Energie

L’hydrogène importé sera « vert » pour l’Europe, moins pour le Maghreb

10 min

Plusieurs pays voisins de l’UE, comme le Maroc et la Tunisie, comptent exporter de l’hydrogène pour répondre à la demande européenne, menaçant d’accentuer la pression sur leurs ressources et la concurrence entre eux.

La molécule occupe une place de choix dans la politique énergétique européenne : par souci d’autonomie énergétique mais aussi de décarbonation, l’hydrogène est indispensable à la réalisation du Pacte vert européen qui vise la neutralité carbone à horizon 2050, et cette énergie pourrait représenter jusqu’à 20 % du mix du continent en 2050 contre 2 % aujourd’hui.

Plus précisément c’est l’« hydrogène vert », produit à partir…

La molécule occupe une place de choix dans la politique énergétique européenne : par souci d’autonomie énergétique mais aussi de décarbonation, l’hydrogène est indispensable à la réalisation du Pacte vert européen qui vise la neutralité carbone à horizon 2050, et cette énergie pourrait représenter jusqu’à 20 % du mix du continent en 2050 contre 2 % aujourd’hui.

Plus précisément c’est l’« hydrogène vert », produit à partir d’énergie renouvelable, qui est visé. Le plan REPowerEU ambitionne de produire 10 millions de tonnes d’hydrogène vert (H2V) d’ici à 2030 et à en importer autant depuis l’étranger. Pour cela, 100 GW de capacité d’électrolyseurs, nécessaire pour la production d’hydrogène vert, devront être installés dans son pourtour oriental (Ukraine) et méridional (Afrique du Nord) avant 2030.

A ce jour, 0,9 million de tonnes de H2V par an sont destinées à l’exportation vers l’Union européenne (UE). Pour multiplier ce niveau par dix d’ici la fin de la décennie, des pays comme le Maroc ou la Tunisie, disposant de conditions climatiques favorables et n’exportant aujourd’hui pas ou très marginalement d’énergie vers l’Europe, espèrent devenir des partenaires commerciaux de premier choix.

« Diplomatie de l’hydrogène » allemande

De plus en plus convoité, l’hydrogène est aujourd’hui principalement utilisé dans les processus industriels. Molécule indispensable dans l’industrie chimique, elle se mélange à l’azote de l’air pour produire de l’engrais azoté. Pour le secteur de la sidérurgie, son utilisation réduit le bilan carbone de fabrication de l’acier.

Par ailleurs, mélangé à du dioxyde de carbone, l’hydrogène permet d’obtenir du méthanol utilisé comme carburant ou composant de peinture. Enfin, il peut être injecté dans un réseau de gaz pour la combustion, pour cuisiner ou se chauffer.

Le souci est qu’aujourd’hui l’hydrogène consommé dans l’UE est à 95 % obtenu à partir d’énergies fossiles (hydrogène gris), et émet donc quantité de gaz à effet de serre. Les regards sont donc tournés vers l’H2V, qui est obtenu par électrolyse de l’eau, ce qui consiste à décomposer les molécules d’eau (H2O) par un courant électrique provenant des énergies renouvelables (ENR) et n’émet donc directement pas de gaz à effet de serre.

Ce processus de fabrication est cependant plus onéreux et, selon l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena), l’hydrogène vert coûte actuellement de 4 à 6 dollars le kilo, soit 2 à 3 fois plus que l’hydrogène gris. 

Parmi les Etats de l’UE disposant d’une stratégie nationale d’hydrogène, l’Allemagne, dont 22 % des émissions sont issues de l’industrie, est la plus active. Selon sa stratégie nationale, « il ne sera pas possible de produire les grandes quantités d’hydrogène [...] étant donné que les capacités de production d’ENR en Allemagne sont limitées. L’Allemagne devra donc rester un important importateur d’énergie à l’avenir ». Le pays a donc mis en place une véritable « diplomatie de l’hydrogène ».

Cette diplomatie a notamment pris forme dans un « partenariat énergétique maroco-allemand » sur la production d’énergie renouvelable depuis 2012 et étendu en 2020 à l’H2V. Coopérant aussi avec l’UE, le Maroc a publié en mars dernier l’« offre Maroc » concernant l’H2V.

Pour attirer les investissements, le royaume a fixé les conditions et avantages à l’investissement dans la filière ainsi que les organes de gouvernance, en proposant des abattements fiscaux et des aides à l’installation pouvant atteindre jusqu’à 30 % des montants à investir. Si aucun objectif d’exportation est clairement avancé, selon certaines projections, le pays pourrait exporter en 2040 1,49 million de tonne d’hydrogène et 3,49 millions en 2050.

Du côté de la Tunisie, le pays élabore depuis 2022 avec l’Allemagne sa stratégie nationale (H2vert.TUN). Visant une production de 0,3 million de tonnes de H2V en 2030, le pays ambitionne surtout d’en exporter 6 millions en 2050, soit 72 % de sa production nationale, et espère la création de 434 000 emplois avec la promesse d’une molécule autour de 1,4 euro/kg.

Au service de l’Europe

La pertinence de ces politiques énergétiques visant une exportation vers l’UE est cependant interrogée par des nombreuses études. Pour atteindre seulement un million de tonnes d’hydrogène exportées vers le Vieux Continent d’ici à 2030, 10 GW d’électrolyseur et 20 GW d’électricité renouvelable seront nécessaires. A titre de comparaison, le Maroc dispose en 2022 d’une capacité installée de renouvelables de 2,3 GW et prévoit d’atteindre 12 GW en 2030.

Outre la difficulté à atteindre les objectifs d’exportation, cela signifie qu’une part considérable des éoliennes et panneaux photovoltaïques installés dans le pays servira à produire de l’énergie pour l’Europe.

La Tunisie est en retard sur ses propres objectifs de déploiement des renouvelables. D’après Bouchra Belhadj Abdallah, docteure en polluants environnementaux émergents et experte en gouvernance environnementale et climatique, « les programmes d’investissement du gouvernement n’ont pas réussi à se rapprocher des objectifs nationaux, tels que la production de 30 % de l’électricité à partir de sources d’énergie renouvelables d’ici à 2030 [contre 8 % en 2022, NDLR] ».

Pour accéder au marché européen de l’hydrogène, les pays producteurs passent par un processus d’enchères et sont mis en compétition. Un mécanisme est notamment développé par H2Global, une fondation allemande soutenue par des industriels du secteur. Son objectif vise à instaurer un marché de l’hydrogène vert. Pour cela, H2Global propose d’être un intermédiaire entre les producteurs et les acheteurs. Il sélectionne les producteurs en fonction de leur prix de l’H2V et de critères sociaux et/ou environnementaux, puis revend l’hydrogène aux acheteurs européens.

Comme le prix actuel de l’H2V est plus élevé que l’hydrogène gris, la fondation, par l’intermédiaire de financements étatiques, compense le surcoût pour le rendre accessible aux acheteurs européens et espère à terme instaurer un signal prix de l’H2V. Suivie de près par l’Allemagne, la fondation est soutenue par le ministère de l’Economie et du Climat à hauteur de 4,73 milliards d’euros.

« Au-delà des critères environnementaux européens, l’Allemagne a exigé que l’hydrogène importé via le mécanisme H2Global provienne de pays non-européens et remplisse des critères sociaux », précise Susana Moreira, coprésidente du conseil d’administration de H2Global. Ce mécanisme a d’ailleurs inspiré la Commission européenne, qui a lancé fin novembre 2023 sa propre Banque de l’hydrogène, abondée à hauteur de 3 milliards d’euros.

Le critère du prix reste cependant un déterminant majeur pour l’entrée sur le marché européen. Les pays producteurs sont donc amenés à se faire concurrence et à serrer leur prix de production. Ce qui a des répercussions sur les conditions de fabrication de l’H2V et rappelle curieusement celle de projets d’ENR déployés au Maghreb par le passé.

Ressources locales, hydrogène exporté

Pour une puissance installée de 560 MW, le projet phare du plan solaire marocain – le complexe solaire thermodynamique Noor Ouarzazate – est en service depuis 2018. Essentiellement pensé pour l’exportation, en envoyant du courant via l’interconnexion avec l’Espagne, cette centrale a d’ailleurs largement été financée par la Banque allemande du développement (KfW).

Le complexe n’est cependant pas rentable, aujourd’hui, du fait d’un prix de production trop élevé (environ le double du tarif auquel s’échange le MWh dans le pays) et d’un volume d’exportation trop faible. Mobilisant environ 2,4 milliards d’euros d’investissement, ce complexe a aggravé la dette extérieure du pays.

Quant aux retombées locales, les entreprises nationales sont cloisonnées aux tâches à faible valeur ajoutée tels le terrassement, la soudure, le transport ou la sécurité. Cette situation se traduit par une faible création d’emplois durables, nécessitant moins de 200 personnes, principalement peu qualifiées, pour gérer un complexe étalé sur 3 500 hectares.

Pour offrir l’H2V la plus compétitive possible, l’« offre Maroc » met à disposition des investisseurs 10 000 km2 de terrain situé dans les régions qui offrent les meilleurs potentiels de production. Fortement venteuses et ensoleillées, elles sont également proches des zones côtières pour dessaliniser l’eau nécessaire à l’électrolyse.

Selon des estimations réalisées dans un rapport du Conseil économique et social marocain, les zones à fort potentiel en renouvelables sont estimées entre 18 000 à 20 000 km². Selon ses propres projections, le pays a besoin d’un tiers de ce foncier pour répondre à ses besoins énergétiques, et met ainsi sur le marché international de l’hydrogène près de 50 % de ce potentiel foncier à fort rendement en énergies renouvelables. De quoi soulever de nombreuses questions liées aux conflits d’usage.

En effet, la production de H2V requiert des quantités d’eau, environ 9 000 litres pour produire une tonne, et l’or bleu n’est ensuite pas réutilisable pour d’autres usages. Que ce soit au Maroc ou en Tunisie, l’eau devrait certes être issue de la désalinisation, mais la priorité accordée à un produit d’export dans des pays en stress hydrique soulève de nombreuses critiques.

Selon Ilyes Ben Ammar, membre du groupe de travail pour la démocratie énergétique, « la Tunisie, qui souffre d’une pénurie d’eau, en consommera de grandes quantités équivalant à la consommation de plus de 400 000 citoyens tunisiens pour produire de l’hydrogène vert qui sera exporté à l’étranger ».

Des bénéfices incertains pour les pays exportateurs

Enfin, des problèmes sociaux peuvent émerger du fait que la stratégie tunisienne de l’hydrogène vert soit définie « de manière unilatérale par le ministère de l’Industrie, des Mines et de l’Énergie […] sans la moindre implication de la société civile et sans garantie de protection pour les communautés locales concernées », selon une étude de la fondation Heinrich-Böll.

Avec les nouveaux besoins en H2V, on se retrouve dans une modification des besoins de développement et de la transition énergétique, au bénéfice notamment de l’Europe. Tout en offrant des ressources aux investisseurs comme la terre, l’eau, le soleil et le vent, la Tunisie et le Maroc alimentent leurs propres conflits d’usage.

Dans une logique concurrentielle du prix de l’H2V, et en l’absence de cadres de régulations transfrontalières, l’UE négocie bilatéralement avec chacun des pays de son voisinage, générant de fait une compétition entre eux. A travers ses besoins énormes en H2V pour atteindre une neutralité carbone, l’UE tend à positionner la rive sud méditerranéenne dans une logique extractive de type néocolonial.

La SWP, un think thank qui conseille pourtant le ministère allemand des Affaires étrangères, s’interroge aussi sur les bénéfices pour les pays exportateurs :

« Les pays en développement auront généralement besoin d’infrastructures, de matériaux, de main-d’œuvre qualifiée et de technologies provenant de l’étranger. Les importateurs devront trouver un juste équilibre – s’il existe vraiment – entre la promotion des importations, le respect des initiatives locales et la prévention des dépendances (néo-impérialistes) et de leurs conséquences néfastes sur les économies et les sociétés des exportateurs. »

Face aux promesses d’une molécule miracle qui promet des retombées gagnant-gagnant pour les deux rives de la Méditerranée, c’est plutôt un piège de l’hydrogène qui risque de se refermer sur des pays comme la Tunisie ou le Maroc.

Ce article a bénéficié du soutien du CLEW Journalism Network

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Commentaires (3)
FERNANDO FRANCO 11/04/2024
Les valeurs occidentales, la démocratie, seront-elles autre chose qu'imposture? Les pays du sud n'ont qu'à se doter de mécanismes institutionnels qui empêcheraient les hommes poliques d'être sur la scène du négoce, véritable fléau d'intermédiaires au service des pays développés. La stratégie coloniale s'apprête à ruiner davantage ces peuples, obnubilés par le progrès qui leur revient en servilisme.
Serge Martin 11/04/2024
Encore une fois, l’Europe impose des règlements pour décarboner la zone Europe. Nous décalons le problème sur les pays qui produirons l’hydrogène. Actuellement si nous pouvons pas en Europe produire de l’hydrogène verte, pourquoi imposer aux pays du Maghreb de produire de l’hydrogène grise? Nous avons déjà vecu cela avec l’amiante. Rappelons nous le scandale du Porte-avions Foch.
elegehesse 10/04/2024
Le problème actuel est que les rendements photovoltaïques actuels sont trop bas pour encaisser le faible rendement énergétique de la chaîne du soleil au Sahara jusqu'au H2 en Europe. Soyez patients, les rendements vont monter et le prix du MWh solaire passera sous les 10 $.
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