Manifestation de lycéens et d'étudiants contre le projet de loi El Khomri, le 24 mars 2016 à ParisSimon LAMBERT/HAYTHAM-REA
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Entretien

« Ce qui est source de colère chez les jeunes, c’est de ne plus pouvoir choisir »

5 min
Cécile Van de Velde Sociologue, chaire de recherche du Canada, inégalités sociales et parcours de vie

Les jeunes étaient en tête des deux principales journées de mobilisation qui se sont tenues contre le projet de loi travail les 9 et 17 mars dernier et une nouvelle manifestation étudiante se tenait jeudi 24 mars. Une telle présence dans la rue peut sembler surprenante alors que le texte contient peu de mesures qui les concernent spécifiquement. Mais pour la sociologue Cécile Van de Velde, spécialiste de la jeunesse, cette mobilisation se nourrit de la frustration rencontrée au moment de l’entrée des jeunes sur le marché du travail. 

Que signifient les manifestations récentes dans lesquelles les jeunes sont aux avant-postes ?

Elles témoignent d’un malaise des jeunes. Mais contrairement à ce que l’on entend souvent, ce malaise n’est pas lié au sentiment que les jeunes vivront moins bien que leurs parents. Les jeunes d’aujourd’hui ont intériorisé ce constat depuis longtemps. C’est plutôt la génération précédente qui a eu ce sentiment, celle qui connait davantage la précarité que ses parents baby-boomers. La nouveauté, c’est qu’on a promis aux jeunes d’aujourd’hui qu’ils auraient le choix dans leurs parcours de vie. Or, les portes se sont fermées, notamment depuis la crise de 2008. Ce qui est source de colère chez les jeunes, c’est de ne plus pouvoir choisir. Ils investissent beaucoup dans leur formation, puis se heurtent à la violence de l’insertion dans le marché du travail. C’est de là que viennent les frustrations individuelles : pour faire le métier de leur choix, les jeunes ont le choix entre se brader, c’est-à-dire accepter des conditions de travail très dégradées, ou alors changer de voie.

Les grands indicateurs socio-économiques ne montrent pas de dégradation très spécifique en ce qui concerne la jeunesse. Les jeunes sont plus précaires que la moyenne, leur situation se dégrade, mais pas plus vite que le reste de la population. Qu’est-ce qui explique qu’ils soient en première ligne ?

En matière d’accès au logement, au crédit ou à l’emploi, il y a en effet une stabilisation de la dégradation des conditions de vie des jeunes. Mais subjectivement, les jeunes ont le sentiment que leur situation se dégrade plus vite que celle des autres générations. Beaucoup de jeunes, surtout les trentenaires diplômés, ressentent une injustice générationnelle.

"Subjectivement, les jeunes ont le sentiment que leur situation se dégrade plus vite que celle des autres générations"

Ils ont l’impression que la jeunesse porte seule une dette que leur ont laissée les générations précédentes, et qui est beaucoup trop lourde.

Quelles sont les stratégies des jeunes face à ces difficultés ?

Elles sont surtout individuelles. Les jeunes font de plus en plus scission avec ce qu’ils appellent « le système ». Beaucoup estiment qu’il ne faut plus rien attendre de la société. Que l’autoroute sociale ne fonctionne plus. Et qu’il faut donc utiliser des chemins de traverse qui sont individuels, en comptant sur leurs compétences personnelles (réseau, créativité, dynamisme…). En ce sens, la jeunesse se libéralise. Le diplôme reste une clé, mais les jeunes y croient de moins en moins. Pour certains, ces chemins individuels sont une source d’émancipation. Pour d’autres, c’est surtout une réponse « subie » en réaction à la dureté du marché du travail.

Ces réponses individuelles signifient-elles qu’il n’y aura plus de mouvement collectif de jeunesse de grande ampleur ?

Les deux types d’expression ne sont pas incompatibles. Parallèlement au phénomène de désadhésion et de retrait individuel que je viens de décrire, les jeunes sont tout à fait capables de mener un mouvement collectif, surtout s’il est lancé par les organisations structurées comme ça a l’air d’être le cas pour le moment avec la loi travail.

"La jeunesse se libéralise"

Sera-t-elle le déclencheur d’un mouvement social d’ampleur de la part de la jeunesse ? C’est très difficile à dire. Une chose est sûre, il y a un terreau de colère chez les jeunes, lié à ce que je viens de décrire, et au fait que les jeunes ont le sentiment qu’on ne les considère pas.

François Hollande a pourtant fait de la jeunesse sa priorité pour le quinquennat, et plusieurs mesures ont été prises. Ne sont-elles pas suffisantes ?

Beaucoup de petites mesures se sont empilées, et la plupart vont dans le bon sens. Il en reste d’autres assez faciles à mettre en place, comme l’ouverture des aides sociales aux jeunes. Certaines leur sont encore fermées ou sont accordées à leurs parents. Ces aides permettraient aux jeunes d’accéder plus facilement au logement, au crédit... Mais plus globalement, elles devraient permettre aux jeunes de prendre des chemins alternatifs, comme la reprise d’études après avoir travaillé.

"Beaucoup de mesures positives ont été prises, mais il manque une vraie politique de génération"

Car au-delà des « petites » mesures, il manque surtout une vraie politique de génération, c’est-à-dire un grand plan symbolique qui ouvre l’horizon des possibles. Pour cela, il faut repenser les parcours de vie, en prévoyant davantage de passerelles entre les périodes de formation et les périodes d’activité professionnelles. Ces dernières années, on a multiplié les passerelles et les équivalences entre les formations, c’est un premier pas qu’il faut poursuivre. L’important, c’est de donner une capacité de rebond aux jeunes, et faire en sorte qu’un « accident » de parcours ne soit pas une chute fatale, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui. J’ai bien conscience que cette évolution majeure correspond à un temps long, un temps de sociologue, mais c’est la direction qu’il faut continuer à suivre.

Propos recueillis par Vincent Grimault

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