.

Engager des troupes au sol ?

Faut-il alors engager des troupes au sol ? Seule, la France aurait un impact plus que limité dans un territoire si vaste, face à un mouvement bien plus puissant et préparé que ne l’étaient les jihadistes qui avaient conquis le nord-Mali en 2012. Par ailleurs, lors de cette offensive sahélienne, les forces françaises n’étaient pas seules, elles avaient pu compter sur la connaissance du terrain et sur l’expérience guerrière de l’armée tchadienne.

Après l’Afghanistan et l’Irak, Barack Obama ne veut pas engager de troupes au sol

A l’heure actuelle, il paraît peu probable que les Etats-Unis, après leurs expériences afghanes (depuis 2001) et irakiennes (2003-2011) soient disposés à mettre un grand nombre de « boys » sur le terrain moyen-oriental, même après des attentats aussi meurtriers que ceux qu’a connus Paris le 13 novembre. Barack Obama l’a dit ce lundi : « Si l’armée américaine marchait sur Mossoul, Raqqa ou encore Ramadi, elle pourrait en chasser temporairement le groupe Etat islamique, mais cela conduirait à reproduire ce qui s’est déroulé par le passé ». La situation serait-elle différente si les Etats-Unis étaient eux-mêmes victimes d’une opération terroriste de grande ampleur sur leur propre sol ? Probablement, mais leur territoire paraît plus difficile à atteindre pour l’EI.

De son côté, Vladimir Poutine, déjà engagé (même sans l’avouer) en Ukraine doit tenir compte d’une opinion publique très sensible aux pertes importantes de soldats à l’étranger depuis la guerre d’Afghanistan (1979-89).

Les risques d’une intervention militaire extérieure

En toute hypothèse, une intervention militaire extérieure, surtout occidentale, risquerait de faire le jeu de la propagande de l’EI qui ne manquerait pas d’invoquer les Croisades et la colonisation, pour mobiliser dans une opinion moyen-orientale depuis longtemps sensible aux immixtions étrangères.

En toute hypothèse, une intervention militaire extérieure, surtout occidentale, risquerait de faire le jeu de la propagande de l’EI

Une intervention d’armées de pays de la région cette fois semble également difficile. Bien plus obsédée par l’Iran que par l’EI, l’Arabie Saoudite, puissance militaire modeste, est déjà empêtrée dans la guerre du Yémen contre un allié de Téhéran, le mouvement houthiste. Faute de troupes terrestres compétentes, elle s’y appuie sur celles des Emirats Arabes Unies, plus entraînées après avoir servi en Afghanistan.

Quant à la Turquie, plus puissante militairement, elle a, jusqu’ici en tout cas, consacré l’essentiel de ses forces à son ennemi prioritaire, le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) et il n’est pas certain que Recep Tayyip Erdogan ait envie de servir de supplétif aux pays occidentaux.

Enfin, quels que soient les pays qui interviendraient, ils se trouveraient confrontés aux problèmes qu’ont rencontrés les Etats-Unis et leurs alliés en Afghanistan : les armées conventionnelles sont mal préparées à affronter les techniques de guérilla que pratiquent des groupes comme l’EI, d’autant que celui-ci les combine avec le terrorisme, en lançant par exemple des vagues d’attentats-suicide en ouverture de ses offensives. Réduire une guérilla exige qu’un nombre significatif de combattants locaux, soutenus même passivement par la majorité de la population, prenne les armes.

Terrorisme et guérilla

D’une façon (intervention aérienne) ou d’une autre (intervention au sol), les pays occidentaux, et singulièrement la France, doivent donc compter sur des alliés locaux pour affronter directement, sur le terrain, l’Etat islamique. Hélas, ces alliés tant en Syrie qu’en Irak ne sont pas très engageants ou pas assez efficaces.

En Syrie, il ne faut sans doute pas trop compter sur le régime de Bachar al-Assad (qui a lui-même reconnu l’été dernier qu’il avait du mal à mobiliser des troupes) pour combattre résolument l’EI, et cela même si la France, comme l’a laissé entendre François Hollande devant le Congrès, finit par se rallier à la position américaine et accepte que le tyran syrien reste au pouvoir au moins un temps, au terme d’une négociation avec une partie de l’opposition.

Il paraît très improbable qu’une telle négociation intègre les rebelles armés les plus déterminés contre le régime d’Assad. Or ce sont bien ces rebelles, et non pas l’EI, qui sont aujourd’hui l’ennemi numéro 1 du tyran syrien. Le mouvement jihadiste contrôle une vaste région à l’est de la Syrie mais elle est relativement peu peuplée. La Syrie prioritaire pour le régime de Bachar al-Assad, c’est la moitié occidentale du pays. C’est là que se trouvent les grandes villes (Damas, Homs, Hama, Alep…) et le pays alaouite, une branche du chiisme qui représente environ 10% de la population syrienne et dont Assad lui-même ainsi qu’une proportion importante des dignitaires du régime sont issus.

Or dans cette moitié orientale, le régime affronte deux types de forces principalement. La première est constituée de groupes très épars de rebelles dits modérés plus ou moins affiliés à l’Armée Syrienne Libre, un des premiers regroupements militaire né depuis 2011. Ces groupes peuvent parfois être localement bien implantés, dans le sud du pays notamment, mais ils ne constituent pas une force cohérente et puissante, en raison de leur dispersion et aussi parce que les pays occidentaux ont refusé de les armer dès 2011-12 pour éviter que les matériels ainsi livrés ne tombent entre les mains de jihadistes. Ces derniers mois, les Etats-Unis ont tenté de former certains de ces rebelles triés sur le volet, mais l’opération a été un fiasco. Washington a donc décidé de se borner à leur livrer des armes. Ironie : les groupes appuyés par Washington font partie de ceux que la Russie a récemment bombardés, même si ces derniers jours, Barack Obama et Vladimir Poutine semblent dégeler un peu leurs relations.

La France peut-elle s’appuyer sur Al-Qaida contre l’Etat islamique ?

La deuxième force, plus puissante, est une alliance formée de mouvements salafistes (sunnites fondamentalistes) syriens et de la branche syrienne d’Al-Qaida. C’est cette alliance qui a notamment conquis au cours de cette année la quasi-totalité de la région d’Idlib. La catégorisation modérés/salafistes n’est ni absolument tranchée, ni parfaitement étanche, car en fonction des intérêts militaires du moment des groupes des deux tendances peuvent s’allier, des factions entières ou des combattants passer de l’une à l’autre, etc…

En revanche, les deux tendances ont en commun de combattre à la fois le régime de Bachar al-Assad et l’Etat islamique. La France, et au-delà d’elle les pays occidentaux, sont-ils prêts à s’allier à la filiale syrienne d’Al-Qaida et à des mouvements salafistes syriens pour combattre l’EI ? Cela paraît hautement improbable même si devant le Congrès François Hollande a affirmé que la France soutient « tous ceux qui se battent contre Daech ». Jabhat al-Nusra, fidèle à  la vision du monde d’Oussama Ben Laden, ne cache en tout cas pas son hostilité aux Etats-Unis. C’est d’ailleurs ce mouvement jihadiste qui a désarmé les rares combattants syriens formés par Washington.

Autre force présente en Syrie et opposée à l’Etat Islamique, mais de manière circonscrite : le parti kurde PYG (Parti de l’union démocratique), branche syrienne du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Si le PYG combat résolument les forces jihadistes, comme l’a montré la reprise totale de la ville de Kobané début 2015 après qu’elle avait été assiégée par l’EI, son objectif apparaît géographiquement limité à la défense de la région frontalière de la Turquie, peuplée en majorité de Kurdes.

Un mouvement dominé par des Irakiens

En Irak, les alliés potentiels des pays occidentaux ne sont pas non plus très engageants. Dans ce pays, l’EI contrôle la région du nord-ouest à majorité arabe sunnite alors que le gouvernement est dominé par des partis de la majorité chiite. L’EI s’est emparé de cette zone, et notamment de Mossoul deuxième ville du pays, en 2014, après que l’armée irakienne, formée et équipée par les Etats-Unis a battu en retraite, abandonnant une partie importante de son matériel. Dans la foulée de cette conquête, le mouvement jihadiste a avancé sur Bagdad, mais des milices chiites se sont alors formées et ont stoppé son avance. Depuis lors, l’armée irakienne est repartie à l’offensive mais avec des succès limités. L’effort militaire est en large partie le fait de milices financées, armées et encadrées directement par l’Iran. Des milices dont le contrôle réel, du coup, échappe largement au gouvernement et qui se livrent volontiers à des exactions contre la population civile sunnite quand elles reprennent des localités qui étaient sous le contrôle de l’EI.

Ces exactions ne sont évidemment pas de nature à convaincre cette population qu’il est de son intérêt de se ranger du côté de Bagdad contre l’EI, d’autant que dans le passé (2011-2014), elle avait déjà été réprimée par le gouvernement irakien. C’est même cette répression violente qui avait facilité l’avancée de l’EI. Un mouvement dont la capitale se trouve certes en Syrie, mais dont la direction centrale est surtout formée d’Irakiens, et notamment d’anciens membres des services de sécurité de Saddam Hussein, lui-même sunnite, qui veulent de nouveau voir leur pays gouverné par des membres de cette communauté. Comme en Syrie, les partis kurdes d’Irak, qui contrôlent la région autonome du nord-est du pays, combattent résolument l’EI, mais ici aussi dans l’objectif de sécuriser leur propre territoire. A l’instar de la reprise le 13 novembre dernier de la ville de Sinjar à majorité kurde.

Les factions kurdes se battent pour la protection de leur territoire

Au final, donc, en Irak, ce sont des milices pro-iraniennes qui sont pour l’instant le principal fer de lance militaire contre le fief de l’EI. Mais il est difficile que la France, et les pays occidentaux, trouvent dans de telles milices des alliés fiables contre l’Etat islamique. De même qu’il leur est difficile d’appuyer la branche d’Al-Qaida en Syrie.

Peut-on alors espérer qu’un soulèvement contre l’EI vienne de l’intérieur même des zones qu’il contrôle ? Ce n’est pas impossible en théorie, surtout si en dépit de ses ressources financières le groupe jihadiste s’avère à terme incapable de gérer ces régions, mais on n’en voit pas beaucoup de signe avant-coureur jusqu’à présent. D’abord, parce que le mouvement jihadiste, d’ambition sinon de capacité totalitaire, exerce un contrôle extrêmement strict sur les populations qui vivent sous son joug. Ensuite, parce que les alternatives qui se présentent à celles-ci ne sont pas toujours plus enthousiasmantes : le chaos en Syrie, les exactions de milices encadrées par l’Iran en Irak.

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Commentaires (1)
JOAN LOIS 17/11/2015
Pourquoi traiter comme un acte de guerre un nouveau crime contre l'humanité revendiqué par une organisation totalitaire construite sur le détournement des valeurs fondatrices d'une religion monothéiste ? Sanctionner ce crime contre l'humanité et faire le maximum pour en empêcher de nouveau n'appelle pas à une coalition guerrière avec des Etats Nations qui font preuve par ailleurs de leur mépris du droit international et des droits universels fondamentaux des êtres humains. Bombarder avec de sérieux risques de "dégâts collatéraux" des centres d'entraînement et des bases de commandement qui ont comme bouclier humain les populations des villes où Daech (acronyme de l'"Etat Islamique") risque surtout de susciter de nouvelles vocations de djidahistes parmi les "désespérés" pour lesquels "l'islamisme radical est un produit excitant" (cf. les propos du psychanalyste Fethi Bensalam publiés dans les pages Culture et Idées du Monde diffusé vendredi 13 après-midi; il signale que 30 à 40% des radicalisés sont des convertis, et non des enfants de migrants ou de familles musulmanes). Ce n'est pas en continuant à chanter "qu'un sang impur abreuve nos sillons" après une minute de silence en hommage avec les victimes et en solidarité avec leurs proches que l'on incite à pratiquer les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité: comme la déclaration universelle des droits, elles concernent tous les êtres humains et pas seulement ceux relevant d'un Etat Nation au souverainisme illusoire (c'est la souveraineté du peuple, déclinée aux divers niveaux d'une construction fédérale démocratique à vocation universelle, qu'il convient de faire respecter partout). Avec plus de policiers, de gendarmes, de magistrats, de douaniers, on contiendra peut-être sur un territoire limité les effets d'un totalitarisme terroriste mais on ne s'attaquera pas à ses causes qui relèvent d'un système essentiellement régi par les logiques de profit (par lesquelles beaucoup de multinationales capitalistes sont plus fortes que la grande majorité des Etats Nations) et de puissance (incarnée par de grands Etats disposant de l'arme nucléiaire et d'un droit de véto aux Nations Unies). Ces causes nécessitent un investissement dans tous les services contribuant à une éducation globale permettant le vivre ensemble, le travailler ensemble, dans le respect réciproque de la diversité (dans le meilleur sens de la laïcité) et des droits et devoirs humains fondamentaux: c'est un domaine où un vrai débat démocratique (non biaisé par des découpages archaïques créés pour assurer un contrôle fiscal et d'ordre public du centre de l'Etat sur les territoires de vie collective) qui doit définir le contenu, les moyens et méthodes de cette politique éducative, ne limitant pas le rôle du service publc à de l'enseignement et revivifiant la dynamique éducation populaire principalement portée par un grand nombre d' associations du secteur de l'économie sociale et solidaire et par des organisations syndicales dont on ouvrirait le rôle au dialogue sociale territorial. Je signale à celles et ceux qui trouveraient mes propos tout à fait utopiques que toutes les organisations syndicales salariées de l'hexagone (de Solidaires à la CFTC, à la seule exception de FO qui considère que l'intérêt général sort de ses compétences) ont dès samedi exprimé ensemble comme elle l'avait fait après le 11 janvier l' émotion du mouvement syndical mais assuré aussi que rien ne saurait remettre en cause sa détermination à lutter contre toute les atteintes à la démocratie, à la paix et aux libertés. "Comme elles l'avaient fait au début de l'année 2015 en décidant de travailler sur toutes les incidences pour le monde du travail, matérialisé par le texte "Vivre ensemble, Travailler ensemble", les organisations syndicales se retrouveront très prochainement pour poursuivre leurs échanges sur la situation créée par ces attentats et poursuivre leur engagement pour lutter contre les replis, les stigmatisations, les divisions, contre toutes tentatives de terreur dans lesquelles veulent nous enfermer les terroristes, afin de continuer à faire société ensemble". Mais la presse semble attacher plus d'importance aux déclarations de quelques personnalités politiques qu'à l'expression commune de syndicats capables de surmonter leurs légitimes différences et dont les élections professionnelles montrent que, malgré leur nombre très insuffisant d'adhérents (qui dépasse toutefois massivement celui des partis politiques), ils représentent la grande majorité des salariés (y compris fonctionnaires, retraités et privés d'emploi). Nos sommes dans une période où les débats publics doivent plus que jamais faire entendre la société civile qui a des regards collectis à bien plus long terme que celui d'un mandat présidentiel, et dont les partenaires sociaux sont probablement la composante la plus structurée.
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