Condamné !

4 min

Antoine Deltour, qui a révélé le scandale LuxLeaks, a été condamné le 29 juin 2016 par la justice luxembourgeoise (un an de prison avec sursis et 1 500 euros d'amende). Un mauvais signal pour les lanceurs d'alerte.

Il n’y a pas d’âge pour lancer une alerte. Et semer la pagaille au Luxembourg. Antoine Deltour a 25 ans lorsqu’il communique à un journaliste des documents explosifs sur les pratiques fiscales du Grand-Duché permettant aux entreprises des autres pays d’échapper à l’impôt. On est en 2011. Il vient de quitter PricewaterhouseCoopers (PwC), où en tant qu’auditeur il contrôlait les comptes des entreprises clientes. Le 29 juin 2016, Antoine Deltour a été condamné par la justice luxembourgeoise à douze mois de prison avec sursis et à une amende de 1 500 euros pour violation du secret professionnel. Ses avocats, emmenés par William Bourdon, de l’association Sherpa, ont annoncé qu’il ferait appel. D’autant qu’une condamnation serait inscrite dans son casier judiciaire. Or, le jeune Lorrain, aujourd’hui fonctionnaire, pourrait perdre son boulot.

Les mobilisations n’ont pourtant pas manqué. Edward Snowden, Thomas Piketty, Eva Joly, Yann Galut ou encore Stéphanie Gibaud ont pris sa défense. Un comité de soutien a été monté et une pétition, largement relayée par la CGT et la CFDT, circule en ligne. Avec pour objectif de collecter des fonds en vue des actions judiciaires. Mais ça n’a pas suffi.

Un tel scénario, Antoine Deltour était loin de l’imaginer en 2010. Lassé de son travail d’auditeur, dont il s’était fait une autre idée à sa sortie de l’ESC Bordeaux, ce jeune homme réservé, aux allures d’éternel étudiant, décide de se reconvertir et de passer des concours de la fonction publique en France. Quelques jours avant son départ, en quête de documents de formation sur le serveur interne de PricewaterhouseCoopers, il tombe, dans un dossier partagé, sur les tax rulings, des accords secrets estampillés par le fisc luxembourgeois permettant aux entreprises d’utiliser des techniques d’optimisation fiscale agressive. Nul besoin d’être un hacker surpuissant, tout est à disposition des 3 000 salariés locaux de PwC. Après deux ans de vie active au Luxembourg, Antoine Deltour a laissé sa naïveté au vestiaire, mais il est néanmoins ébahi par la nature des rabais consentis. Sans prendre de précaution et sans intention de tout balancer à WikiLeaks, il copie les données sur son ordinateur, et boucle ses valises pour Epinal.

Spectateur de sa propre histoire

Ce n’est qu’au bout de quelques mois qu’il contacte des ONG pour échanger sur ces pratiques d’optimisation. Sans grand retour de leur part. Il écrit sur des blogs, sans révéler de noms. Le jeune auditeur, qui a quitté l’entreprise en bons termes, diffuse ces informations gratuitement. Et se fait repérer par Edouard Perrin, de Cash Investigation. En 2011, le journaliste le convainc de lui communiquer les documents pour une émission sur les paradis fiscaux.

En mai 2012, Antoine Deltour découvre le documentaire sur France 2. PwC aussi. Le cabinet d’audit n’a aucun mal à remonter jusqu’à la trace de la copie et porte plainte contre X. Mais silence radio pendant deux ans. Ce n’est qu’en juin 2014 que le commissariat d’Epinal, sur commission rogatoire, le convoque pour une "vieille histoire concernant le Luxembourg". Gardé à vue, sans lunettes ni chaussures et ceinture, face à un policier qui n’a jamais entendu parler de tax rulings, ni de PwC, Antoine Deltour, qui n’a pas accès à son dossier, comprend très vite la gravité des cinq chefs d’inculpation de la justice luxembourgeoise : vol, y compris domestique, violation du secret professionnel, violation du secret des affaires, blanchiment et intrusion non autorisée dans un système informatique. Antoine Deltour sera auditionné pendant quatre heures par la justice luxembourgeoise. Pour la première fois, il se retrouve face à ses anciens employeurs.

De l’ombre à la lumière

Désormais spectateur de sa propre histoire, Antoine Deltour apprend en novembre 2014 que ses documents ont été exploités par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), avec qui il n’a jamais été en contact. Le scandale éclabousse des entreprises clientes de PwC. Des noms sont révélés dans une quarantaine de médias internationaux. C’est aussi à ce moment que ce citoyen ordinaire décide, avec son avocat, de passer de l’ombre à la lumière et de rendre publique son histoire. Une stratégie à l’opposé de celle d’un autre lanceur d’alerte français, Raphaël Halet, qui travaillait également pour PwC. Ses révélations ont alimenté, en décembre 2014, le deuxième scandale LuxLeaks portant sur le rescrit fiscal de 35 sociétés. Halet, lui, a été condamné à neuf mois de prison avec sursis et à une amende de 1 000 euros le 29 juin dernier. Le journaliste de Cash Investigation a été acquitté.

Zoom Quelle protection pour les lanceurs d’alerte ?

Directives européennes, projet de loi, Cour de cassation, nombreuses sont les instances au chevet des lanceurs d’alerte. Au niveau européen, la directive sur le secret des affaires, qui protège les secrets économiques et industriels des entreprises, avait d’abord omis de prendre en compte les lanceurs d’alerte. Avant d’en faire une exception très encadrée : les dénonciations de pratiques politiquement condamnables mais légales, comme l’optimisation fiscale, ne sont pas protégées dans le texte voté fin avril par le Parlement. Mais une autre directive dédiée aux lanceurs d’alerte devrait ensuite être élaborée.

En France, c’est le projet de loi Sapin 2 sur la lutte contre la corruption qui se penche sur le sujet. C’est une avancée certaine, mais là encore le texte n’en propose qu’une définition très restreinte, avec une liste limitative de pratiques justifiant l’alerte, qui ne prend pas en compte l’intérêt général. En vertu d’un tel texte, Antoine Deltour serait toujours condamné. Ce qui pourrait inciter certains parlementaires à déposer une proposition de loi pour aller plus loin. Signal plus positif : la chambre sociale de la Cour de cassation a prononcé, fin juin, la nullité d’un licenciement au nom de la liberté d’expression.

Ces scandales qui secouent la présidence du Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, aujourd’hui à la tête de la Commission européenne, font avancer, à petits pas, la lutte contre l’évasion fiscale. Mais la condamnation prononcée en juin est un très mauvais signal au niveau européen. A l’instar d’autres lanceurs d’alerte, Antoine Deltour plaide pour le renforcement du statut des whistleblowers et la création d’une "maison des lanceurs d’alerte". Tout comme une soixantaine d’organisations de neuf pays (syndicats, ONG...) qui avaient lancé un appel pour que la Commission revoie sa copie sur la future directive sur le secret des affaires (voir encadré), il suit comme le lait sur le feu les évolutions d’un futur texte potentiellement ravageur pour tous ceux qui dénoncent des pratiques illégales, mais aussi, à l’instar de LuxLeaks, aux frontières de la légalité.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !