Trop cher logement
Le prix des logements s'envole dans la France entière, renforçant ségrégation et exclusions.
Depuis quelques semaines, la presse s’émeut des " ventes à la découpe ". Ce terme qui fleure bon la boucherie immobilière désigne la mise en vente d’immeubles entiers par appartement, laissant les locataires devant l’alternative : acheter ou partir. Le témoignage de ces habitants, obligés de quitter leur logement, parfois aussi leur quartier, parce qu’ils n’ont plus les moyens d’y rester, suscite une émotion qui cristallise l’inquiétude des Français face à la montée vertigineuse du prix des logements. En 2004, la hausse des prix dans l’ancien dépasse 15 % ; elle atteint 48 % sur les trois dernières années et près de 90 % sur six ans. Les loyers, plus sages dans l’ensemble, décollent aussi dans certaines villes. Les grosses opérations de ventes à la découpe orchestrées par des fonds de pensions américains désignent des coupables faciles et des victimes photogéniques. Mais les vraies causes de l’inflation immobilière sont ailleurs et ses conséquences dépassent de loin l’action de quelques spéculateurs.
Le marché dopé par le crédit
La flambée des prix commence autour de 1998, après plusieurs années de baisse qui sanctionnent l’éclatement de la bulle immobilière de la fin des années 80. Les prix redevenus abordables et l’embellie économique de la fin des années 90 sont propices à une relance des projets immobiliers des ménages. Surtout, " l’impulsion majeure est venue d’une formidable amélioration des conditions de crédit ", explique Michel Mouillart, professeur à l’université Paris X. Les taux d’intérêt sont au plus bas et les banques se font concurrence pour capter le marché du crédit immobilier. La crise boursière a libéré une épargne importante en quête de placements moins hasardeux. Elle a aussi restreint les possibilités d’endettement des entreprises, incitant les banques à se rabattre sur les ménages. Et pour les séduire, elles ont développé une offre abondante et attractive : taux avantageux, moindre apport personnel et surtout allongement de la durée des crédits. La durée moyenne des prêts est ainsi de 15,9 années en 2004, contre 12,3 années en 19951. Et l’endettement des ménages passe de 50 % de leur revenu disponible brut en 1995 à 60 % aujourd’hui.
Le ralentissement économique n’a pas entamé le dynamisme du marché. Au contraire, les prix flambent de plus belle depuis 2001. Peut-on parler pour autant d’une bulle spéculative ? Non, répondent les économistes. Car l’immobilier considéré comme un investissement financier ne paraît pas exagérément surévalué par rapport aux loyers attendus. Beaucoup moins en tout cas qu’à la veille de l’éclatement de la bulle immobilière au début des années 90. La situation actuelle est en effet très différente : à l’époque, la flambée des prix avait pour foyer le marché de l’immobilier de bureaux et pour carburant des flux de capitaux étrangers. Aujourd’hui, elle touche essentiellement le marché du logement. Or, ce marché est dominé par les ménages qui, neuf fois sur dix, achètent un logement pour l’occuper personnellement.
Les opérations de ventes à la découpe ne témoignent d’ailleurs pas d’un climat de bulle spéculative. Ici, pas d’achats massifs misant sur la poursuite de l’envolée des prix. Ces opérations résultent au contraire de la vente d’immeubles d’habitation par des investisseurs institutionnels qui profitent du haut niveau des prix du logement pour rééquilibrer leur patrimoine au profit d’autres investissements. Ils cèdent donc des immeubles entiers à des intermédiaires spécialisés qui s’efforcent d’engranger une nouvelle plus-value en les revendant par appartement. Résultat : certains ménages, prêts à payer le prix fort en profitant des bonnes conditions de crédit, en chassent d’autres qui n’ont pas les moyens d’acheter. Au final, ces ventes sont donc plus une conséquence de la hausse des prix que leur cause, et elles devraient progressivement ralentir.
L’ampleur du phénomène est d’ailleurs discutée. " Il est assez difficile à mesurer ", reconnaît Olivier Eluère, économiste au Crédit agricole, qui souligne cependant que les acteurs incriminés " sont très peu présents sur le marché ". De même, René Pallincourt, président de la Fnaim, la Fédération nationale des agents immobiliers, considère que " ces opérations ne sont pas significatives par rapport au marché ". Les associations de locataires, en revanche, s’inquiètent de cette pratique. Elles veulent non seulement que les locataires les plus fragiles soient mieux protégés, mais elles attendent aussi du gouvernement qu’il intervienne pour préserver le parc locatif qui, dans certaines quartiers, est asséché par les stratégies de vente des investisseurs.
Dans ces conditions, on voit mal ce qui pourrait faire baisser les prix. La correction ne viendra ni du dégonflement brutal d’une bulle spéculative ni d’une remontée rapide des taux d’intérêt qui freinerait d’un coup les achats des ménages. Certes, ils ont de plus en plus de mal à suivre à mesure que les prix augmentent et c’est pourquoi " le marché pourrait freiner dans les prochains mois ", estime Olivier Eluère. Mais un retournement est peu probable. La fin du logement cher n’est donc pas pour demain.
Inaccessible accession
Tous les ménages ne sont pas également touchés par l’envolée des prix. Ceux qui sont pleinement propriétaires de leur logement (un tiers des ménages), selon l’Insee, et qui ne souhaitent pas en changer ne sont pas affectés. Les autres, en revanche, subissent une forte dégradation de leur capacité d’achat : l’amélioration des conditions de crédit a été entièrement absorbée par la flambée des prix2. Ainsi, en 2003, un ménage moyen s’endettant pour quinze ans, sans apport personnel, avec des remboursements de l’ordre du tiers de son revenu, ne pouvait plus acquérir à Paris qu’un logement de 24,6 m2, contre 31,2 m2 en 19993. Les ménages n’ont donc que trois solutions : augmenter leur effort financier (la part de leur revenu consacré au remboursement d’emprunts immobiliers est remontée de 4 points en six ans), acheter plus petit ou plus loin des centres ou... renoncer à l’achat.
Depuis 1998, le prix de l’ancien a augmenté de près de 90 %, alors que les revenus des ménages progressaient de moins de 25 %. En 2004, l’achat d’un logement absorbe une année de revenus de plus qu’en 1998. Mais les écarts sont sensibles entre les ménages : ceux qui disposent d’un double Smic doivent maintenant y consacrer six années de revenus, alors que cette durée n’est que de 3,3 années pour les ménages disposant de cinq fois le Smic4. Pour les plus modestes devenir propriétaire est désormais un rêve inabordable. Ainsi, le nombre des accédants disposant de moins de trois Smic a reculé de 100 000 en quatre ans, alors que celui des acquéreurs disposant de plus de trois Smic augmentait à peu près d’autant.
Logiquement, la part des ménages qui accèdent à la propriété pour la première fois a, elle aussi, diminué : il est de plus en plus difficile d’acheter sans l’apport que constitue la vente d’un précédent logement. Jusqu’en 1998-1999, les " primo accédants " représentaient 75 % des acquéreurs de résidence principale. En 2004, leur part est tombée à 59 %.
Les ménages jeunes ou à revenus modestes ont aussi de moins en moins accès à certaines zones. La géographie des primo accédants traduit très directement la ségrégation spatiale organisée par le marché. Ainsi, en Ile-de-France, la part des primo accédants est proche de 65 % en Seine-et-Marne et en Seine-Saint-Denis, où les prix demeurent abordables, alors qu’elle n’est que de 42 % dans les Hauts-de-Seine et de 32 % à Paris, d’après les données de la Fnaim. Partout en France, les classes moyennes sont contraintes de s’exiler de plus en plus loin des centres-ville pour pouvoir espérer acheter un logement.
Et les locataires ?
Les ménages locataires sont-ils mieux lotis ? Les loyers moyens n’ont augmenté que de 2,4 % par an dans l’ensemble de la France ces trois dernières années, quand les prix de vente progressaient de près de 15 % par an. Mais dans les grandes agglomérations, les loyers de relocation* ont progressé de plus de 4 % par an, soit deux fois plus vite que le niveau général des prix. A Paris, la hausse annuelle dépasse même les 10 % depuis 20015.
Se loger coûte donc de plus en plus cher. Le loyer représentait près de 20 % du revenu des locataires en 2002, contre 15 % en 19886. Pour les ménages les plus modestes, il absorbe 40 % du revenu (contre 29 % en 1988), avant compensation par les aides au logement. Celles-ci ramènent la charge financière à supporter autour de 16 % du revenu pour toutes les catégories de ménages. Mais dans le secteur libre, le bénéfice des aides est en partie empoché par les bailleurs, si bien que le loyer ponctionne le quart des revenus des plus modestes.
La sélection par les prix joue donc aussi sur les marchés locatifs et, comme le rappelle Michel Mouillart, " elle s’y double d’autres procédures : des garanties renforcées, des doubles cautions, etc. ". Que deviennent ceux qui ne peuvent pas remplir cet impressionnant catalogue de conditions ? Un nombre croissant trouve refuge chez des tiers. Et ceux pour qui la solidarité privée ne fonctionne pas en sont réduits aux structures collectives d’hébergement, aux hôtels, meublés, aux habitations de fortune ou à la rue. La Fondation Abbé Pierre évalue ainsi à 700 000 le nombre des personnes qui se trouvent " aux portes du logement ".
L’impuissance publique
Qu’il s’agisse d’accession ou de location, le marché du logement érige ainsi d’infranchissables barrières ségrégatives. Point n’est besoin d’aller chercher des spéculateurs malveillants pour expliquer ce phénomène. Pour Michel Mouillart, c’est le résultat d’un mouvement de dérégulation des marchés, amorcé il y a une vingtaine d’années. " A force de démanteler les dispositifs d’accompagnement et de correction des marchés, on a laissé se développer des mécanismes de formation des exclusions extraordinairement puissants, auxquels plus personne ne sait faire face ". Sur les deux dernières années, le recul des dispositifs régulateurs s’est encore accentué. En 2002, 63 % des nouvelles constructions concernaient des logements attribués sous conditions de ressources (comme le prêt à taux zéro dans le domaine de l’accession, ou le logement social locatif). En 2004, cette proportion est tombée à 43 %.
L’Etat s’est ainsi peu à peu privé de ses moyens d’encadrer le marché. Aujourd’hui, pour combler l’écart croissant entre le coût du logement et les revenus des ménages, il faudrait subventionner massivement. Mais l’Etat n’a plus les moyens de suivre l’envolée des valeurs. Sauf à augmenter les budgets dans les mêmes proportions. On en n’est pas là.
- 1. Voir " 1995-2004 : Dix années d’observation pour mieux préparer l’avenir ", Observatoire Fnaim des marchés de l’ancien.
- 2. Voir " La hausse des prix des logements anciens depuis 1998 ", Insee Première n°991.
- 3. En 1991, le même ménage ne pouvait s’offrir que 12,5 m2. Voir " Y a-t-il un risque de bulle immobilière en France ? ", Bulletin de la Banque de France n°129, septembre 2004.
- 4. Ces données sont issues de la base Despina et publiées dans l’article de Michel Mouillart " Hausse des prix et des loyers : danger ", Habitat et Société n°35.
- 5. Voir " Les conditions de logement des ménages à bas revenus ", Insee Première n°950.
- 6. Ces données sont issues de la base Despina et publiées dans l’article de Michel Mouillart " Hausse des prix et des loyers : danger ", Habitat et Société n°35.
: les loyers des locations mises sur le marché ne sont pas encadrés, tandis que les loyers des baux en cours sont indexés sur l'indice des coûts de la construction.