Entretien

« Libérer l’innovation au service du progrès économique et social »

10 min
Mistral, plate-forme collaborative de haute technologie dédiée aux textiles innovants située sur le site de l'Institut français du textile et de l'habillement (IFTH) de Lyon, qui fait partie du pôle de compétitivité Techtera. PHOTO : ©Stephane AUDRAS/REA

L’innovation, ce n’est pas qu’une affaire de technologies, d’ingéniosité et de prise de risque. Les attentes sociales et l’action des pouvoirs publics jouent aussi un rôle déterminant dans son orientation et sa diffusion, soulignent Blandine Laperche, vice-présidente du Réseau de recherche sur l’innovation et rédactrice en chef de la revue Innovation, et Michel Marchesnay, professeur émérite à l’université de Montpellier, dans l’entretien qu’ils nous ont accordé.

La France est-elle un pays innovant ? Quel jugement porter sur les politiques publiques dans ce domaine ?

Blandine Laperche : En termes d’effort de R&D, la position de la France reste stable, en-deçà de l’Allemagne ou des pays d’Europe du Nord, tandis que d’autres pays, asiatiques notamment, progressent très vite. Elle demeure le deuxième déposant de brevets en Europe. Les ambitions des entreprises se heurtent cependant à des blocages tant du côté de l’offre que de la demande. Dans le domaine des technologies vertes, par exemple, les coûts de la transition vers l’utilisation des énergies renouvelables restent élevés, comparés aux coûts d’usage des énergies fossiles ou aux économies d’échelle réalisées dans les productions moins vertueuses. La mise au point de produits et services à empreinte environnementale faible fait partie des plans stratégiques affichés mais nécessite des investissements, en termes d’infrastructures par exemple, que les entreprises rechignent à assurer (par exemple des stations de recharge pour les voitures électriques).

« L’action publique peut contribuer à créer les conditions permettant la diffusion de l’innovation »

Autre exemple : la « silver économie ». La question posée ici concerne l’acceptation sociale des innovations : les personnes âgées sont-elles prêtes à être assistées par un robot compagnon et à utiliser des montres-santé connectées ou à installer des détecteurs de chute à domicile ? Dans ces deux cas, l’action publique peut contribuer à créer les conditions permettant la diffusion de l’innovation. Au-delà, la puissance publique cherche à inciter les entreprises à investir en réduisant en contrepartie leur charge fiscale (crédit impôt recherche) et à stimuler les échanges de connaissance et l’accès aux marchés en développant clusters et pôles de compétitivité. Des initiatives qui, selon les grandes entreprises, profitent surtout aux petites, qui, elles, disent le contraire, sachant qu’au final, les effets sur la créativité et l’emploi ne sont pas à la hauteur des attentes.

Michel Marchesnay : Dans l’idéologie française, deux mots ont été longtemps considérés comme péjoratifs, synonyme d’avidité : le pragmatisme et l’esprit d’entreprise. La génération montante, plus ouverte sur le monde, notamment anglo-saxon, est en attente d’un système éducatif qui porte davantage sur la détermination des problèmes, la façon de les résoudre au cas par cas, plutôt que d’appliquer une solution préconçue.

« La créativité n’a pas été considérée comme prioritaire dans les écoles d’ingénieurs »

La créativité n’a pas été jusqu’ici considérée comme prioritaire, en particulier dans les écoles d’ingénieurs. L’émergence de formations axées sur l’apprentissage de terrain, appelant une approche pluraliste et évolutive des problèmes, ayant recours aux cas, etc., a contribué à la montée en légitimité de l’idée de créer « son » entreprise, développant ainsi un « individualisme de réseau ».

Numérique, biotechnologies, énergies renouvelables : l’innovation est partout, mais la croissance n’est plus au rendez-vous...

B. L. : Selon l’économiste Jospeh Schumpeter, l’innovation provoque un phénomène de « destruction créatrice » : elle détruit les bases anciennes de la production tandis qu’apparaissent de nouveaux produits et services, de nouveaux procédés et de nouvelles organisations productives ou commerciales. De quoi relancer offre et demande et enclencher un nouveau cycle de croissance. Du côté de l’offre, la majorité des grandes entreprises ont maintenu globalement leurs dépenses de R&D après la crise de 2008. Cependant, elles se focalisent sur les domaines jugés les plus porteurs, mettent fin aux programmes sans perspective précise, potentiellement porteurs d’innovation, mais contrecarrés par une gouvernance financière de court terme. Cela dit, de nouveaux entrepreneurs apparaissent parallèlement dans le numérique, dans les biotechnologies et les technologies vertes. Et leur action s’inscrit cependant dans des réseaux auxquels sont associées de grandes entreprises, dès le financement de leur création.

« Le processus de destruction créatrice ne se développe donc plus dans les termes décrits par Schumpeter »

Le processus de destruction créatrice ne se développe donc plus dans les termes décrits par Schumpeter. L’entrepreneur d’aujourd’hui, en France particulièrement, s’il a toujours le goût du risque et de l’ingéniosité, invente des « combinaisons productives » qui se développent et se valorisent par les relations étroites qu’il noue avec d’autres entreprises, avec les universités et les centres de recherche publique. Ses capacités (financières, scientifiques et techniques, d’accès aux marchés) en sortent renforcées, mais son pouvoir de changement est paradoxalement diminué, puisqu’il suppose la mutation de l’ensemble des structures impliquées dans l’innovation ! Enfin, il faut que la demande soit aussi au rendez-vous.

M. M. : Pour savoir si l’innovation peut jouer un rôle-clé dans la résolution de la crise, encore faut-il s’entendre sur le sens de ce mot ! Les économistes s’en sont longtemps tenus à une définition statistique, c’est-à-dire au nombre de brevets déposés. Ce qui conduit à surestimer le poids des grandes entreprises dans l’innovation. En effet, les PME et TPE technologiques renoncent souvent à déposer un brevet, trop cher et surtout susceptible d’« inspirer » une entreprise plus puissante.

« Une part importante de l’innovation n’est pas mesurée »

Au-delà, l’innovation est aussi portée par les entrepreneurs indépendants, qui peuvent se révéler très créatifs, du numérique à la gastronomie en passant par les produits écologiques ou l’artisanat d’art ! Plus au fond, la définition statistique de la croissance est aujourd’hui remise en question. Une part croissante de l’activité des entreprises et des personnes n’est pas prise en compte dans le produit intérieur brut (PIB). En témoigne le développement de l’économie collaborative, le poids du bénévolat et des activités domestiques, mais aussi de l’économie souterraine, depuis le travail au noir jusqu’aux activités délictueuses !

En quoi et à quelles conditions l’innovation peut-elle contribuer à la résolution des grands problèmes auxquels l’humanité est confrontée ?

B. L. : Pour l’économiste Robert Gordon, le potentiel de changement offert par les technologies de l’information n’est pas comparable à celui des grandes inventions du passé qui ont alimenté la croissance jusque dans les années 1970. Au-delà, observons que dans la mesure de la performance d’une entreprise ou d’un pays, les critères financiers – dégager de la valeur pour l’actionnaire dans le cas de l’entreprise, assainir les finances publiques pour l’Etat – arrivent en tête. La capacité à innover est partout vantée mais, dans les faits, elle passe par le tamis de la mesure des performances financières à court terme. L’innovation mineure, moins risquée et plus rémunératrice, est souvent préférée aux innovations plus ambitieuses, mais aux perspectives incertaines.

« La capacité à innover est partout vantée mais, dans les faits, elle passe par le tamis de la mesure des performances financières à court terme »

Ensuite, le potentiel créatif de l’innovation dépend des objectifs que la société lui donne. Notre capacité à lutter contre le changement climatique, à préserver la biodiversité ou à améliorer la santé publique est conséquente au vu des possibilités ouvertes par la combinaison entre technologies numériques, biotechnologies et nanotechnologies. De quoi répondre aux défis du XXIe siècle. Mais ces innovations sont-elles rentables ? La contradiction n’est pas nouvelle : dans L’homme au complet blanc, un film britannique de 1951, un ingénieur chimiste crée un tissu inusable et insalissable… et se met à dos toute l’industrie du textile ! En pratique, le progrès technique est donc orienté, par le financement de la recherche, par les droits de propriété accordés sur les inventions et par les pratiques routinières des entreprises. Libérer son potentiel pour le mettre au service du progrès économique et social suppose que le politique fixe un cap !

M. M. : On sait depuis le mythe de Prométhée que l’innovation est à double tranchant, simultanément facteur de progrès et de désordre. En réalité, l’impact des innovations se déroule, à chaque révolution industrielle, en plusieurs étapes. D’abord, la révolution technologique, alliée à la libéralisation des échanges, entraîne des effets destructeurs en faisant disparaître des activités ainsi que les groupes sociaux qui les assuraient. Dans un deuxième temps, les emplois se « déversent » vers les activités industrielles et de services « innovantes » et, avec elles, une nouvelle classe moyenne apparaît, avec ses attentes, ses valeurs et ses besoins.

« La nouvelle classe moyenne manifeste un besoin individualiste d’hédonisme et de réalisation personnelle »

Aujourd’hui, celle-ci cultive, d’un côté, le culte de l’urgence et de la performance, souvent au sein d’une hiérarchie, un appel à davantage d’innovations technologiques, transparaissant dans l’usage des produits numériques ; de l’autre, elle manifeste un besoin individualiste d’hédonisme, de réalisation personnelle concrétisée par un nomadisme, tant dans la vie professionnelle que sociale et familiale. Elle s’inscrit d’emblée dans une société-monde, tant au plan du travail (expatriation), que des loisirs (tourisme) et des valeurs (universalisme). Mais la post-modernité porte aussi l’idée d’un dépassement de la société industrielle et d’une domination des activités de services qui débouche finalement sur une manière d’« état stationnaire ». Il nous faut constater aujourd’hui que l’hyperindustrialisation est à l’origine d’un grand nombre de problèmes – précarité, nuisances urbaines et environnementales, etc. Répondre à ces problèmes peut aussi porter une vague d’activités créatives, en s’appuyant sur le socle technologique qu’offre la révolution numérique et biologique.

  

Cet entretien est publié dans le cadre du Forum de l’Innovation VII qui aura lieu du 9 au 11 juin 2016 à la Cité de Sciences et de l’Industrie de Paris. Seront fếtés à cette occasion les 20 ans de la revue Innovations (Revue d’Economie et de Management de l’Innovation / Journal of Innovation Economics and Management) fondée en 1995 par Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis. Cette revue bilingue traite de l’économie et du management de l’innovation, en privilégiant une approche interdisciplinaire et multifonctionnelle associant également sociologie industrielle, droit, ingénierie, histoire des sciences et des techniques et géographie économique.

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