Concentration 1, pluralisme 0
La presse française connaît une vague de concentrations sans précédent. Un phénomène qui obéit à une logique industrielle, mais nuit au pluralisme éditorial.
Le 10 décembre 2004, Serge Dassault, PDG du groupe d’armement du même nom et patron du premier groupe de presse français, la Socpresse, créait le scandale en affirmant sur les ondes de France Inter que ses " journaux doivent diffuser des idées saines ". Une manière franche d’indiquer quelle devrait désormais être la ligne éditoriale des quelque 70 titres du nouveau groupe, constitué à l’été 2004 et comprenant un des principaux quotidiens nationaux, Le Figaro, un des deux leaders sur le marché des newsmagazines, avec L’Express, et de nombreux autres titres, tels L’Expansion, ainsi qu’une pléiade de quotidiens régionaux.
Le phénomène n’a rien de nouveau : en 1977, deux ans après avoir racheté Le Figaro, Robert Hersant avait repris en main son contenu, entraînant le départ de Raymond Aron, une figure de premier plan du journal, et la démission de Jean d’Ormesson de son poste de directeur du journal. Beaucoup de journaux nés dans l’immédiat après-guerre, traditionnellement sous-capitalisés et souvent assez mal gérés, sont ainsi passés aux mains de propriétaires mus par d’autres motivations que la poursuite de leurs idéaux fondateurs.
Ce qui est nouveau, en revanche, c’est le degré de concentration atteint aujourd’hui dans le paysage de la presse écrite française. Deux mastodontes se détachent du lot : Hachette Filipacchi Médias (HFM), propriété du groupe Lagardère, dont la fortune provient de l’industrie d’armement, et le groupe Dassault-Socpresse, dont la fortune provient... de l’industrie d’armement. Viennent ensuite les filiales de grands groupes étrangers, Emap et Prisma. A côté, on trouve des groupes de taille plus réduite, qui tentent, avec plus ou moins de succès, de défendre leur indépendance. Le groupe Amaury, qui édite Le Parisien-Aujourd’hui en France, un quotidien populaire de qualité, a dû ouvrir son capital à Hachette. Quant au groupe Le Monde, il a cherché à préserver son indépendance en grossissant, notamment via le rachat des Publications de la Vie catholique (PVC), éditeur entre autres de Télérama. Mais la rentabilité n’a pas été au rendez-vous et il lui faut maintenant, lui aussi, composer avec le groupe Hachette-Largardère.
Seuls Ouest-France et Bayard Presse, qui édite le quotidien La Croix, demeurent entièrement contrôlés par des actionnaires d’abord soucieux de préserver le projet éditorial. Quant au Nouvel observateur, leader sur le marché des newsmagazines, il a mis en place une structure qui devrait assurer son indépendance dans l’avenir. Mais ce sont là les dernières exceptions en matière de presse d’information générale. Ainsi, l’hebdomadaire Stratégies a pu calculer qu’à lui seul, le groupe Dassault-Socpresse représentait aujourd’hui 21,4 % de la diffusion de la presse payée d’information politique et générale en France1.
De véritables baronnies
Cette concentration, qui s’est traduite par la diminution du nombre de quotidiens nationaux ou leur rachat, a parallèlement amené à son terme le processus de formation de véritables monopoles dans la presse régionale sur de larges portions de l’Hexagone. Des monopoles renforcés par les activités de ces groupes dans les autres médias et par les liens tissés entre eux.
Dans la presse quotidienne régionale (PQR), la concurrence n’existe plus ou quasiment plus : dans 71 départements sur 95, on ne compte qu’un seul quotidien local en situation de monopole, ou faiblement concurrencé par le timide essor d’une presse hebdomadaire régionale. Les grands groupes se sont partagé le territoire en baronnies. Le Nord est la terre de Dassault, qui y possède les deux principaux quotidiens régionaux : La Voix du Nord et Nord Eclair. De même que la région Rhône-Alpes, où le nouveau papivore est propriétaire du Progrès et du Dauphiné libéré. Ou la Bourgogne avec le Bien public.
La Provence, Nice Matin, Var Matin et Corse Presse permettent à Hachette Filipacchi Médias de quadriller le sud-est de la France. Associé pour l’occasion avec le même Lagardère, le groupe Le Monde a quant à lui réussi une percée en Languedoc-Roussillon, où il s’est rendu maître du Midi libre et de L’Indépendant. L’ouest de l’Hexagone est lui bien couvert par Ouest-France, même si la Socpresse y a établi de longue date quelques positions : avec le Maine Libre, Presse-Océan ou encore le Courrier de l’Ouest. Mais cette situation de relative concurrence va être sérieusement compromise par la décision de Dassault de céder à Ouest-France tous les titres de la Socpresse ouest.
Entre ces quelques groupes de presse, la concurrence frontale n’est pas toujours de mise. Ceux-ci peuvent en effet s’allier sur des questions d’intérêt commun. C’est ce qu’on observe pour les suppléments hebdomadaires dans la PQR. TV Magazine - premier hebdomadaire télé de France avec 4,8 millions d’exemplaires - est un titre du groupe Socpresse diffusé en supplément dans 41 titres nationaux et régionaux. Notamment par des journaux de groupes concurrents, comme Ouest-France, France Soir, La Nouvelle République ou Midi Libre. De même, Version Fémina, supplément hebdomadaire destiné à un public féminin, est diffusé à plus de 3,8 millions d’exemplaires dans une quarantaine de journaux appartenant à tous les groupes de presse. Et c’est un produit coédité par la Socpresse et HFM.
Cette concentration a eu raison de ce qui pouvait rester de diversité éditoriale dans la presse régionale ; elle a imposé un style qui se veut consensuel, privilégiant l’information de proximité, centrée sur la vie sociale locale et les faits divers. Au sein de la Socpresse, La Voix du Nord et Nord Eclair ont développé des " synergies " assez inédites : Nord Eclair, qui a vu ses moyens rédactionnels sensiblement réduits, puise désormais largement dans une banque de données d’articles parus dans La Voix du Nord pour remplir ses propres pages. Du côté du groupe Le Monde, Le Midi Libre et L’Indépendant ont mutualisé leurs moyens dans l’Aude avec un siège unique et le même réseau de correspondants. L’éditorial de Midi Libre est quant à lui rédigé depuis... Paris. Mais l’exemple le plus flagrant de l’effet néfaste de la concentration sur le pluralisme reste celui du journal La Provence : pour donner naissance à ce titre, HFM a fusionné deux titres existants, Le Provençal, l’ancien journal de Gaston Deferre, de sensibilité socialiste, avec Le Méridional, quant à lui marqué très à droite !
Vers un oligopole
Ce phénomène serait moins inquiétant s’il ne concernait que la presse écrite. Cette dernière n’est plus en effet depuis longtemps la principale source d’information de la population. Selon la dernière enquête réalisée par l’Insee sur les pratiques culturelles2, 70 % des Français n’avaient lu, en 2002, aucun quotidien national au cours des douze derniers mois, 46 % aucun magazine d’information générale et 36 % aucun quotidien régional. Tandis que 88 % de la population avait regardé la télévision au moins une fois par jour ! Or, la tendance est aujourd’hui à la constitution de grands groupes présents à la fois dans la presse écrite, payante comme gratuite, la radio, la télévision, voire l’édition.
Le groupe Lagardère en est la forme la plus poussée : numéro 1 de la presse magazine dans le monde avec 245 titres, dont 189 à l’international, il est présent au capital du groupe Amaury (L’Equipe, Le Parisien...), et bientôt à celui du Monde. Il est également un acteur de la presse gratuite (réseau Ville Plus) et il revendique le titre de " leader mondial de la distribution de presse ", grâce notamment à sa position d’opérateur des Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP). Tout en étant le numéro un de l’édition en France et en possédant l’un des plus importants réseaux de magasins de produits culturels (Relay, Virgin). Ainsi que plusieurs radios bien installées (Europe 1, Europe 2, RFM...), neuf chaînes thématiques sur le câble et le satellite (MCM, Canal J...) et 17 sociétés de production audiovisuelle, à l’origine de nombreux programmes à succès comme Julie Lescaut ou Joséphine ange gardien : 30 des 100 meilleures audiences de télé de 2003 ont ainsi été réalisées par des programmes signés Lagardère. Et le groupe ne devrait pas s’arrêter en si bon chemin puisqu’il est souvent cité comme étant un candidat très sérieux au rachat de Canal +.
Ce phénomène est-il isolé ? Non, car même si le projet semble avoir échoué, au moins temporairement, il était très sérieusement question ces dernières semaines chez Bouygues et Dassault de nouer des liens capitalistiques : l’empire du marchand d’armes dans la presse écrite allié à la puissance de feu médiatique du numéro un du BTP, propriétaire de chaînes généralistes comme TF1, du bouquet satellite TPS et de chaînes locales comme Breizh. La constitution d’un oligopole d’envergure nationale présent dans tous les médias est en bonne voie. Là encore, on assiste déjà à des situations de quasi-monopole au niveau local, comme en Rhône-Alpes où, non content de posséder les journaux régionaux à plus fort tirage (Le Progrès de Lyon et Le Dauphiné libéré), Dassault est également propriétaire de Télé Lyon Métropole (TLM), qui revendique plus de 700 000 spectateurs sur l’agglomération lyonnaise.
Presse : " la concentration tue la diffusion "
Le lancement prochain de la télévision numérique terrestre (TNT) devrait encore donner lieu à une vague de concentration multimédia : le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a fait savoir qu’il privilégierait les quotidiens de la PQR et les grands groupes de médias nationaux pour l’attribution des fréquences. Trois chaînes de Lagardère ont d’ores et déjà signé des conventions avec le CSA.
Une logique industrielle
Face à ces grandes manoeuvres, des voix s’élèvent chez les journalistes comme dans le milieu politique pour réclamer un renforcement de l’arsenal législatif anti-trust. Le cadre actuel paraît mal adapté et difficile à appliquer aux dires mêmes des juristes. Il ne pourrait empêcher, semble-t-il, un rapprochement de TF1 et de la Socpresse. Ce contexte a fini par inquiéter jusqu’au président de la République. Craignant la constitution d’un géant des médias pro-Sarkozy, Jacques Chirac s’est en effet décidé à créer une Commission de réflexion sur les concentrations, présidée par Alain Lancelot, ancien membre du Conseil constitutionnel. Celle-ci devrait rendre ses conclusions au mois de juin. Peut-être l’inquiétude présidentielle permettra-t-elle au final de prendre des mesures pour limiter la concentration des médias plus strictement qu’aujourd’hui. Mais ce type de mesures n’a de sens que si les conditions économiques pour développer une offre alternative demeurent réunies. Ce qui ne va pas de soi.
Car la vague actuelle de concentrations obéit aussi à une logique industrielle, au-delà des motivations politiques de certains investisseurs. Les plus grands groupes se pensent d’ailleurs avant tout comme des industriels des médias, même si Serge Dassault représente encore un prototype du capitaliste ayant fait fortune ailleurs et cherchant de l’influence en se payant une danseuse dans la presse. Ne dit-on pas d’ailleurs qu’Arnaud Lagardère souhaiterait se désengager du groupe aéronautique EADS, dont la rentabilité est jugée trop incertaine, pour devenir un pure player dans les médias ? Et dans la pratique, des groupes comme Prisma sont capables d’éditer une publication de qualité, avec l’édition française du National Geographic, comme de la presse à scandale (Voici), pour autant que cela rapporte. A l’instar d’Ernest-Antoine Seillière dans l’édition. Cependant, si le divertissement est devenu de toute évidence une industrie, l’information, quant à elle, demeure un élément central de la qualité de la démocratie. De ce fait, elle ne peut pas être considérée comme une marchandise comme les autres.