Entretien

Marie Dumoulin : « Il n’y a pas de consensus entre Occidentaux sur le type de relation à construire avec la Russie »

18 min
Marie Dumoulin Ex- diplomate, directrice du programme Wider Europe au Conseil européen des relations internationales

Plus de cent jours ont passé depuis le début de l’invasion russe en Ukraine. Sur le terrain, les efforts de l’armée russe se concentrent désormais sur la conquête du Donbass, mais la chercheuse et ex-diplomate Marie Dumoulin n’exclut pas que les objectifs de Vladimir Poutine soient plus larges. De quoi écarter, selon elle, tout scénario de sortie de crise à court terme.

Directrice du programme « wider Europe » au sein du Conseil européen des relations internationales, un think tank paneuropéen, Marie Dumoulin fait le point sur les nouveaux équilibres du conflit ukrainien et analyse pour Alternatives Economiques les objectifs poursuivis par les acteurs, qui ne sont pas toujours identiques, même entre Occidentaux.

L'armée russe contrôle la majeure partie de Severodonetsk, une grande ville à l'est de l'Ukraine. En dehors de cette prise, parvient-elle à progresser dans le Donbass, alors qu'on la disait essoufflée ?

Marie Dumoulin : La Russie est en effet en train de prendre le contrôle de Severodonetsk et cela fait plusieurs semaines qu'elle a complètement recentré son effort de guerre sur Donbass. Elle progresse lentement mais constamment, notamment parce que les Ukrainiens avaient, dans certains endroits de la région, préparé des positions de repli plus faciles à défendre. Ils ont donc reculé pour éviter de défendre des positions indéfendables.

Cependant, il faut faire attention aux illusions d'optique : il y a quelques semaines, on a probablement...

Plus de cent jours ont passé depuis le début de l’invasion russe en Ukraine. Sur le terrain, les efforts de l’armée russe se concentrent désormais sur la conquête du Donbass, mais la chercheuse et ex-diplomate Marie Dumoulin n’exclut pas que les objectifs de Vladimir Poutine soient plus larges. De quoi écarter, selon elle, tout scénario de sortie de crise à court terme.

Directrice du programme « wider Europe » au sein du Conseil européen des relations internationales, un think tank paneuropéen, Marie Dumoulin fait le point sur les nouveaux équilibres du conflit ukrainien et analyse pour Alternatives Economiques les objectifs poursuivis par les acteurs, qui ne sont pas toujours identiques, même entre Occidentaux.

L’armée russe contrôle la majeure partie de Severodonetsk, une grande ville à l’est de l’Ukraine. En dehors de cette prise, parvient-elle à progresser dans le Donbass, alors qu’on la disait essoufflée ?

Marie Dumoulin : La Russie est en effet en train de prendre le contrôle de Severodonetsk et cela fait plusieurs semaines qu’elle a complètement recentré son effort de guerre sur Donbass. Elle progresse lentement mais constamment, notamment parce que les Ukrainiens avaient, dans certains endroits de la région, préparé des positions de repli plus faciles à défendre. Ils ont donc reculé pour éviter de défendre des positions indéfendables.

Cependant, il faut faire attention aux illusions d’optique : il y a quelques semaines, on a probablement surestimé l’essoufflement de l’armée russe. Aujourd’hui, on tend à surestimer la rapidité de leurs progrès dans le Donbass. Nous sommes en effet confrontés à une asymétrie de l’information, car nous en recevons beaucoup plus de la partie ukrainienne que de la partie russe. Or, les Ukrainiens avaient intérêt jusqu’à présent, afin de galvaniser le moral des troupes, à beaucoup communiquer sur leurs propres succès et sur les pertes de l’armée russe, ce qui a sans doute conduit à surestimer l’ampleur de ces dernières.

Aujourd’hui, l’impression selon laquelle les Russes avancent très vite et les Ukrainiens sont aux abois peut être liée à la communication ukrainienne. Kiev communique peut-être davantage sur ses propres pertes afin d’accroître la pression sur les Occidentaux pour obtenir plus rapidement des livraisons d’armes. Ces pertes sont certainement importantes, mais ils communiquaient peu à ce sujet auparavant.

Que peut-on dire des objectifs de Vladimir Poutine, qui affirme toujours vouloir « dénazifier » l’Ukraine, mais a retiré ses troupes de la région de Kiev ?

M. D. : C’est très difficile à dire, car non seulement ses objectifs sont vagues – « dénazifier » l’Ukraine n’a pas vraiment de sens en soi et peut s’interpréter de différentes manières –, mais en plus ils ont évolué au fil du temps, suivant les circonstances.

Au moment où les Russes ont mis la main sur Marioupol, ils auraient pu exposer le bataillon Azov – symbole selon eux de cette Ukraine nazie qu’ils disent combattre – et dire que leur objectif de dénazification était rempli. Mais, cela n’a pas été le cas.

« Il est difficile de deviner quels sont les objectifs ultimes de Moscou »

Il est donc difficile de deviner quels sont les objectifs ultimes de Moscou. Dans l’immédiat, la Russie cherche probablement à contrôler les régions administratives de Donetsk et Lougansk. C’est ce qu’on voit se produire sur le terrain, et c’est cohérent avec le discours politique russe consistant à dire que l’armée était obligée d’intervenir pour protéger les populations civiles de ces deux régions soumises à « l’oppression de l’Ukraine nazie ».

Mais, cela ne veut pas dire que Moscou va s’arrêter là. Il semblerait qu’il ait renoncé à prendre Kiev. En revanche on ne sait pas s’il va revenir à cet objectif dans un second temps.

Il n’est pas exclu non plus qu’il revienne à un objectif de changement de régime à la tête de l’Ukraine. De multiples théories circulent – selon lesquelles, par exemple, la Russie chercherait à contrôler un maximum de territoire pour créer une sorte d’Ukraine bis, qui serait présentée comme l’Ukraine légitime –, mais je ne pense pas qu’on puisse prendre ces théories au pied de la lettre.

La Russie est-elle aujourd’hui en capacité de contrôler le Donbass ?

M. D. : C’est impossible à dire, tant le brouillard règne autour des capacités militaires des acteurs.

A plus long terme, d’autres territoires en dehors de l’Ukraine sont-ils menacés ? Par exemple, la Transnistrie, cette région de Moldavie qui a proclamé son indépendance et est soutenue économiquement par Moscou ?

M. D. : Cela dépend beaucoup des développements sur le terrain ukrainien. Si les Russes avaient poussé leur offensive vers Odessa, comme ils semblaient encore vouloir le faire il y a quelques semaines, la Transnistrie se serait clairement retrouvée en ligne de mire. Mais, Odessa ne semble plus faire partie des objectifs immédiats sur le plan militaire, et on peut donc penser que la Transnistrie non plus.

Par ailleurs, il faudrait connaître l’état dans lequel se trouvent les troupes russes stationnées en Transnistrie – et à ce que l’on entend dire ce n’est pas fameux.

Ensuite, il faut préciser que la Russie a d’autres moyens de déstabiliser la Moldavie si elle cherche à le faire, via le levier énergétique ou par les relais politiques dont elle dispose en Moldavie. Sans oublier l’insatisfaction sociale que ne manquera pas de générer l’arrivée de réfugiés déjà nombreux. Le levier militaire ne serait donc pas forcément privilégié.

Les sanctions économiques occidentales envers la Russie – embargo pétrolier, isolement financier, sanctions individuelles, etc. – peuvent-elles changer la stratégie de Vladimir Poutine ? Peut-il encore se permettre une guerre longue ?

M. D. : Je ne crois pas que les sanctions aient un effet direct sur sa stratégie. D’abord, Vladimir Poutine ne veut pas donner l’impression de céder à la pression. Ensuite, les sanctions s’inscrivent assez bien dans le discours politique russe qui consiste à dire à la population que leur pays est en guerre contre l’Occident et que ces sanctions sont une tentative de déstabilisation.

Celles-ci ne semblent donc pas gêner Vladimir Poutine et produisent même un effet de consolidation de l’élite russe autour de lui, car elle a de moins en moins d’options en dehors du pays, et la seule option à l’intérieur est de soutenir le régime.

A plus long terme, les sanctions peuvent cependant avoir un effet indirect, car leur impact économique peut rendre plus difficile le financement de l’effort de guerre. Ce n’est pas le cas pour l’instant, car les prix des hydrocarbures sont très élevés et les Européens continuent à en importer de Russie. Pour l’heure, c’est le jackpot pour l’Etat russe, mais d’ici quelques mois, la situation sera probablement différente.

Et si la Russie se retourne vers des clients asiatiques pour vendre ses hydrocarbures ?

M. D. : Cela demande des investissements dans des infrastructures que la Russie n’a pas moyen de financer à court terme. Le pétrole russe pourra transiter par train vers l’Asie, mais sans doute pas dans les mêmes quantités. Le transit du gaz nécessite quant à lui des gazoducs qui ne pourront pas être construits tout de suite.

Quels sont les objectifs à court et long terme du gouvernement ukrainien ? Contenir Moscou ? Reconquérir les territoires perdus ?

M. D. : Là aussi, c’est difficile à dire, car le discours des autorités ukrainiennes a varié dans le temps. Ce qui est clair, c’est que leur objectif de court terme est de perdre le moins de terrain possible, et idéalement d’atteindre les lignes logistiques russes qui permettent l’approvisionnement de l’adversaire afin, dans un second temps, de pouvoir lancer des contre-offensives pour regagner du terrain.

« On ne sait pas dans quelle mesure les Russes seraient prêts à céder du territoire, surtout en Crimée »

A minima, si l’armée ukrainienne en est capable, son objectif serait de revenir aux lignes telles qu’elles étaient avant l’invasion russe du 24 février. Mais, quand l’Ukraine dit qu’elle veut recouvrer son intégrité territoriale, cela inclut théoriquement aussi les territoires séparatistes tels qu’ils existaient avant cette date, ainsi que la Crimée, qui fait juridiquement partie de l’Ukraine.

Quelle est la capacité réelle de l’Ukraine à reconquérir des territoires sous contrôle russe depuis plusieurs années ?

M. D. : Ce sera extrêmement difficile, car les défenses ont été consolidées au cours des dernières années dans ces territoires. S’y ajoute un élément : on ne sait pas dans quelle mesure les Russes sont prêts à céder du territoire, d’une part, dans les zones récemment conquises, mais surtout en Crimée. Ce n’est pas un scénario que les Russes envisagent.

Il y a donc un potentiel d’escalade à ne pas négliger, et je pense que les Ukrainiens en sont conscients, même si politiquement il est difficile de dire que la Crimée ne fait pas partie des objectifs, car elle fait partie du territoire ukrainien.

Dans quelle mesure les Ukrainiens sont-ils ouverts à la négociation avec la Russie ?

M. D. : Des discussions se sont tenues il y a quelques semaines, en Biélorussie puis en Turquie. Elles n’ont visiblement pas été prises au sérieux par la Russie, la délégation qu’elle a envoyée semblant ne pas avoir de mandat pour négocier quoi que ce soit.

L’intention russe était d’abord de sonder le terrain pour voir ce que les Ukrainiens étaient prêts à concéder. Et les Ukrainiens se sont peut-être laissés prendre au piège en mettant sur la table un certain nombre de propositions sans nécessairement obtenir de contreparties russes. Les officiels ukrainiens ont par exemple évoqué la question de la neutralité du pays sans s’être bien préparés, avec les partenaires occidentaux notamment.

Cette phase des négociations ne s’est pas poursuivie, mais il existe toujours des canaux de communication entre Ukrainiens et Russes pour parler des questions humanitaires ou d’échanges de prisonniers.

En revanche, il ne semble plus y avoir de discussions sur un règlement plus global du conflit. La révélation des atrocités commises par l’armée russe dans les territoires dont elle s’est retirée rend désormais la tenue de ces discussions beaucoup plus compliquée pour les Ukrainiens.

Il serait déjà difficile par principe de discuter de concessions territoriales sous la contrainte de la force, ce qui serait complètement contraire aux principes du droit international. Mais, une telle discussion est encore plus difficile une fois qu’on sait ce que les Russes ont fait dans ces territoires conquis.

On entend des responsables occidentaux, comme le secrétaire général de l’Otan Jens Stoltenberg, dire que l’Ukraine peut « gagner » la guerre. Quel sens donner à ce mot ?

M. D. : Je ne sais pas ce qu’il veut dire par « gagner ». Politiquement, affirmer cela permet d’afficher le soutien occidental à l’Ukraine et de soutenir le moral des troupes ukrainiennes. Mais, on ne sait pas si « gagner » signifie revenir à la situation pré-invasion, ou reprendre le contrôle de l’ensemble du territoire ukrainien.

« Gagner » a-t-il une signification différente selon qu’on est Américain ou Européen ?

M. D. : Je pense que personne ne pose la question, parce que personne ne veut sortir de l’ambiguïté. Les Occidentaux n’ont pas intérêt à préciser ce que veut dire « gagner la guerre ».

Certains analystes estiment que l’objectif des Etats-Unis est « d’humilier » la Russie. Cette volonté est-elle compatible avec les intérêts des Européens, qui doivent cohabiter à long terme avec la Russie ?

M. D. : Le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, a dit vouloir « affaiblir » la Russie, mais il faut être prudent avec le terme d’humiliation, que je n’utiliserais pas. C’est le terme que les Russes eux-mêmes emploient pour désigner l’attitude des Occidentaux dans les années 1990. Il est donc extrêmement connoté.

Emmanuel Macron l’a employé, en affirmant devant le Parlement européen qu’il ne faut « jamais céder à la tentation ni de l’humiliation ni de l’esprit de revanche », mais ce fut sans doute maladroit de sa part.

Quand Lloyd Austin parle « d’affaiblir » la Russie au point qu’elle ne puisse plus réitérer une telle invasion, que veut-il dire ? Etouffer économiquement le pays ?

M. D. : Oui, il s’agit d’affaiblir économiquement la Russie afin de contraindre sa capacité militaire. Beaucoup de pays européens partagent cet objectif, notamment ceux qui sont les plus proches géographiquement de la Russie. Tout ce qui diminue la menace russe est perçu comme étant dans leur intérêt.

« La stabilité du continent européen sera mieux assurée si la Russie est prête à jouer le jeu de la sécurité collective. En l’absence de certitude, affaiblir sa capacité militaire reste la meilleure garantie »

Mais, l’Europe est confrontée à un dilemme. D’un côté, la stabilité du continent sera mieux assurée si la Russie est coopérative et prête à jouer le jeu de la sécurité collective – ce qui, actuellement, n’est pas le cas. De l’autre, en l’absence de certitude sur le fait que la Russie soit prête à jouer le jeu dans un avenir proche, affaiblir sa capacité à mener ce type d’opération militaire devient la meilleure garantie de sécurité.

Cela explique-t-il l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Otan ?

M. D. : Je ne pense pas qu’il faille voir ces adhésions comme un signal politique à l’attention de la Russie. Elles sont plutôt liées à une prise de conscience, par la Suède et la Finlande, des enjeux de leur propre sécurité, et du fait qu’ils ont plus intérêt à être membre de l’Alliance atlantique que de ne pas l’être.

L’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord [relatif à la « défense collective » en cas d’attaque d’un des membres de l’Otan, NDLR] et le fait de pouvoir compter sur l’allié américain sont sans doute perçus comme des garanties plus crédibles que les clauses de solidarité de l’Union européenne.

Les Etats-Unis ont d’ailleurs annoncé l’envoi en Ukraine de roquettes plus puissantes. Pourquoi le soutien militaire américain à l’Ukraine est-il si fort ? Ces armes de plus en plus lourdes changent-elles la donne sur le terrain ?

M. D. : Si l’on compare le montant du soutien militaire à l’Ukraine, les Américains sont très loin devant les Européens. Ce soutien est très important, car il s’agit d’une guerre de très haute intensité, qui occasionne des pertes matérielles importantes et un besoin de renouvellement des équipements militaires.

Or, l’appareil de production militaire ukrainien a été ciblé par des frappes russes, ce qui a fortement limité la capacité du pays à produire ses propres armements.

Dans un premier temps, les pays européens anciennement membres du pacte de Varsovie ont livré des équipements de production soviétiques qu’ils avaient en stock et que l’armée ukrainienne sait mieux utiliser. Mais, par définition, le stock finit par s’épuiser.

Le changement de braquet sur les livraisons d’armes, qui deviennent de plus en plus perfectionnées, est aussi lié à cette prise de conscience : si on veut poursuivre cet approvisionnement sur la durée, il faut pouvoir livrer des choses qu’on est capable de produire. Cela fait une différence sur le terrain, car ces armements sont souvent plus précis que ce dont disposent les armées russes.

Enfin, le type d’équipement livré change, car la nature des combats est modifiée : il s’agit de plus en plus d’une guerre de positions, qui nécessite de l’artillerie lourde, des capacités de transports de troupes, et des équipements permettant à l’Ukraine d’assurer sa défense aérienne.

Le fait de livrer des armes plus lourdes augmente-t-il le risque d’être considéré comme « cobelligérants » par la Russie ?

M. D. : Ce débat n’a pas de sens pour moi. D’une part, il ne tient pas juridiquement, car le fait de livrer des armes ne fait pas d’un pays un cobelligérant. Sinon, on serait cobelligérants dans tous les endroits où on vend des armes, et on en vend beaucoup, dans beaucoup d’endroits !

« Le mythe de la grande armée russe en prend un coup si elle n’est pas capable de s’imposer face à l’armée ukrainienne. Face à l’Otan, la situation paraît plus équilibrée »

D’autre part, politiquement, les Russes se perçoivent de toute façon déjà comme en guerre contre les pays de l’Otan. Ils peuvent donc nous percevoir comme plus ou moins impliqués en fonction du type d’armement livré, mais ce n’est pas cela qui fait la différence.

Cela permet d’ailleurs aux dirigeants russes de justifier auprès de leur opinion publique le fait que la victoire ne soit pas éclatante comme prévu. Le mythe de la grande armée russe en prend un coup si elle n’est pas capable de s’imposer face à l’armée ukrainienne, alors que face à l’Otan, la situation paraît plus équilibrée.

Malgré tout, les Russes restent conscients qu’ils ne sont pas directement en guerre contre l’Otan et veillent à ne pas franchir le seuil d’un affrontement direct, car ils savent que le rapport de force serait beaucoup moins équilibré.

Y a-t-il un scénario de sortie de crise qui pourrait émerger ?

M. D. : Non, je n’en vois pas dans l’immédiat. Il semble que les Russes vont poursuivre leur effort, au moins pour prendre le contrôle des régions de Donetsk et Lougansk. Tant qu’ils n’auront pas atteint cet objectif, il n’y aura probablement pas de sortie de crise possible.

Mais, une fois cet objectif atteint, il est possible qu’il y ait des discussions sur un cessez-le-feu, même si je ne suis pas sûre qu’elles aillent au-delà.

Dans cette hypothèse, on basculerait sur un scénario semblable à celui qui s’est déroulé depuis 2014, mais sur une échelle beaucoup plus grande, avec un cessez-le-feu plus ou moins stable et la poursuite d’affrontements de basse intensité sur une ligne de front plus étendue. Les forces en présence seraient plus nombreuses et le potentiel d’instabilité beaucoup plus fort.

Il est aussi possible que ce ne soit qu’une étape et que les Russes, dans un second temps, prennent le temps de reconstituer leurs forces puis relancent une offensive. Mais, les Ukrainiens peuvent aussi lancer des contre-offensives.

En tout cas, je ne vois pas de scénario optimiste à ce stade.

Comment évaluer les risques d’escalade, conventionnelle ou nucléaire ? La doctrine russe consiste à utiliser des armes nucléaires en cas de « menace existentielle », mais la signification de ce terme semble floue…

M.D. : Le caractère flou de la notion de « menace existentielle » est consubstantiel du principe de dissuasion. Celle-ci consiste en effet à dire : « si mes intérêts vitaux sont menacés, j’envisage le recours à l’arme nucléaire », et ne pas définir ces « intérêts vitaux » permet de rendre effective la dissuasion, car cela crée le doute.

Si l’on explicitait le prix à payer pour chaque type d’agression, il serait beaucoup plus facile pour l’adversaire de calculer jusqu’où il peut aller. Le maintien de l’incertitude permet de maintenir l’effectivité de la dissuasion, donc je ne vois pas de changement de doctrine du côté russe.

La possibilité d’une escalade conventionnelle ou nucléaire dépend selon moi de deux questions : les Russes sont-ils prêts à accepter une défaite ? Et quelle serait la définition d’une défaite ? Je n’ai pas de réponse à ces questions, mais je pense que si les Russes ne parviennent pas à prendre le dessus par la voie conventionnelle, ils pourraient chercher l’escalade.

Il pourrait s’agir d’une escalade dite « horizontale », qui consisterait à attaquer avec les mêmes moyens d’autres théâtres, par exemple la Moldavie ou des pays de l’Otan. Dans ce cas, cela pourrait prendre la forme d’attaques hybrides, auxquelles on aurait plus de mal à réagir, car on ne serait pas certains de leur origine.

Mais, il pourrait aussi s’agir d’une escalade « verticale », qui consisterait à utiliser des armements chimiques ou nucléaires sur le théâtre ukrainien.

J’espère que les Russes sont conscients que cela nous ferait changer d’univers. Les conséquences seraient massives.

Après ces cent jours de guerre, quelles leçons la diplomatie occidentale peut-elle tirer au sujet de la relation à construire avec la Russie à long terme ?

M. D. : D’une part, je pense qu’il n’y a pas de consensus entre Occidentaux, notamment entre Européens, sur le type de relation qu’on espère pouvoir construire avec la Russie.

Il existe un désaccord fondamental sur la manière dont on envisage la sécurité européenne à la fin de cette guerre. Un certain nombre de pays, dont la France, estiment qu’il n’y aura pas de stabilité du continent européen sans une forme d’implication de la Russie, par exemple sa participation à des dispositifs de contrôle des armements. Une autre partie du continent européen ne voit la sécurité européenne que contre la Russie. Pour eux, ce qui serait parfait, ce serait de construire un grand mur à la frontière russe.

Plus on est proche géographiquement de la Russie, plus on se trouve dans ce deuxième camp ?

M. D. : Oui, mais le clivage n’est pas uniquement géographique. Le débat entre Européens sur l’attitude à tenir envers la Russie ne sera pas des plus aisés.

Est-ce que l’intégration de la Russie à un cadre européen de sécurité collective dépend d’un changement de régime, ou d’un changement de personne, à la tête du pays ?

M. D. : C’est moins une question de personnes à la tête du régime que de régime en tant que tel. Surtout, cela dépend du rapport entretenu par le régime avec son propre passé et avec sa propre société.

En réalité, on a déjà essayé d’intégrer la Russie à un tel cadre dans les années 1990. Contrairement au discours russe, qui affirme que l’Occident a cherché à humilier la Russie et à tirer parti de son affaiblissement, les pays occidentaux ont tout fait pour essayer de construire une coopération et un cadre de sécurité avec elle. Sauf qu’à ce moment, l’Etat russe s’est retrouvé du jour au lendemain réduit dans ses frontières, alors qu’il s’était construit dans un espace impérial depuis le XVIIe siècle, avec des frontières toujours en expansion.

Par ailleurs, des millions de Russes ethniques se sont retrouvés disséminés dans la périphérie du pays. Un phénomène de macération, de revanchisme, s’est donc créé, car la douleur liée à la perte de l’Empire n’a pas été traitée. Elle a progressivement muté en un discours néo-impérialiste. On l’a vu monter petit à petit et on a probablement surestimé l’intérêt qu’avait la Russie à opérer dans un environnement coopératif. On a donc sous-estimé la possibilité qu’elle puisse un jour vouloir renverser la table pour remettre en cause cet ordre européen dont on croyait qu’elle était bénéficiaire.

Cela explique en partie pourquoi cela n’a pas fonctionné dans les années 1990. Pour que ce faire aujourd’hui, cela suppose un travail de la Russie sur sa propre identité, sa propre histoire et ses propres frontières. Mais, ce n’est clairement pas le régime actuel qui peut l’engager.

Maintenant, affirmer qu’on ne pourra reparler à la Russie que quand le régime aura changé est un peu court en matière de réflexion politique... Il faut aussi se demander comment, quand et à quelles conditions on pourrait reprendre le dialogue avec la Russie actuelle. Car, pour l’instant, on n’en a pas d’autre !

Propos recueillis par Matthieu Jublin

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Commentaires (1)
Bernard Marx 06/06/2022
"Il faut aussi se demander comment, quand et à quelles conditions on pourrait reprendre le dialogue avec la Russie actuelle". Question clé, en effet. Marie Dumoulin se l'est certainement posée à elle même. Quelle est sa réponse?
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