Opinion

Après la grève infructueuse au JDD, l’indépendance de la presse toujours plus fragile

5 min
Marc Chevallier Rédacteur en chef d'Alternatives Economiques

Le bras de fer était perdu d’avance. Mardi 2 août, les journalistes de la rédaction du Journal du Dimanche (JDD) ont mis fin à une grève historique qui a duré plus de quarante jours. Ils n’ont pas obtenu que l’actionnaire de l’hebdomadaire dominical, le groupe Lagardère, désormais sous la coupe de Vivendi, renonce à sa décision de nommer à la tête de la rédaction Geoffroy Lejeune, transfuge du magazine d’extrême droite Valeurs Actuelles.

Ils n’ont pas obtenu non plus les « garanties d’indépendance juridique et éditoriale » qu’ils réclamaient pour exercer leur métier, ni même l’assurance que leur journal s’abstiendrait de publier des propos racistes, sexistes ou homophobes – un comble ! – mais simplement des conditions de départ améliorées pour les journalistes qui souhaiteraient quitter le navire.

L’hémorragie qui s’ensuivra scelle donc la mort d’une rédaction, organisme fragile par essence car agrégation de compétences individuelles sédimentée par le travail en commun dans la durée. C’est une mauvaise nouvelle pour la liberté et la qualité de l’information en France.

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Cette histoire était écrite à partir du moment où les autorités de la concurrence ont donné leur feu vert au rachat de Lagardère par Vivendi, contrôlé par Vincent Bolloré. On connaît en effet la détermination implacable du milliardaire breton depuis sa reprise en main d’i-Télé en 2016.

Malgré une grève là encore sans précédent et une vague de démissions potentiellement destructrices de valeur pour l’actif qu’il avait acheté, Bolloré n’a pas failli dans la mise en œuvre de son projet d’une « chaîne d’opinion » – connue depuis sous le nom de CNews –, un euphémisme qui cache ici un rapport plutôt lâche aux canons du journalisme et une pente certaine vers la droite extrême.

Bien sûr, le goût des industriels pour le papier journal n’a rien d’une nouveauté. Dans les années 1980, la boulimie de Robert Hersant, surnommé « le papivore », avait incité le législateur à poser des limites à la concentration des médias.

Mais aujourd’hui, l’arbre Bolloré cache la forêt des milliardaires en mal d’influence. Arnault, Niel, Drahi, Kretinsky et d’autres font leur marché à prix bradés parmi des médias fragilisés économiquement par vingt ans de révolution numérique.

Une nouvelle régulation est à inventer pour les protéger de ces appétits prédateurs. Ce n’est pas qu’une préoccupation corporatiste, mais un impératif démocratique. Depuis la crise de 1929 jusqu’au Brexit en passant par l’assaut donné au Capitole, l’Histoire n’est pas avare d’exemples montrant comment une information biaisée peut mener à une catastrophe.

Prise de conscience tardive

Même si elles viendront trop tard pour le JDD et les autres rédactions déjà mises au pas, les propositions visant à renforcer l’indépendance des médias ne manquent pas. Telle la proposition de loi transpartisane déposée le 19 juillet à l’Assemblée nationale, destinée à conditionner les aides à la presse, mais aussi l’octroi de fréquences radio et télé, « à la mise en place d’un droit d’agrément des journalistes sur la nomination de leur directeur ou directrice de rédaction », à l’instar de ce qu’a obtenu la rédaction du Monde il y a quelques années. Proposition déjà avancée dans le débat public par l’avocat Benoît Huet et l’économiste Julia Cagé, qui se prononcent aussi en faveur d’une plus grande transparence de l’actionnariat des médias et la présence des journalistes à parité dans leur conseil d’administration.

Ces changements sont souhaitables. Faut-il pour autant en attendre des miracles ? Des médias forts sont d’abord des médias indépendants économiquement. C’est le mantra de notre petite coopérative éditrice depuis la fondation d’Alternatives Economiques en 1980.

Dans notre cas, la recherche constante de l’équilibre économique a impliqué et implique encore beaucoup d’efforts, tant en termes salariaux que de charge de travail. Elle bride aussi notre capacité à investir, notamment dans notre transition numérique. Elle est une quête sans cesse recommencée et un acquis précaire.

Faire payer leur part aux GAFA

À l’échelle des médias dans leur ensemble, une solution plus systémique doit être recherchée. Si l’on s’accorde pour dire que l’information de qualité est un bien public, alors il est périlleux de faire reposer son équilibre économique sur les seuls financements privés.

Dans un univers numérique saturé de contenus, qui plus est souvent gratuits, le consentement à payer des consommateurs d’infos apparaît limité, malgré les tentatives répétées des médias d’adapter leur modèle économique et quelques réussites indéniables. Le risque est donc bien de connaître un sous-financement chronique et durable de l’information de qualité.

La réflexion sur le modèle économique est au menu des Etats généraux de l’information qui s’ouvriront en septembre sous le patronage de l’Elysée. L’enjeu y sera moins d’obtenir des aides publiques supplémentaires, qui accroîtraient le risque de dépendance aux gouvernants du moment, que d’imaginer de nouveaux mécanismes de financement collectif.

Sur ce plan, les regards se tournent naturellement vers les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), ces « infomédiaires » géants qui ont tiré profit de la déstabilisation du modèle économique des médias et contribuent puissamment à dissoudre le régime de vérité dans nos sociétés en fournissant une caisse de résonance sans pareil aux fake news.

Ils doivent contribuer de manière sonnante et trébuchante à la hauteur de leur responsabilité à la survie d’un système de production d’une information fiable et exigeante. Nous en avons plus que jamais collectivement besoin.

À la une

Commentaires (4)
David Gani 14/08/2023
Pourquoi traiter Valeurs Actuelles d'extrême-droite ? Conservateur me semblerait plus approprié. Qualifierez-vous Libé d'extrême-gauche ? Les sujets que traite VA sont dignes d'être discutés. En les qualifiant d'extrême-droite, vous les dénigrez et desservez le débat public.
Lydie 06/08/2023
La liberté de la presse est un sujet complexe par sa nature car tous les journalistes sont des humains avec leur propre mode de pensée. Le pluralisme de la presse doit être ardemment défendu avec un large accès par tous et des sources de financement à repenser car malheureusement rien n'est gratuit et tout travail mérite une rémunération. La solution de mettre à contribution les GAFA; avec une répartition des aides pourrait sans doute améliorer le système.
Elegehesse 03/08/2023
Les journalistes sont des humains comme les autres avec leurs croyances et leurs préférences... Le sujet c'est l'autonomie des lecteurs = avoir facilement accès à une assez bonne variété de rédactions sur les nouvelles et les sujets. Le contraire de s'informer dans son silo. Tout citoyen devrait recevoir une synthèse des titres des différents "journaux" et sur un budget "info" attribué à chaque citoyen, déclencher le paiement de l'auteur de l'article dont le titre et résumé l'intéresse....
ALAIN MULARD 03/08/2023
L'indépendance des médias est un impératif démocratique effectivement. On régresse nettement. Cela suppose qu'une véritable régulation soit mise en place , au delà, de la recherche de nouvelles ressources financières ne dépendant pas des annonceurs et des "oligarchies politico-financières : "attribution à titre gratuit d'actions aux journalistes, (minorité de blocage), plafond maximum du pourcentage du capital détenu par actionnaire, interdiction de liens financiers entre actionnaires ...etc
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