Opinion

Climat : les économistes français doivent changer de paradigme

7 min
Jean-Joseph Boillot Spécialiste des grandes économies émergentes.

Alors que je rentrais d’une longue mission en Inde, pays réputé pour ses chaleurs torrides avant la mousson – et celle-ci est de plus en plus décalée dans le temps et de plus en plus pauvre en pluie –, voilà que les températures et la pollution à Paris n’avaient plus rien à envier à celles de New Delhi dans le domaine de l’ozone ! Quant à la sécheresse en France, mon potager normand a difficilement supporté l’été malgré nos méthodes de permaculture et de protection des sols. J’ai même réussi l’exploit de planter à la mi-juillet des haricots et des oignons blancs ramenés de Mussoorie dans l’Etat d’Uttarakhand… et ils ont poussé en un temps record comme s’ils étaient chez eux !

Le scénario du pire

Cela pourrait bien être le cas dans la décennie à venir, si on en croit Jean Jouzel. Celui qui est bien le meilleur climatologue français à mon sens n’a pas la langue dans sa poche, comme j’ai pu le constater lors de la préparation de la conférence de Paris. Et ce, même s’il a dû avaler des couleuvres diplomatiques face au risque d’échec du sommet brandi par certains. Les grands gagnants du sommet de 2015 ont ainsi été les lobbies du transport maritime et aérien : ils ont discrètement réussi à sortir de l’accord de Paris et ne supportent aucune contrainte sur leurs émissions de CO2 ou leur pollution bien connue des mers et des airs. Résultat, leurs émissions continuent d’augmenter significativement (pour le transport aérien notamment), et la timide initiative française de taxe carbone sur les billets est vite tombée dans l’indifférence générale.

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La fonte des glaces, qui s’accélère en Antarctique, va libérer dans l’atmosphère des millions de tonnes de CO2

Il a fallu également cacher l’existence de scénarios beaucoup plus pessimistes à l’horizon 2030-2050 et pourtant totalement fondés scientifiquement grâce aux travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec ou IPCC en anglais). Il suffit de se reporter à leurs rapports publics comme celui de 2013, qui a servi de base à la conférence de Paris. Or, de l’avis des dernières estimations, et notamment celles que j’ai pu obtenir de la part de l’Institut indien des sciences, ce sont ceux-là mêmes qui semblent désormais les plus probables, en raison des mécanismes bien connus des économistes dans le cas des phénomènes de rupture.

Le meilleur exemple est la fonte des glaces qui s’accélère en Antarctique trois fois plus vite que prévu depuis cinq ans et qui va libérer dans l’atmosphère des millions de tonnes de CO2 accumulées depuis des millénaires. Sans compter, bien sûr, l’accélération de l’élévation du niveau des mers. Les scientifiques tirent désormais la sonnette d’alarme sur ces mécanismes d’emballement exponentiels pourtant déjà envisagés par les experts du Giec, mais minorés par tous les politiques. Le permafrost commence très sérieusement à dégeler, et notamment celui de l’immense territoire sibérien comme viennent de l’annoncer cet été les scientifiques russes eux-mêmes. Avec le risque, là aussi, qu’il libère les gigatones de carbone qu’il emmagasinait.

Un bilan désastreux en France

A cela s’ajoute un deuxième mécanisme bien connu des sociologues politiques : « Les promesses n’engagent que ceux qui y croient. » La France elle-même fait état d’un bilan désastreux de sa mise en œuvre, si l’on en croit les rapports réguliers du Commissariat général au développement durable. Nos ministres successifs de l’Environnement ont eu beau jeu de reprendre le chiffre plus rassurant de la baisse de nos émissions de gaz à effet de serre (GES), sans faire mention du changement de structures qui était derrière, et notamment de la désindustrialisation massive des trente dernières années. En réalité, nos émissions de CO2 sont reparties à la hausse ces dernières années. Et encore, ce chiffrage ne tient pas compte des émissions indirectes liées notamment à nos importations, et plus largement de ce qu’on appelle notre « empreinte carbone », c’est-à-dire l’impact total de notre consommation. Et ce, sans parler là encore des secteurs non comptabilisés comme les transports aérien et maritime.

La France a « fêté » son jour du dépassement le 5 mai dernier

Autre exemple des dérapages français, notre fameux « jour du dépassement ». Tristement fêté le 1er août pour la planète dans son ensemble, il est en avance de trois mois dans le cas français, même s’il a été célébré bien silencieusement par nos médias le 5 mai dernier. Ce jour-là, en avance d’une semaine par rapport à l’année précédente, la France a épuisé toute sa biocapacité annuelle en ressources renouvelables. Selon Global Footprint, nous serions le 9e champion mondial de la surconsommation écologique, mais après de purs producteurs d’hydrocarbures ou des pays continentaux comme les Etats-Unis, l’Australie ou la Russie. De sorte qu’en réalité, la France a gagné cette année la Coupe du monde du dépassement de l’empreinte écologique parmi les pays de la zone climatique tempérée.

Le silence coupable des économistes

Dans ce contexte, le silence des économistes français pendant toute la période caniculaire de l’été a finalement été assez assourdissant. Certains se rattrapent à la rentrée, avec notamment l’appel lancé par Gaël Giraud et Alain Grandjean et publié dans Alternatives Economiques. Il est temps, plus que temps en réalité, de désigner les urgences et les moyens d’y répondre, en bouleversant notamment nos modèles économiques qui sont restés d’un classicisme impressionnant et tellement silencieux encore sur les travaux de bioéconomie comme ceux de Nicholas Georgescu-Roegen, grand théoricien roumain et francophone de la décroissance1. Ou encore sur un ouvrage fondamental de ce scientifique français qui a pourtant influencé quelques-uns de nos grands économistes hétérodoxes : Jean-Pierre Dupuy, et dont l’ouvrage de 2002 Pour un catastrophisme éclairé avait été présenté lors d’une séance inaugurale du séminaire « Risques »  organisé par le Commissariat général du plan en 2001.

Quand les économistes français vont-ils enfin arrêter de se focaliser sur des demi-points d’inflation en plus ou en moins ?

Mises à part les personnalités qui viennent donc de s’engager courageusement sur la nécessité d’investissements verts à sortir du carcan budgétaire européen, quand les économistes français dans leur ensemble vont-ils enfin se mettre à conseiller leurs gouvernants sur les mesures d’urgence à prendre ? Et arrêter de se focaliser sur des demi-points d’inflation en plus ou en moins, ou sur la nième réforme du marché du travail qui aura éventuellement des effets lorsque la moyenne d’âge du pays sera de … 60 ans ?  Ils savent bien que tout dépend d’un système d’incitation, mais que le seul système d’incitation par les prix pèche en termes d’équité et qu’il n’est surtout pas le plus efficace en présence de déficiences de marché.

C’est le cas lorsqu’on a affaire à des structures productives très inertes dans le temps, comme par exemple un système de transport ou une organisation agricole d’ensemble. Alors le marché et les prix ne permettent pas d’exprimer des choix optimaux. Il leur faut donc imaginer des réformes de structures qui permettraient d’atteindre le « facteur 4 » mis en avant par tous les climatologues pour espérer stabiliser au mieux la détérioration du climat, c’est-à-dire la réduction par 4 de notre empreinte carbone. Et pas seulement une réduction par 4 de nos émissions de GES d’ici à 2030-50, c’est-à-dire demain, mais sur la totalité de notre empreinte écologique puisque nous consommons à crédit... les deux tiers de l’année. Ça fait beaucoup tout de même !

  • 1. Je ne peux que recommander la lecture du grand classique de Nicholas Georgescu-Roegen : La décroissance. Entropie - Ecologie - Economie (1995) qu’on trouve en accès libre ici

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Commentaires (1)
philippe W 07/09/2018
Si la population française était ramenée à son niveau de 1945-50, disons 60% de moins qu'en septembre 2018, le jour du dépassement serait repoussé de trois mois. Simple exemple. Et réciproquement, comment maîtriser l'empreinte écologique mondiale sans maîtriser la démographie ? De ce point de vue, le silence hypocrite ou timoré de M. Boillot s'aligne sur celui des économistes qu'il fustige. Puisque vous citez Georgescu, relisez-le...
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