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L’information économique encore trop maltraitée

14 min

Déficit de formation, guerres entre services, préjugés négatifs des rédactions en chef : l’information économique n’est souvent pas à la hauteur de ce qu’exigerait le débat démocratique.

Le déficit de formation économique des journalistes et le manque de moyens des rédactions condamnent une grande partie des médias à faire une croix sur toute investigation en matière économique. PHOTO : © Malerapaso / Getty Images

Les Français disposent-ils d’une information économique satisfaisante propre à alimenter un débat démocratique de qualité ? Cette question fait l’objet du dernier rapport publié par l’Institut pour le développement de l’information économique et sociale, en accès libre sur son site.

Ce rapport est intéressant par le constat qu’il dresse, mais aussi par les longs entretiens réalisés avec un panel de journalistes issus de différents médias (presse écrite spécialisée, presse d’informations générales, audiovisuel, pure player numérique) et occupant des fonctions diverses au sein des rédactions (journalistes économiques, responsables de rédaction, producteurs.trices d’émissions). Il ressort de cette enquête que le traitement de l’information économique n’est pas à la hauteur de ce qu’il devrait être compte tenu de l’importance du sujet.

Un déficit de formation problématique

Premier problème : peu de journalistes ont aujourd’hui reçu une formation conséquente dans le domaine économique. Ils sont pour la plupart issus de formations littéraires (y compris l’histoire) et les cursus proposés par les écoles de journalistes, qui constituent désormais une voie majeure d’insertion dans la vie active, donnent très peu de place à l’économie.

Pour autant, le fait de ne pas avoir une formation initiale solide en économie n’est pas nécessairement considéré comme un obstacle quand l’envie d’apprendre, de creuser est au rendez-vous. Tout le problème est que, comme l’avait déjà noté le sociologue Jean-Marie Charon, l’absence de formation se double parfois d’une faible appétence pour les sujets économiques, dans la mesure où certains journalistes en charge de cette rubrique l’ont choisi par défaut.

Dans les rédactions, disposer d’un minimum d’expertise en économie n’est pas un prérequis pour traiter le domaine

Ce déficit de formation en économie n’est cependant pas jugé dommageable par une grande partie des rédactions en chef des médias généralistes, compte tenu des sujets économiques qu’elles retiennent et du mode de traitement choisi. Pour celles-ci, l’important est de disposer de personnes rompues aux techniques du journalisme, jugés donc aptes à s’adapter à différents sujets, en appliquant les mêmes méthodes. Un parti pris qui tient à la place spécifique donnée à l’information économique, mais aussi à l’affaiblissement des rédactions qui conduit à attendre des rédacteurs un maximum de polyvalence. Du coup, disposer d’un minimum d’expertise dans le domaine économique n’est pas un prérequis pour traiter ces questions. Reste qu’on peut cependant s’interroger, avec Jean-Marie Charon, sur la pérennité d’un tel modèle, dans la mesure où l’avenir des médias passe aujourd’hui par une montée en valeur ajoutée.

Ce déficit de formation économique et ce manque de moyens condamnent une grande partie des médias à faire une croix sur toute investigation en matière économique, dans la mesure où celle-ci requiert du temps et de la compétence, comme le rappelle Laurent Mauduit, de Mediapart. Elle constitue en outre un vrai problème en ce sens qu’elle conduit à se faire manipuler plus aisément par ses interlocuteurs, notamment les services de communication des entreprises. De même, le manque de formation et de temps conduit les journalistes des médias généralistes à reprendre tel quel le traitement assuré par les sources qu’ils utilisent, qu’il s’agisse de l’AFP ou de médias spécialisés.

Les experts sont sur place

Dès lors que les rédactions en chef ont tendance à réduire le travail journalistique à la mise en œuvre de méthodes qui valent pour tous les sujets, les journalistes ont naturellement recours de manière croissante aux experts extérieurs et autres consultants pour traiter des sujets économiques. Les journalistes en charge de ces sujets font d’autant plus appel aux experts qu’ils n’ont généralement pas le temps, ni parfois l’envie, de travailler suffisamment les sujets pour se forger leur propre opinion. Qu’importe alors ce que dit l’expert requis, du moment que c’est un bon client, qui fait clair et court. Et il est rarement question de mettre sa parole en débat, d’interroger un autre expert dont l’opinion serait différente, faute là encore de temps, ou faute d’en sentir la nécessité, car cela supposerait d’avoir une connaissance plus fine du domaine et des controverses qui le traversent.

Une grande partie des experts qui interviennent dans les médias sont dans des situations qui posent problème sur le plan déontologique

Or, une grande partie des experts qui interviennent dans les médias sont dans des situations qui posent problème sur le plan déontologique. Sans être nécessairement « vendus au système », ils lui sont bien souvent tout simplement acquis. Pour eux, l’économie de marché telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, en dépit de ses défauts, est la seule voie possible. Ce qui n’interdit pas de la réformer à la marge ou de vouloir corriger ses travers, mais à la marge, sans changer ses fondamentaux. Ils tiennent en toute bonne foi le discours souvent normalisateur qui est le leur, en décrivant les contraintes incontournables auxquels nous sommes confrontés.

Notons également la moindre présence des femmes au sein des experts, soulignée par Dominique Rousset et Emmanuel Lechypre, un état de fait qui tient aux critères de choix implicites des journalistes, en majorité hommes dans le domaine économique comme en témoigne notre échantillon, mais aussi au comportement des expert.e.s. Ainsi, Dominique Rousset a pu constater que la plupart des « experts » hommes n’hésitent pas à parler de sujets dont ils ne sont pas réellement spécialistes alors que la majorité des femmes ne souhaite pas s’exprimer quand le sujet concerne un domaine sur lequel elles ne se considèrent pas légitimes. Dans ces conditions, assurer un véritable pluralisme de l’expertise est un enjeu majeur, pour la qualité de notre vie démocratique. Les économistes de banque ou liés aux banques, en particulier, pèsent aujourd’hui d’un poids trop important dans le discours public sur l’économie.

Politique vs économique, une concurrence néfaste

Autre problème majeur pesant sur la qualité du traitement des questions économiques : le statut spécifique occupé par l’économie au sein de l’organisation des rédactions. D’une manière générale, celle-ci oppose l’économie à la politique, sachant que seuls les journalistes travaillant pour le service politique sont en position de « parler politique » ou d’interroger ceux dont c’est le métier. Or, la plupart des journalistes politiques n’ont pas de compétences sur le fond des dossiers économiques et sociaux. Ils se concentrent trop souvent sur les rivalités de personnes – « la course de petits chevaux » –, les histoires d’appareil, et quand une question économique s’impose dans l’agenda politique, l’angle retenu privilégie le plus souvent une analyse en termes de choix tacticiens : si le président choisit telle solution, c’est pour se démarquer de X, ou pour concurrencer Y. Les implications concrètes de ces choix sont, elles, rarement explicitées.

 

La faible acculturation à l’économie des hiérarchies rédactionnelles s’accompagne de la conviction que les sujets économiques sont rébarbatifs et n’intéressent qu’une part limitée de l’audience

Cette situation tend à se reproduire d’autant plus que les postes de direction, au sein des rédactions, sont souvent trustés par des journalistes issus des services politiques, comme l’expliquent Philippe Lefébure et Jean-Marc Four, de France Inter. Une situation qui tend à limiter la place donnée aux sujets économiques, qui peinent à s’imposer dans cette « place de marché » que constituent les conférences de rédaction et, lorsque des sujets économiques sont malgré tout retenus, à privilégier des modes de traitement des sujets qui ne favorisent pas la mise en lumière des termes du débat sur telle ou telle question. La faible acculturation à l’économie des hiérarchies s’accompagne de la conviction que les sujets économiques sont techniques, plutôt rébarbatifs, et n’intéressent de ce fait qu’une part limitée de l’audience. De fait, peu de rédactions en chef considèrent les questions économiques comme des éléments clés du débat politique, et qu’ils justifient qu’on y investisse des moyens significatifs et un traitement qui soit accessible à toute l’audience.

Cette vision de l’économie conduit à privilégier soit la parole de l’expert, comme on l’a vu, soit des approches qui se veulent « concernantes » pour l’auditeur/lecteur faute de dominer les sujets économiques et d’être à même d’en éclairer les enjeux. Une logique de service qui aboutit à privilégier souvent les sujets sur la consommation ou les placements financiers, plutôt que des sujets macroéconomiques, le plus souvent réduits aux annonces de statistiques sur l’évolution de l’emploi, de l’inflation ou de la croissance du produit intérieur brut (PIB). Le fait que l’économie soit jugée comme rébarbative, et donc réservée à un public spécialisé, conduit aussi à l’enfermer dans des créneaux spécifiques et à la traiter sur un mode spécifique, qui reflète aussi les rapports de force sociaux et intellectuels dans le champ économique. Ainsi, il est significatif qu’une radio comme France Inter ait choisi de sous-traiter sa chronique économique phare à un journaliste issu du quotidien Les Echos.

Quelques niches contre les chiens de garde

Il ne faut cependant pas généraliser. Si les analyses qui précèdent décrivent des tendances générales, observons que les sujets économiques et sociaux sont abordés dans d’autres programmes que les émissions d’information ou les programmes spécialisées. Ils trouvent en particulier leur place dans des programmes qui proposent reportages et enquêtes, ou encore dans des émissions qui traitent de sujets spécifiques en s’intéressant aussi à leur dimension économique : environnement, vie des territoires, sport, culture, etc.

Il serait malgré tout bon de faire de l’économie un enjeu politique, et de mettre en valeur le débat sur les différentes solutions possibles. Une mise en débat encore insuffisante dans les médias, notamment audiovisuels, hormis quelques niches. « On n’arrête pas l’éco », proposée par Alexandra Bensaïd, le samedi matin sur France Inter, démontre par exemple qu’on peut intéresser un très vaste public aux questions économiques, à condition d’associer indépendance de ton et exigence pédagogique. Citons également « Entendez-vous l’éco », chaque après-midi sur France Culture, à l’audience plus limitée, mais qui est largement podcastée.

Au final, quand l’absence de capacité de critique des journalistes s’ajoute à la prétention des experts économiques, c’est bien la qualité du débat démocratique qui souffre. Rien d’étonnant, alors qu’une large partie de nos concitoyens, si l’on exclut ceux qui sont satisfaits de l’état du monde, estime que rien ne peut changer ou en viennent à vouloir renverser la table.

Des médias sous dépendance ?

La question du pluralisme dans l’information économique revêt différentes dimensions. On aura compris, à la lecture des paragraphes précédents que le contenu donné à l’information économique reflète pour partie les rapports de force et de domination qui structurent le champ social. Il est ici tentant d’observer que l’orientation idéologique qui domine le champ des journalistes économiques est assez similaire à celle qui domine le champ universitaire en sciences économiques, où la pensée hétérodoxe est marginale. C’est moins l’orientation idéologique des journalistes qui pose problème que le statut donné à l’économie dans le traitement de l’information, statut qui encourage un traitement « apolitique » et faussement objectif des sujets économiques.

Il n’existe aujourd’hui qu’un seul quotidien économique, et il appartient au groupe LVMH

Le pluralisme, c’est aussi la question du pluralisme de l’offre médiatique. Des tendances contradictoires sont à l’œuvre. Le numérique permet à qui le souhaite d’accéder à de multiples sources d’information. Pour autant, la réalité est bien qu’il n’existe aujourd’hui qu’un seul quotidien économique et que ce quotidien appartient au groupe LVMH. Groupe qui contrôle également le principal quotidien généraliste populaire et la seule radio économique spécialisée… Et constitue par ailleurs le premier annonceur de France !

Il ne s’agit pas ici de dénoncer la concentration des médias en pleurant sur la disparition d’un âge d’or de la presse. Difficile de considérer que la situation actuelle est pire que dans les années 1960, quand les titres du 20 h étaient soumis au contrôle du ministre de l’Information sur une ORTF en situation de monopole ! Les journalistes rencontrés au cours de cette étude ont des avis divergents sur les conséquences qu’entraînent pour un média d’être possédé par X ou Y. Et il est probable que le fait que certains la minimisent soit un symptôme même des contraintes que cette propriété entraîne. Elle se manifeste au mieux par une certaine autocensure soit dans le choix des sujets, soit dans une grande timidité en matière d’investigation, comme le dénoncent avec force et arguments Laurent Mauduit et Hervé Nathan (Marianne).

Un autre point développé par Marc Chevallier (Alternatives Economiques) et Pascal Riché (Nouvel Observateur) fait largement consensus : des médias en situation de fragilité économique deviennent beaucoup plus sensibles au risque de perdre une partie de leurs recettes publicitaires ou de s’exposer à des procès. Le risque est bien réel face à LVMH, comme l’illustre l’exemple de la sanction imposée à Libération après une Une mettant en cause la volonté d’expatriation fiscale de Bernard Arnault. De même, les procès intentés systématiquement par le groupe Bolloré, quand bien même non suivis de condamnations coûteuses, constituent un vrai problème pour des médias indépendants dans la mesure où ils mobilisent du temps et des moyens. La récente législation sur le secret des affaires, dans cette perspective, n’est pas une bonne nouvelle pour l’information.

Info-riches et info-pauvres

Les conditions sont-elles donc réunies pour assurer un minimum de pluralisme de l’offre d’information ? La révolution numérique a ici des effets contradictoires. Elle a diminué les capitaux à réunir pour lancer un nouveau média, comme en témoigne le succès de Mediapart. Dans le même temps, les modes d’accès à l’information donnent un pouvoir exorbitant aux moteurs de recherche et aux réseaux sociaux qui sélectionnent les sources mises en avant par leurs algorithmes. Au-delà, le système médiatique étant ce qu’il est, la majorité des médias produit et reproduit une information économique relativement formatée et convenue. L’important est qu’il puisse exister des médias, ou des émissions et programmes qui se donnent les moyens de réaliser un travail d’investigation ou d’explicitation des enjeux. Même minoritaires, ces médias occupent une place essentielle dans la chaîne d’information, dans la mesure où le travail qu’ils réalisent, quand il est pertinent, finit par être repris et diffusé à un plus large public.

Notre système d’information fonctionne plus que jamais à deux vitesses

Au-delà de la question de la qualité et du pluralisme de l’offre d’information, une autre question se pose, essentielle sur le plan de la qualité de la vie démocratique. Qui accède à quoi ? A regarder les données d’audience et les pratiques des uns et des autres, on constate que notre système d’information fonctionne plus que jamais à deux vitesses. Une partie du public, notamment les plus jeunes, s’informe d’abord par les réseaux sociaux. Face à cela, l’offre d’information se renouvelle principalement en direction du public éduqué, engagé, gros consommateur d’information et prêt à payer pour accéder à l’information qu’il recherche. Dans ces conditions, les décideurs, et avec eux tous ceux qui sont demandeurs d’une information de qualité, peuvent accéder à une information qu’on peut juger relativement satisfaisante – qu’on partage ou non les orientations des titres qui la portent. En revanche, une grande partie de l’opinion n’est que peu ou mal informée des enjeux économiques et sociaux. Cette situation est encore aggravée par le déclin de l’audience des grands rendez-vous généralistes (le 20 h).

Le numérique, dans sa forme actuelle, favorise donc une coupure entre une information payante destinée à un public aisé et prêt à payer, et une information gratuite, de qualité incertaine, à laquelle accède le reste de la population, ce dont s’inquiète Hervé Nathan. Dans ce contexte, le service public, constate Philippe Lefébure, de France Inter, bien que d’accès gratuit, peine à compenser cette évolution vers plus de dualité, dans la mesure où son audience tend plutôt à se concentrer vers la partie éduquée et cultivée de la population.

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Commentaires (3)
SMA-synic 16/02/2019
A quand un Alternatives Économiques gratuit sur le net ? Ce n'est pas pour mon porte monnaie...mais pour l'éducation des masses ------ (rien de péjoratif dans les "masses")
Marc 16/02/2019
Alternatives Économiques occupe une place unique dans le petit monde des magazines "sérieux" en France. Combien de gadgets, d'objets inutiles ou nuisibles chaque Français achète-t-il chaque semaine ? Pour moins de 5 euros par mois (1 euro par semaine, en gros), on peut acheter le magazine et montrer par cette action modeste que l'information de qualité a de la valeur. C'est mieux que de consommer gratuitement des fake news au kilomètre. NON au gratuit !
Marc 13/02/2019
Le rapport fait une bonne synthèse, mais surtout il faut lire les interviews, détaillés, passionnants et sans langue de bois.
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