Opinion

Lever le tabou de la décroissance

5 min
Marie Duru-Bellat Sociologue, professeure émérite à Sciences Po, rattachée à l’OSC et à l’Iredu.

Dans le numéro d’Alternatives Economiques de janvier, centré sur les « débats interdits » en économie, figurent, parmi les thématiques discutées, « penser les limites écologiques, la richesse et sa mesure », ou encore « penser nos besoins contre le mythe d’une consommation sans limite ». On est alors un peu surprise de lire, dans un autre article concernant les « discours trompeurs » de Jean-Marc Jancovici, une critique de la défense de la décroissance : ce serait là « un discours polarisant, anxiogène et politiquement contre-productif ». Faudrait savoir, est-on tenté de dire !

Toujours plus

Dans un premier temps, on se dira que le rejet de ce terme même de décroissance n’est qu’un réflexe obligé, tant il est vrai que dans chaque discipline, il y a des mots qui donnent de l’urticaire en deçà même de toute analyse « scientifique » (le mot sélection chez les sociologues, par exemple). Mais la lecture des « douze débats » questionnant l’économie dominante invite à y voir plus qu’un réflexe. Car le cœur de la pensée économique classique, c’est bien le « toujours plus » : plus de revenus pour les individus, plus de moyens pour les institutions, voilà qui suffit à définir le progrès, pour satisfaire des besoins posés a priori comme infinis. Loin que la croissance soit perçue comme une cause majeure des problèmes environnementaux, elle reste perçue comme une solution à ces problèmes !

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L’obsession de la croissance constitue sans doute l’obstacle principal à une réelle prise en compte des problèmes climatiques par les économistes et les politiques

Certes, de nombreux économistes hétérodoxes ont interrogé la genèse de ces besoins, Veblen notamment qui en montre la genèse sociale, et en font donc une question politique. Mais, comme le note le chercheur australien Clive Hamilton, l’obsession de la croissance constitue sans doute l’obstacle principal à une réelle prise en compte des problèmes climatiques par les économistes et les politiques qui les écoutent.

Un autre argument mobilisé contre la décroissance est qu’elle serait terrible pour les plus démunis. Mais qui empêche de soutenir qu’évidemment la décroissance peut et doit être sélective ? Certains, et certains pays, sont sans conteste dans le gaspillage tandis que d’autres peinent à voir leurs besoins élémentaires satisfaits ; mais cela se gère et n’est pas forcément polarisant, au contraire même, si à la croissance pour tous on oppose la croissance pour les uns et la décroissance pour les autres !

Anxiété et frustration

Un autre argument est que la décroissance – même le simple fait d’évoquer ce mot – serait « anxiogène », comme si chacun n’avait en tête qu’un seul objectif, gagner plus pour consommer plus. Or, on sait parfaitement bien aujourd’hui, notamment grâce aux apports de ce champ récent qu’est l’économie du bonheur, qu’il n’y a pas de lien mécanique entre produit intérieur brut (PIB) et bien-être, avec à la clé toute une réflexion des économistes « institutionnalistes » sur les nouveaux indicateurs de richesse à construire.

On sait aussi, grâce à des analyses psychologiques de la consommation (voir les nombreuses références américaines dans l’ouvrage de Clive Hamilton), qu’au-delà d’un certain niveau de vie, accumuler une grande quantité de biens peut s’avérer anxiogène pour les personnes. On cherche alors à se débarrasser des jouets, des bibelots ou des vêtements ainsi accumulés dans des zones de stockage privé (en pleine expansion aux Etats-Unis) ou… dans les vide-greniers.

Les spécialistes de la consommation montrent que, même si toute consommation est guidée par une recherche de toujours plus de bien-être (ne serait-ce que pour faire comme les autres), elle découle souvent d’une frustration et débouche, une fois le plaisir de l’achat derrière soi, sur une nouvelle frustration.

Il faut s’interroger collectivement sur les pistes de décroissance, en nous demandant qui paie, qui en profite, ce que cela apporte à la collectivité

Sans doute évoquer la décroissance peut être politiquement dangereux. Car sans être économiste, chacun sent bien que la décroissance doit être sélective, d’une part, et ne pas reposer uniquement sur les individus, d’autre part. Il faut s’interroger collectivement, au niveau de nos institutions, sur les pistes de décroissance, en nous demandant qui paie, qui en profite, ce que cela apporte à la collectivité.

Ces questions seraient-elles « politiquement contre-productives » ? Peut-être pour ceux qui gouvernent, car sinon, elles sont, dans la société, au cœur d’analyses radicales et alternatives1. Ces questions nourrissent par ailleurs des travaux de philosophes et de sociologues – de Fabrice Flipo à Dominique Méda, notamment – dont la prise en compte et la critique seraient heuristiques pour les économistes, ne serait-ce que pour débusquer les non-dits, voire les tabous, auxquels n’échappe aucun champ disciplinaire !

Que la perspective de décroissance laisse entrevoir un futur incertain pour des économistes qui se veulent responsables, c’est certain. Mais c’est un futur qu’ils doivent explorer sans reprendre plus ou moins implicitement ce qui est sans doute plus qu’un tabou sémantique !

  • 1. Voir par exemple le numéro 55 (décembre 2022-janvier 2023) de la revue Socialter, intitulé « Bienvenue dans l’ère du rationnement »

À la une

Commentaires (11)
Joris Bourad 01/03/2023
Parler de décroissance dans le capitalisme revient à pisser dans un violon. C’est une contradiction dans les termes. C’est donc un concept inutile dans le cadre du capitalisme. Pour qu’il devienne pertinent il faut l’insérer dans un système économico-politique autre. Cf les travaux de réseau salariat sur « le monde du salaire à vie ».
Joris Bourad 01/03/2023
Parler de décroissance dans le capitalisme revient à pisser dans un violon. C’est une contradiction dans les termes. C’est donc un concept inutile dans le cadre du capitalisme. Pour qu’il devienne pertinent il faut l’insérer dans un système économico-politique autre. Cf les travaux de réseau salariat sur « le monde du salaire à vie ».
PHILIPPE WALDTEUFEL 26/02/2023
article bienvenu. La véritable alternative économique , c'est tordre le cou au "toujours plus". Mais souvenez-vous qu'il faut commencer par maîtriser la démographie.
FERNANDO FRANCO 26/02/2023
Merci pour l'article car, il faut bien revenir sur le tabou quand il s'empresse à cacher le vrai sujet. "Décroissance" revient comme un démon pour les économistes du fait qu'il suppose une incertitude notable sur leur utilité dans un régime où les prix auraient une moindre importance sur les besoins, n'oublions pas que la croissance repose sur la consommation induite par le marketing, sans rapport à la satiété metabolique ni même au bien être, comme il est bien exposé dans l'article...
FERNANDO FRANCO 26/02/2023
...pour prendre la décroissance comme prémisse de la solution miracle (c'est de cela qu'on parle, d'un "miracle") pour nous sortir de ce sentier tortueux, pourrait-on commencer par restreindre l'accumulation par l'héritage et ainsi casser la chaîne qui pousse à l'accumulation, la propriété privé. Piquetty l'a bien formulé et c'est devenu une bizarrerie...On n'aurait pas besoin de casser toute la chaîne de l'accumulation, on serait tout de même autorisé à accroître son patrimoine en vie...
Tarnais 25/02/2023
Pour la rendre désirable, on n'insistera jamais assez sur les aspects positifs de la décroissance. Un défi des années à venir sera de montrer qu'elle peut être pourvoyeuse de plus de sérénité, plus de temps passé avec ses proches, moins de stress, moins de pollutions de toutes sortes. Un autre défi sera de la rendre joyeuse. Il faudra inventer des évènements festifs et sobres à la fois. La fête de la musique, les journées du patrimoine, les marchés et foires locales sont des exemples à suivre.
PATRICE ONGLA 26/02/2023
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PATRICE ONGLA 26/02/2023
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PATRICE ONGLA 26/02/2023
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JEAN PIERRE MOULARD 24/02/2023
(suite) depuis 20 ans d'immenses richesses ont donc été captées par très peu de monde. Qui empêche de faire une autre répartition? Ceux qui disent: there is no alternative, TINA? Pour être neutre en carbone en 2050 il faudrait que les économistes soient un peu sérieux et ne comptent pas sur de gadgets qui n'existent pas aujourd'hui!
JEAN PIERRE MOULARD 24/02/2023
Si l'on considère notre niveau et confort de vie depuis 20 ans, ils ont au mieux stagné et plutôt baissé! Pourtant les chiffres officiels parlent d'une certaine croissance. La seule différence que j'ai trouvé c'est le GPS dans ma voiture. Le PIB est proportionnel à l'énergie consommée qui dépend de ce que l'on fabrique, il serait temps de décider de ce dont on n'a pas vraiment besoin et réparer la biodiversité, ce sera forcément une baisse du PIB. C'est se moquer du monde de dire le contraire.
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