Europe

L’Allemagne, un paquebot qui vire lentement

7 min

Entrée en récession, l’Allemagne est désormais en proie au doute. Les dogmes que ses dirigeants ont imposés à l’Europe depuis dix ans se fissurent. Mais les résistances restent fortes.

La dette allemande va passer sous les 60% du PIB cette année. La politique zéro déficit est inscrite dans la Constitution, mais des voix de plus en plus nombreuses se sont élevées ces derniers mois pour en demander l’abandon. PHOTO : © Arne Immanuel Baensch/ZUMA Press/ZUMA/REA

Allemagne a traversé sans grande difficulté la crise de 2008 et ses suites. Elle a même profité à plein de son statut de safe harbour, de refuge sûr. Non seulement avec des taux d’intérêt nettement plus bas que le reste de l’Europe, mais aussi sur le plan démographique : la crise lui a permis d’attirer massivement les jeunes qualifiés de Grèce, d’Italie, d’Espagne, du Portugal…, comblant ainsi son déficit en la matière. Pourtant, depuis deux ans, la mécanique s’est enrayée : l’économie ralentit, les exportations stagnent. Du coup, le débat s’ouvre sur des sujets jusque-là tabous.

L’Allemagne a fait des exportations, hors d’Europe notamment, le cœur de son modèle. Cela a amené les autorités, quelle que soit leur couleur politique, à s’opposer à toute forme de protectionnisme, de peur de représailles des pays où les entreprises allemandes se déployaient. Et cela en particulier vis-à-vis de la Chine. L’Allemagne n’a ainsi pas réagi quand le port du Pirée ou l’EDF portugaise ont été repris par des sociétés chinoises suite à la crise de la zone euro. En revanche, lorsqu’en 2016 la société chinoise Midea a racheté le fabricant allemand de robots industriels Kuka, nos voisins ont soudain découvert que l’appétit des multinationales chinoises, soutenues par un Etat dictatorial et opaque, affectait aussi le cœur du « made in Germany ». Suite à cela, le gouvernement allemand a permis l’adoption en février 2019 de premières mesures européennes de protection vis-à-vis des investissements étrangers. L’Allemagne reste cependant un fervent soutien des traités commerciaux comme le Ceta avec le Canada et l’accord avec le Mercosur.

La politique industrielle n’est plus taboue

Par ailleurs, l’industrie automobile du pays traverse de graves difficultés : le dieselgate1 a durablement dégradé son image ; la lutte contre le changement climatique pénalise particulièrement ses produits, lourds et gros consommateurs de carburant ; l’électrification des véhicules et les voitures autonomes, domaines où les constructeurs allemands sont en retard, rebattent les cartes du secteur. Or, sa fragilisation aurait à terme des conséquences très lourdes pour le pays, d’autant que la relève n’est pas là.

Du coup, nos voisins se sont mis à employer un mot jusque-là tabou : « Industriepolitik », politique industrielle. Depuis plusieurs décennies, l’Allemagne s’opposait en effet aux velléités, surtout françaises, d’établir une stratégie industrielle européenne pour se substituer aux défuntes politiques nationales, bannies au nom du marché unique. Mais en février dernier, Peter Altmaier, le ministre de l’Economie allemand, a proposé une « stratégie industrielle pour 2030 ». Elle prévoit des subventions publiques plus importantes à la recherche et développement et veut favoriser l’émergence de géants européens, quitte à modifier les règles de concurrence de l’Union. Malgré de vifs débats outre-Rhin, l’idée semble désormais acquise. Reste à voir si elle se traduira (ou non) en pratique.

Les réformes Schröder détricotées

L’Allemagne a aussi été depuis dix ans le fer de lance, partout en Europe, d’une politique de baisse des coûts salariaux et de flexibilisation du marché du travail. Parce que, pour la plupart des Allemands, c’est la politique de ce type menée par le chancelier Gerhard Schröder au début des années 2000 qui avait permis à l’économie de se redresser2.

Pour la plupart des Allemands, ce sont les réformes Schröder du début des années 2000 qui avaient permis à l’économie de se redresser. Ces mesures sont remises en cause depuis plusieurs années

Sur le plan interne cependant, ces réformes Schröder ont commencé à être remises en cause depuis plusieurs années, déjà pour limiter les dégâts sociaux considérables qu’elles ont causés : en 2015, l’Allemagne a ainsi mis en place un Smic horaire, porté à 9,19 euros de l’heure en 2019 (10,03 euros en France) ; en 2018, une réforme des retraites a garanti un taux de remplacement minimal de 48 %, un élargissement des conditions d’accès à la retraite minimum et des avantages supplémentaires pour les mères ; en 2020, le dispositif dit Hartz IV, la plus contestée des mesures Schröder, doit être réformé pour limiter les contraintes auxquelles sont soumis les allocataires des minima sociaux.

Par ailleurs, depuis dix ans, les salaires augmentent en Allemagne plus vite qu’ailleurs, ce qui fait que la demande intérieure allemande a tenu le choc jusqu’ici malgré le ralentissement des exportations. Face aux difficultés actuelles, on aurait pu redouter que notre voisin choisisse d’engager de nouvelles « réformes Schröder », entraînant de nouveau le pays et l’Europe dans une spirale déflationniste, mais ce n’est pas (encore ?) la tonalité dominante outre-Rhin, même si ces appels existent.

Une austérité allégée

Enfin, last but not least, Berlin a été en première ligne ces dernières années pour imposer l’austérité budgétaire en Europe, via notamment en 2012 le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG). Dès 2009, l’Allemagne avait inscrit dans sa Constitution une « Schuldenbremse », un frein à la dette. Cette disposition oblige les Länder (les régions) à avoir des budgets équilibrés et interdit au Bund (l’Etat central) de s’endetter de plus de 0,35 % du produit intérieur brut (PIB) chaque année. Ce solde est cependant calculé hors effet de la conjoncture, autorisant un dépassement lorsque celle-ci se dégrade.

Mi-octobre, à la question « Est-ce que le gouvernement doit maintenir le “schwarze Null” même dans des temps difficiles sur le plan économique ? », 55 % des Allemands interrogés répondaient « non »

Depuis 2014, sous la férule de Wolfgang Schäuble, le très orthodoxe ministre des Finances (jusqu’en 2018), l’Allemagne mène de plus une politique dite de « schwarze Null », de zéro noir, avec un équilibre budgétaire permanent. La dette publique est ainsi passée de 82 % du PIB en 2010 à 58 % cette année, en dessous du plafond de 60 % fixé par le traité de Maastricht. Dans le même temps, la dette française montait de 85 % à 99 % du PIB. Ce résultat peut sembler positif, mais, dans un contexte où les taux d’intérêt sur la dette allemande sont négatifs, cela n’a guère de sens : aujourd’hui, en effet, plus l’Etat allemand s’endette, plus il s’enrichit, puisqu’il rembourse moins qu’il n’a emprunté… De plus, le bas niveau des dépenses publiques allemandes a entraîné une hausse de la pauvreté et des inégalités ainsi qu’une dégradation des infrastructures : l’Allemagne est l’un des pays développés qui a le moins investi depuis vingt ans.

Ces derniers mois, des voix de plus en plus nombreuses se sont élevées pour demander l’abandon du « schwarze Null ». En août 2019, le Bundesverband der Deutschen Industrie (BDI), le Medef allemand, en a réclamé la fin. Et en septembre, Wolfgang Schäuble lui-même a suggéré de transformer le « schwarze Null » en « grüne Null », en zéro vert, autrement dit de sortir de ce calcul les dépenses liées à la transition écologique. Mi-octobre, à la question « Est-ce que le gouvernement doit maintenir le “schwarze Null” même dans des temps difficiles sur le plan économique ? », 55 % des Allemands interrogés répondaient « non », contre 35 % « oui ».

Les choses bougent donc outre-Rhin, mais comme toujours (très) lentement, notamment parce qu’Olaf Scholz, le ministre des Finances membre du SPD, tient à ne pas apparaître aux yeux de l’opinion comme plus laxiste que Wolfgang Schäuble. Le gouvernement a certes décidé de baisser les impôts en supprimant (sauf pour les plus riches) le Soli, un impôt de solidarité créé en 1991 pour financer la réunification. Mais cette mesure n’entrera en vigueur qu’en 2021. Il a aussi mis au point fin septembre un « Klimapaket », un paquet climat, mais les sommes qu’il prévoit d’investir (100 milliards d’euros d’ici à 2030) ne représentent que 0,3 % du PIB par an… Quant à revenir sur le « frein à la dette », ce qui nécessiterait une réforme constitutionnelle, pas la peine d’y songer pour l’instant. Enfin, si les choses bougent (un peu) en Allemagne, il n’est pas question pour autant de remettre en cause les règles européennes. Pour cela, il faudra sans doute attendre que la situation chez nos voisins s’aggrave encore.

  • 1. On a découvert en 2014 que les fabricants automobiles, et notamment Volkswagen, avaient trafiqué les logiciels des véhicules diesel, pour réduire leurs émissions de polluants dans les seules conditions des tests de qualification. Ces véhicules émettaient donc en conditions réelles beaucoup plus que prévu par les normes européennes et américaines.
  • 2. Il y a cependant fortement lieu d’en douter. Voir Made in Germany. Le modèle allemand au-delà des mythes, par Guillaume Duval, Seuil.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !