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Médicaments, numérique, travail : trois essais et un roman à lire ce mois-ci

6 min

Parce que deux ouvrages valent mieux qu’un pour comprendre le fonctionnement et le culte du secret de l’industrie du médicament, Alternatives économiques vous a sélectionné Des Big Pharma aux communs de Gaëlle Krikorian et Combien coûtent nos vies ? de Pauline Londeix et Jérôme Martin. A lire également, le dernier opus de Daniel Cohen, Homo numericus, un décryptage inquiétant sur les enfermements et les fractures sociales de la société numérique. Enfin, Claire Baglin signe avec En salle, un premier roman social très réussi.

Parce que deux ouvrages valent mieux qu’un pour comprendre le fonctionnement et le culte du secret de l’industrie du médicament, Alternatives économiques vous a sélectionné Des Big Pharma aux communs de Gaëlle Krikorian et Combien coûtent nos vies ? de Pauline Londeix et Jérôme Martin. A lire également, le dernier opus de Daniel Cohen, Homo numericus, un décryptage inquiétant sur les enfermements et les fractures sociales de la société numérique. Enfin, Claire Baglin signe avec En salle, un premier roman social très réussi.

1/ Les profits avant la santé

Avec le Covid-19, on a plongé dans le grand bain de l’industrie du médicament : recherche, production, coût, risques de pénurie et logistique ont occupé le devant de la scène. Beaucoup a été dit, mais les bonnes informations n’étaient pas nécessairement audibles. Deux petits livres font le point sur un secteur au fonctionnement largement méconnu. Ils partagent un même objectif : réveiller les consciences et informer avec pédagogie.

Leurs auteur et autrices sont tous trois passés par Act Up dans les années 1990. Gaëlle Krikorian a ensuite travaillé au Parlement européen sur ces questions, puis pour l’ONG Médecins sans frontières. Pauline Londeix et Jérôme Martin ont créé en 2019 l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OTMeds), qui mène un travail de veille et de plaidoyer.

Des deux côtés, le constat, clair et accablant, est le même. Derrière les discours sur les brevets qui favorisent l’innovation, il y a la réalité, connue des lecteurs et lectrices d’Alternatives Economiques. Les big pharma sont dirigées par des spécialistes du marketing et le secteur est largement financiarisé. Ce qui compte, c’est de repérer les pépites qui développent des traitements prometteurs pour les racheter, et de déposer d’innombrables brevets afin de prolonger les monopoles qu’ils assurent.

Il y a bien des innovations en santé, mais elles sont très largement financées par la puissance publique (y compris aux Etats-Unis avec les NIH, les National Institutes of Health), qui reste étonnamment discrète sur sa propre contribution. Le vaccin contre le Sars-Cov-2 a ainsi bénéficié des recherches effectuées sur l’ARN messager depuis les années… 1970 ! Les multiples financements publics (directs, mais aussi crédits d’impôt, abattements fiscaux, etc.) sont sous-évalués. Côté big pharma, à l’inverse, on fait passer dans les budgets recherche des actions en justice ou de la veille technologique. Cherchez l’erreur.

On le sait moins, mais le secret des affaires couvre aussi les données issues des essais cliniques. Un producteur de génériques devra donc refaire les essais. Ce même secret des affaires permet de garder confidentiels les contrats entre les pouvoirs publics et les grandes firmes, comme l’a appris à ses dépens la secrétaire d’Etat belge au Budget qui avait imprudemment tweeté un tableau révélant le prix de vaccins achetés par l’Union européenne.

L’intérêt général passe à la trappe. Les pays pauvres en font les frais. Les classes moyennes des pays riches aussi. Cancer du sein au Royaume-Uni, diabète aux Etats-Unis, migraine chronique en France, hépatite C et maladies rares, comme l’amyotrophie spinale infantile, sont concernés.

Alors que faire ? Le chantier est titanesque. OTMeds préconise une cure de transparence et la mise en place d’un pôle public du médicament. Gaëlle Krikorian convoque Elinor Ostrom et la gouvernance des communs, recommande de prendre appui sur les nombreuses PME du secteur, de réinternaliser des compétences dans les administrations et à l’échelle mondiale de régionaliser la production. Un moyen, au passage, de mieux répartir les risques écologiques.

Les deux ouvrages font aussi la part belle aux exemples étrangers, notamment les pays à revenu intermédiaire (Thaïlande et Brésil lors de la lutte contre le sida, Inde et Afrique du Sud plus récemment), qui se mobilisent pour défendre une autre vision de l’accès à la santé. Deux vadémécum à lire et à faire lire pour changer le rapport de force sur un sujet primordial.

Céline Mouzon

Des Big Pharma aux communs, Petit vademecum critique de l’économie des produits pharmaceutiques, par Gaëlle Krikorian, Lux, 2022, 133 p., 12 euros.

Combien coûtent nos vies ? par Pauline Londeix et Jérôme Martin, 10/18, 2022, 107p., 6 euros.

 

2/ Vivre en silos à l’ère numérique

Après avoir, magistralement, analysé Homo economicus, Daniel Cohen s’attaque à la révolution numérique. Elle engendre des changements techniques considérables, mais aussi une « désintégration des institutions », écrit-il d’emblée. Avec l’intelligence artificielle, la machine – sans sentiment – se substitue à l’homme mais, contrairement à l’homme, elle ne s’adapte pas à son environnement mais aux algorithmes statistiques.

Le numérique capte l’attention, crée souvent de l’addiction, sans esprit critique, et favorise le « capitalisme de surveillance », selon le terme de Shoshana Zuboff. Dans le domaine économique, les inégalités entre couches sociales s’accentuent, tout comme le populisme dans le domaine politique, ce qui crée des formes d’entre-soi qui fracturent la société.

Cela aboutit à un changement majeur de société, « horizontale et laïque », mais en enfermant chaque couche sociale dans un silo propre. Nourri d’une culture étonnante et de nombreuses études, ce livre finit par donner le tournis, même si c’est aussi une source exceptionnelle de réflexion et d’analyse.

Denis Clerc

Homo numericus. La « civilisation » qui vient, par Daniel Cohen Albin Michel, 2022, 235 p., 20,90 euros.

 

3/ De père en fille

Cela commence dans un McDo. La narratrice, enfant, s’y rend avec ses parents et son frère, c’est la fête. En parallèle, la narratrice, désormais âgée d’une vingtaine d’années, passe un entretien d’embauche pour y travailler. Tout au long du roman, ces deux points de vue alternent dans de courts fragments, celui de la petite fille, celui de la jeune femme, devenue employée chez McDo. Cette alternance met en regard l’aliénation du père, ouvrier, avec celle que vit ensuite la fille dans un lieu où, dit-elle, « personne ne cuisine » mais où on manipule « l’équipement de production » avec des gestes qui « sont les mêmes que ceux des équipiers d’il y a vingt ans ».

Le père rentre à 13 heures quand il est du matin, 21 heures quand il est de l’après-midi et 5 heures quand il est de nuit. « Chaque fois, nous oublions ses horaires, nous ne l’attendons jamais et sommes toujours étonnés d’entendre la clé tourner. » Dans les deux cas, les corps sont malmenés par le travail. Ainsi, le père évoque le « copain » qui a « vu ses jambes se faire écraser sous une presse ». La fille, dans le fragment qui suit, touche l’attelle qu’elle porte au poignet.

Il n’y a aucun pathos dans ce récit. L’écriture est sobre, parfois dense, souvent ironique, notamment quand est évoquée une manageuse surnommée Chouchou. Une belle réussite pour un premier roman.

Naïri Nahapetian

En salle, par Claire Baglin, Les éditions de minuit, 160 p, 16 euros.

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