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Turquie : le pari périlleux d’Erdogan

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Recep Tayyip Erdogan (au centre), le président de la Turquie, tirera-t-il profit dans les urnes de son discours musclé anti-kurde ? PHOTO : ©Turkish Presidential Palace/XINHUA-REA
Par Yann Mens

Les autorités turques accusent l’Etat islamique (EI) d’avoir organisé le double attentat qui a coûté la vie à 97 manifestants pacifiques, le 10 octobre dernier, à Ankara. Des manifestants kurdes, mais aussi alévis (une branche minoritaire du chiisme) ou appartenant à la gauche. Le gouvernement a déjà accusé le groupe jihadiste d’une autre attaque le 20 juillet dernier, qui a provoqué la mort de 33 jeunes kurdes, à Suruç, près de la frontière syrienne.

Dans les deux cas, l’Etat islamique n’a pas (encore ?) revendiqué les attentats qui, selon Ankara, ont été commis par des jihadistes kurdes. Habituellement pourtant, le groupe dirigé par l’Irakien Abou Bakr al-Baghdadi est friand de déclarations tonitruantes et de mise en scène médiatique des horreurs qu’il commet. A-t-il tout de même inspiré les attentats de Suruç et d’Ankara pour détourner l’énergie et les ressources des Kurdes turcs qui aident leurs cousins de Syrie à le combattre ? Les auteurs de l’attentat ont-ils plutôt agi de leur propre initiative, après être éventuellement passés par un camp de formation de l’EI ?

Ces attaques meurtrières sont révélatrices du climat politique dangereux qui règne en Turquie

Ces attaques meurtrières, et les interrogations qu’elles suscitent, sont en tout cas révélatrices du climat politique dangereux qui règne en Turquie, alors que le pays se prépare à retourner aux urnes pour élire ses députés le 1er novembre prochain. Ce sera la deuxième fois que les citoyens du pays votent cette année. Le 7 juin dernier, les législatives ont dessiné un Parlement sans parti dominant, capable de former seul une majorité. L’AKP (Parti de la justice et du développement), une formation d’origine islamiste qui depuis 2002 avait remporté tous les scrutins parlementaires, a subi ainsi son premier vrai revers, n’emportant que 40 % des voix, contre 47 % en 2007.

Une humiliation pour Recep Tayyip Erdogan, élu à la présidence de la République en août 2014 après avoir été Premier ministre du pays pendant douze ans. D’autant plus qu’Erdogan espérait qu’à l’issue du scrutin, son parti disposerait des deux tiers des sièges nécessaires pour pouvoir réformer la Constitution et transformer le régime, parlementaire jusqu’à présent, en régime présidentiel, confiant ainsi tous les leviers du pouvoir au chef de l’Etat.

La défaite de l’AKP en juin, alors que le pays connaît désormais un ralentissement économique, s’explique notamment par le glissement d’une partie des supporters habituels du parti vers deux formations aux options opposées. Ce qui traduit à la fois le caractère composite de son électorat conservateur mais aussi la politique ambiguë de l’AKP. La première de ces formations est le MHP (Parti d’action nationaliste), un mouvement nationaliste turc d’ultradroite, farouchement anti-kurde, qui était déjà présent au Parlement et qui a recueilli 16 % des voix en juin. La seconde est le HDP (Parti démocratique des peuples), une formation essentiellement kurde et qui a remporté en juin dernier 13 % des suffrages, dépassant de 3 % le seuil imposé pour pouvoir faire son entrée au Parlement.

Timides tentatives d’ouverture

Depuis 2009, Recep Tayyip Erdogan a fait plusieurs ouvertures, mais toujours inabouties, en direction des Kurdes (environ 15 % de la population), y compris envers la guérilla du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), dans l’espoir de conserver les électeurs kurdes religieux et conservateurs. Mais cette stratégie a prouvé ses limites. Trop pro-kurde pour les nationalistes turcs, pas assez pour les Kurdes ?

Dès le lendemain du scrutin de juin, Erdogan a émis l’hypothèse que de nouvelles élections pourraient être organisées si aucune coalition gouvernementale ne se révélait possible. De fait, les discussions menées durant l’été par le Premier ministre sortant, Ahmet Davutoglu, avec la principale force d’opposition, le CHP (Parti républicain du peuple) n’ont pas abouti. Un échec prévisible, dans la mesure où le second est le grand rival de l’AKP. D’où, le 24 août, la convocation des élections du 1er novembre prochain.

Les tensions latentes entre le pouvoir et le PKK se sont transformées en guerre ouverte après l’attentat de Suruç le 20 juillet

Mais entre-temps, les tensions latentes entre le pouvoir et le PKK en raison du blocage par le gouvernement de toute négociation se sont transformées en guerre ouverte après l’attentat de Suruç le 20 juillet. Une partie des Kurdes est convaincue que cette attaque n’a été possible que grâce à la complicité des services de renseignement turc avec l’Etat islamique. Deux jours après l’attentat, des membres de la guérilla ont d’ailleurs assassiné deux policiers à leur domicile. Assassinat qui a déclenché une vaste offensive de l’armée dans les régions du sud-est du pays à majorité kurde. Et une vague d’attentats, à la voiture piégée notamment, commis par le PKK en représailles.

Retour de l’armée turque

Sur le plan intérieur, cette nouvelle poussée sanglante d’un conflit qui a démarré il y a trente ans marque le retour à l’avant-scène de l’armée turque. Celle-ci fut pourtant longtemps la bête noire de l’AKP. Les généraux turcs étaient en effet, avec la magistrature et la haute fonction publique, l’un des gardiens de la tradition kémaliste, du nom de Mustafa Kemal, le très autoritaire fondateur de la République turque. Le régime kémaliste, qui se voulait modernisateur, avait instauré une version très musclée de la laïcité. De même, ce courant, défenseur de l’identité turque et dont le CHP se veut le principal héritier, se caractérise par une hostilité à l’endroit des revendications kurdes.

L’offensive du gouvernement contre le PKK place (provisoirement ?) l’AKP et les généraux dans le même camp

Durant les premières années de son gouvernement, l’AKP a profité de ce que les négociations d’adhésion du pays à l’Union européenne, alors actives, imposaient d’affermir l’Etat de droit en Turquie, pour introduire des réformes qui ont réduit la tutelle de l’armée et des deux autres piliers du kémalisme sur la vie publique. De même, les tentatives d’ouverture de Recep Tayyip Erdogan envers les Kurdes à partir de 2009 ont suscité l’hostilité de la hiérarchie militaire.

A l’inverse aujourd’hui, l’offensive du gouvernement contre le PKK place (provisoirement ?) l’AKP et les généraux dans le même camp. Le nationalisme intransigeant affiché désormais par Recep Tayyip Erdogan envers les Kurdes ne se fonde d’ailleurs pas seulement sur l’action de l’armée, mais aussi sur la violence de rue pratiquée par ses propres supporters. Un mouvement de jeunes, proche de l’AKP, a attaqué régulièrement des partisans du HDP au cours des derniers mois.

Ce mouvement se nomme les « Cœurs ottomans », en référence à l’Empire ottoman (1299-1922) dont la Turquie actuelle fut le centre. Mais cette appellation rappelle l’intitulé d’une autre milice, plus ancienne, les Cœurs idéalistes, proche de la droite ultra du MDP celle-là.

Calcul électoral

Il reste à voir si lors des élections du 1er novembre, Recep Tayyip Erdogan tirera profit dans les urnes de son discours musclé anti-kurde. Il a en tout cas déjà essuyé une défaite devant le Conseil supérieur des élections qui, début octobre, a refusé, contrairement aux souhaits du gouvernement, que les urnes de plusieurs districts à majorité kurde aujourd’hui déchirés par les combats entre armée et partisans du PKK soient déplacées vers d’autres localités, plus calmes. Un dispositif qui selon l’opposition aurait ouvert la porte à toutes les fraudes et empêché des électeurs kurdes de pouvoir voter.

Sur le plan extérieur cette fois, la relance du conflit avec le PKK confirme que les pays occidentaux et la Turquie de Recep Tayyip Erdogan n’ont pas les mêmes priorités dans la région, même s’ils sont tous membres d’une même alliance militaire, l’OTAN. Si pour Washington, Londres et Paris, la menace numéro un est l’Etat islamique, pour Ankara, les jihadistes sont visiblement un danger provisoire malgré leur implantation dans le pays, alors que les combattants kurdes, et les revendications qu’ils portent, constituent un problème durable.

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