Les micro lycées, ici à Amiens, sont des structures à taille réduite destinées aux élèves en difficulté.©Franck CRUZIAUX/REA
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Entretien

« L’innovation pédagogique doit se faire au sein de l’école publique »

14 min
Philippe Meirieu Spécialiste des sciences de l'éducation et de la pédagogie

Le discours sur une alternative scolaire hors de l’Education nationale se développe. Porté par différents courants, il pourrait ouvrir la voie à une balkanisation et une marchandisation de l’école. Or les innovations pédagogiques existent au sein de l’école publique. Il suffit de les promouvoir, explique Philippe Meirieu, spécialiste des sciences de l’éducation et de la pédagogie.

L’école innove-t-elle aujourd’hui ?

Parlons-nous-nous de l’innovation dans l’Education nationale ou bien de la myriade d’innovations qui se développent actuellement à sa marge ? Avec l’approche des élections présidentielles, se fait jour un débat important opposant, souvent de manière peu lisible par l’opinion publique, ceux qui affirment que l’innovation pédagogique doit se faire au sein de l’école publique et ceux qui pensent qu’elle est impossible dans le système actuel et ne peut se faire qu’en dehors du « carcan » de l’Education nationale.

On trouve, parmi les tenants de cette dernière voie, aussi bien des personnalités de droite qui professent des méthodes très traditionnelles, fondées sur la répétition, la mémorisation et la discipline, avec un discours fort autour du « rétablissement de l’autorité », que des militants de certains courants de l’Education nouvelle, autour des pédagogies Montessori et Steiner par exemple, voire proches de la mouvance libertaire, qui ont, eux, pour ambition de « lutter contre tout formatage scolaire » et de développer la créativité des enfants que l’école traditionnelle serait incapable de prendre en compte.

Se côtoient dans un même combat pour la « liberté scolaire » des libéraux élitistes, des « républicains » nostalgiques et des « alternatifs » marginaux

Se côtoient ainsi dans un même combat pour la « liberté scolaire » des libéraux élitistes, des « républicains » nostalgiques et des « alternatifs » marginaux. Cette convergence entre une conception ultra-libérale et une vision autogestionnaire de l’éducation me paraît préoccupante. D’autant que ce mouvement se rapproche désormais des tenants de la déscolarisation, comme André Stern, qui, au nom d’une certaine conception de l’enfance, affirment que l’école « abîme » systématiquement les enfants et que seule « l’école à la maison », dans la nature, peut permettre un développement harmonieux.

Enfin, n’oublions pas que toute cette mouvance commence à intéresser certaines factions religieuses et que tous ces courants se retrouvent souvent sur des positions communes. Ainsi, quand le ministère de l’Education a pris, cette année, des initiatives pour contrôler un peu plus ce qui se passait au sein des établissements hors contrat et dans le cadre de l’éducation à la maison, on l’a aussitôt accusé de prendre des mesures liberticides ! Il s’agissait pourtant de propositions tout à fait modérées qui allaient dans le sens de la protection des enfants.

Cette idée d’alternative à l’école publique est-elle portée politiquement ?

En réalité, et quel que soit l’habillage idéologique dont elle se pare, la proposition de créer un réseau parallèle à l’Education nationale ouvre la voie à une dangereuse libéralisation. Alain Madelin avait proposé, il y a déjà une vingtaine d’années, d’instaurer le « chèque éducation » pour tous. Il est fondé sur une idée simple : diviser le total des dépenses éducatives du pays par le nombre d’enfants scolarisés et donner un chèque du montant de la somme obtenue à chaque parent qui sera libre de choisir l’établissement souhaité pour sa progéniture. Tous les établissements scolaires tireraient leurs revenus de ces chèques. Et, bien sûr, ceux qui verraient la file d’attente s’allonger à leur porte pourraient sélectionner les élèves dont ils accepteraient les chèques. Ou bien, comme cela se passe aux Etats-Unis, augmenter les effectifs des classes en répercutant la hausse de leurs revenus sur le salaire de leurs enseignants. On verrait ainsi s’instaurer un véritable marché éducatif où les établissements seraient en concurrence les uns avec les autres…

Les candidats comme Alain Juppé, Nicolas Sarkozy ou Bruno Lemaire jouent sur un malentendu fondamental autour de la notion d’autonomie des établissements

Les candidats de droite comme Alain Juppé, Nicolas Sarkozy ou Bruno Lemaire ne vont pas jusque-là, mais ils participent à cette libéralisation en proposant d’alléger encore la carte scolaire, d’intégrer de plus en plus les écoles privées dans les choix de politiques éducatives et de donner aux chefs d’établissements un pouvoir élargi de recrutement. Ils jouent sur un malentendu fondamental autour de la notion d’autonomie des établissements. Je n’y suis pas, pour ma part, opposé. Mais alors que je prône une autonomie à partir d’un cahier des charges national bien identifié, les défenseurs de cette conception de l’école vont parfois, eux, jusqu’à revendiquer la possibilité de s’exonérer des programmes, voire de s’émanciper de toute tutelle ministérielle. Certes, ils arguent de leur bonne foi : ils veulent « restaurer l’Ecole de la République » et la « méritocratie républicaine », mais, quand on regarde de près leurs propositions et leurs références, on s’aperçoit vite qu’ils sont favorables à une mise en concurrence des établissements ne pouvant qu’accroître les inégalités scolaires.

Cela vous semble-t-il inquiétant ?

L’essor de l’offre alternative privée demeure faible en pratique. Si les écoles privées sous contrat regroupent désormais environ 20 % des élèves, les écoles privées hors-contrat n’en représentent qu’une très faible part (environ 2 %).

Si les écoles privées sous contrat regroupent près de 20 % des élèves, les écoles privées hors-contrat n’en représentent qu’environ 2 %

On est loin des chiffres que peuvent afficher dans ce domaine le Royaume-Uni et les Etats-Unis. De même, seuls 0,3 % des enfants sont scolarisés à la maison en France, soit près de 30 000 personnes (contre plus de 2 millions aux Etats-Unis).

Mais la montée du discours et la lame de fond idéologique en faveur d’une alternative éducative privée, ayant une large autonomie par rapport à l’Etat, sont bien réelles et constituent un phénomène sociologique important. Il s’appuie sur le mécontentement de nombreuses familles par rapport à la manière dont elles sont traitées dans l’Education nationale, mais aussi sur l’aspiration des minorités religieuses attentives à l’expression de leur différence culturelle, comme sur le développement de toutes les formes de ghettos sociologiques et d’aspiration à l’« entre-soi ». Cela entraîne le risque de voir se développer une babélisation où chaque clan aurait son école : il y aurait celle du patronat, des minorités religieuses, des libertaires, des artistes et intellectuels, des « républicains », ou celle des écologistes...

Or, l’objectif de l’école publique n’est pas seulement d’instruire chaque individu séparément mais d’éduquer ensemble des citoyens différents pour qu’ils apprennent à se respecter et à construire une société solidaire. La France est le seul pays européen dont l’Etat-Nation se soit construit en s’appuyant aussi fortement sur l’Ecole, en faisant du « vivre-ensemble » un des objectifs majeurs de son système scolaire. Ce terme est, certes, galvaudé – on peut « vivre ensemble » dans l’injustice ou l’indifférence – et je préférerais qu’on parle de « faire ensemble société », mais cet idéal de l’école républicaine pour tous a persisté durant des périodes historiques variées de Guizot à Jules Ferry, De Jean Zay à René Haby ou Alain Savary, et jusqu’à aujourd’hui. Qu’il soit ouvertement remis en cause et avec une telle convergence d’horizons idéologiques hétérogènes est vraiment nouveau.

Comment expliquer ce phénomène ?

Le système éducatif, depuis le milieu des années 1990, ne parvient plus à réduire les inégalités. Les écoles et les établissements se ghettoïsent et la fracture scolaire s’accroît. Ajoutez à cela le fait que durant trois ans, après la suppression des IUFM (Instituts de formation des maîtres) en 2010 et avant l’ouverture des ESPE (Ecoles supérieures de professorat et de l’éducation) en 2013, les enseignants débutants n’ont pas été formés… et qu’ils le sont assez mal aujourd’hui. Ajoutez-y également les problèmes liés à l’affectation des jeunes enseignants dans les établissements difficiles, au manque de stabilité des équipes, à l’affaissement des structures d’éducation populaire, aux difficultés familiales et à la crise économique, bien sûr… et vous avez une Education nationale fragilisée, en perte réelle de légitimité sociale et politique.

D’autant plus que nous avons assisté à un mouvement de fusion des écoles et des établissements au nom de la sacro-sainte économie d’échelle. Or cette notion appliquée aux domaines de l’humain est absurde ! Car le coût social de ces mesures est finalement énorme : anonymat, incivilités et violences, difficulté de suivi personnel des élèves et de contacts réguliers avec les familles... Cette montée de la logique gestionnaire – qui détermine les « primes » des recteurs – s’est soldée par une diminution de la qualité des relations et le sentiment des parents de se trouver en face d’une « machine » qui fait peu de cas des situations individuelles.

L’Education nationale est prise en tenaille entre son impuissance à réduire les inégalités et l’accroissement des exigences des parents

Or, ce phénomène s’accélère justement au moment où la demande sociale est inverse : nous voulons des petites structures à taille humaine, nous voulons être entendus dans nos singularités. Plus largement, on assiste à la montée de l’individualisme social qui se manifeste par une perte de confiance dans l’Etat, les services publics, le système de santé, la justice ou l’Ecole.

Les familles n’adhérent plus aveuglément à ces institutions et cherchent à tirer le meilleur parti de leurs services. Mes parents qui étaient royalistes m’ont confié à un instituteur communiste sans se poser la moindre question ! Ce n’est plus le cas. Les familles estiment qu’elles peuvent intervenir auprès des enseignants et dialoguer avec eux sur tous les sujets déterminants pour l’avenir de leur enfant. L’Education nationale est ainsi prise en tenaille entre son impuissance à réduire les inégalités et l’accroissement des exigences des parents.

Mais, justement, pourquoi n’innove-t-elle pas davantage face à ces difficultés ?

Depuis des décennies, l’Education nationale enjoint aux enseignants d’innover tout en les suspectant dès qu’ils le font ! Car la hiérarchie vous laisse tranquille tant vous ne mettez en place aucune innovation. En revanche, vous devez vous justifier et être évalué en permanence dès que vous avez un projet pédagogique différent. De plus, les collègues pédagogues sont souvent marginalisés au sein de leurs établissements. Et même des projets d’écoles ou d’établissements inspirés de Célestin Freinet qui se déploient depuis des années sont à la merci de tel ou tel changement de personnel au sein du rectorat.

Par ses dysfonctionnements, l’Education nationale donne des arguments à tous ceux qui rêvent de libéraliser complètement le système

Bien-sûr, les cadres de l’Education nationale ne sont pas les seuls responsables de ces résistances au changement. Certaines organisations d’enseignants ont joué un rôle considérable en empêchant le système de se rénover, contribuant ainsi à la fuite de certaines familles. Nous sommes face à une institution qui donne le sentiment d’être empêtrée dans des formes archaïques. Malheureusement, par ses dysfonctionnements, elle donne des arguments à tous ceux qui rêvent de libéraliser complètement le système. C’est pourquoi je continue à militer pour une innovation constructive au sein de l’école publique, portée par les enseignants et les cadres éducatifs mais s’inscrivant dans des finalités nationales bien identifiées et partagées. Sans cela, je crains que nous ne puissions éviter l’explosion.

La sociologue Marie Duru-Bellat propose de s’inspirer de la « literacy hour » britannique1, quitte à limiter la liberté pédagogique des enseignants…

Chacun donne un sens différent aux mêmes mots. Et le débat éducatif est tellement empreint d’idéologie qu’il faut manier les concepts avec prudence. Si la liberté pédagogique signifie avoir le droit d’humilier les enfants quand ils ne réussissent pas, je suis évidemment contre ! Si cela consiste à choisir ses exercices d’application en fonction des élèves, à inventer en équipe des chemins nouveaux pour accéder à une culture exigeante, je ne vois pas comment on pourrait s’y opposer.

Mais il faudrait sans doute que cette liberté pédagogique s’accompagne de son pendant nécessaire : un code de déontologie enseignante. Celui-ci devrait être, bien sûr, conçu par les acteurs de l’éducation, et il permettrait, justement, de leur laisser plus de liberté. Dans une société où la confiance dans les institutions s’est effritée, la liberté sans déontologie me paraît, en effet, laisser la porte ouverte à des systèmes de contrôle permanents : c’est d’ailleurs ce qui se passe aujourd’hui et ce qui, tout à la fois, infantilise les acteurs et décourage les innovations.

Il existe tout de même des innovations qui sont désormais appliquées à une large échelle ?

Rappelons, tout d’abord, que, dans beaucoup d’écoles et d’établissements, il y a du beau travail. Trop peu reconnu et encouragé, mais porté par des enseignants qui croient vraiment dans leur métier : c’est cela l’essentiel. Je vois tous les jours des professeurs porteurs d’initiatives dans des domaines aussi divers que les langues anciennes ou les mathématiques, l’écologie ou la culture : ils devraient bénéficier de budgets pédagogiques pour les aider.

Par ailleurs, il existe des « établissements expérimentaux », comme les « micro-lycées » aux projets pédagogiques passionnants. Mais ils restent marginaux car souvent réservés aux élèves en difficulté. C’est dommage de cantonner l’innovation pédagogique à un rôle de remédiation alors que tous pourraient en profiter.

Le rôle des enseignants, tout autant que de transmettre un savoir, est d’apprendre aux jeunes à se repérer dans un monde saturé d’informations

Néanmoins, progressivement, un certain nombre d’idées inspirées des pédagogies actives sont entrées dans les mœurs. Les TPE (Travaux personnels encadrés nés avec la réforme des lycées de 1998) ont inspiré les actuels EPI (Enseignements pratiques interdisciplinaires). Et des temps sont désormais consacrés, un peu partout, au suivi personnel des élèves. Plus important encore : je crois que les enseignants ont maintenant conscience que les enfants doivent travailler en classe ; ils ne sont pas là pour écouter des cours et rentrer faire leurs devoirs à la maison, ils doivent travailler effectivement avec le professeur. Et le fait de s’appuyer sur des documents, d’accompagner les élèves dans leurs recherches et d’organiser des débats avec eux fait maintenant partie du quotidien des enseignants. Car leur rôle, tout autant que de transmettre un savoir, est d’apprendre aux jeunes à se repérer dans un monde saturé d’informations.

L’idée de stimuler la coopération entre élèves, y compris de niveaux différents fait également son chemin. Et, si les classes multiâge, très stimulantes pour les enfants, ne sont pas encore promues par l’Education nationale, l’entraide est heureusement encouragée, dans la classe et entre les classes. Elle peut jouer un rôle considérable dans la réussite scolaire, notamment pour les garçons, qui ont moins l’habitude de s’entraider en classe que les filles. Confrontés à des plus petits, ils se sentent en effet stimulés dans un rôle d’accompagnement où on les valorise peu habituellement.

De même, la promotion de l’écrit, par des méthodes inspirées de Freinet, permet d’améliorer la maîtrise de la langue dans de nombreux établissements où les enfants sont incités à écrire des lettres en classe ou à tenir un journal. C’est d’autant plus important que l’entrée dans l’écrit et la découverte du plaisir d’écrire sont des enjeux absolument essentiels.

Le numérique peut-il contribuer à ces innovations pédagogiques ?

Le recours au numérique, dans toutes ces transformations, peut s’avérer être la meilleur et la pire des solutions. Les élèves savent s’en servir techniquement mais demeurent culturellement démunis face à leur usage. Il faut donc voir cela comme une merveilleuse occasion pour l’Ecole d’apprendre aux jeunes à prendre une distance critique vis-à-vis de l’information. Comment se documenter sérieusement ? Autant de questions désormais incontournables.

Et si internet encourage des pulsions parfois agressives, souvent narcissiques et inutiles, comme la pulsion d’achat, il faut s’appuyer sur l’Ecole pour y résister. Utilisées intelligemment, ces technologies peuvent développer l’esprit critique des élèves, leurs capacités de résistance, y compris au consumérisme. Nous vivons dans une société qui, grâce à ces outils, est dans le culte de l’immédiateté. L’institution scolaire peut devenir le lieu d’une décélération où l’on prend le temps d’apprendre et de réfléchir.

  • 1. Une heure durant, les professeurs britanniques doivent enseigner l’anglais selon des instructions pédagogiques définies. Ce système d’encadrement du travail des enseignants a ensuite été décliné en mathématiques, avec la « numeracy hour ».
Propos recueillis par Naïri Nahapétian

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Commentaires (2)
Rambion 25/08/2016
Toujours d'accord avec Philippe Meirieu, cela fait du bien de lire ces simples vérités d'expérience formulées clairement. Sur l'évolution des pratiques enseignantes je n'ai pas tendance à autant d'optimisme, mais tant mieux si j'ai tort ...
PHILIPPE 24/08/2016
Les carences de l'EN sont connues et les solutions aussi. Le nombre d'etudes sur le sujet sont innombrables ( F Dubet,Marie Duru-Bellat, inpecteurs.......). Mais les pesanteurs du corps des enseignants appuyés par leurs syndicats bloquent toutes les tentatives de reformes. Les revendications se limitent essentiellement à plus d'emplois et à l'augmentation des salaires l'EN doit se reformer dans ses structures comme dans ses modes de fonctionnement. Pour optimiser la gestion du corps enseignant, rattachons chaque rectorat a sa region comme cela a ete fait pour les certains personnels non enseignants depuis une bonne dizaine d'année. Ce cadre permettra d'augmenter la taille des etablissements ( primaire et maternelle), de leur donner plus d'autonomie pour developper leur pédagogie et aux responables d'etre des animateurs à temps plein de leurs equipes. Le ministere doit se concentrer sur le pilotage de l'activité et l'amelioration des resultats d'autre part, reequilibrons les budgets au sein de l'EN du lycée vers le primaire et la maternelle afin de combler les retards constates à l'entrée du college. modifions le rythme scolaire avec des conges d'ete trop long et allegeons le BAC pour eviter de neutraliser le mois de juin qui fait suite à un mois de mai avec de nombreux feriés donc un 3 eme trimestre edulcoré. ce qui revient à repartir le meme programme scolaire sur plus de semaines travaillées ( l'ete 6 semaines sont suffisantes et un mois de juin reconquis ) faire bouger l'EN ( vers une vraie decentralisation) , c'est le meilleur moyen de couper l'herbe sous le pied de la droite.
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