Le Sud dans les pas du Nord
Progressivement, le monde passe d'une
Le monde compte aujourd’hui 6,5 milliards d’êtres humains, six fois plus qu’en 18001. Plus de cent fois la population française actuelle. Au cours des seules trente dernières années, la population mondiale a encore augmenté de 2,4 milliards d’âmes, soit une hausse de près de 60 %. Et même si cette croissance tend aujourd’hui à se ralentir, elle demeure forte, au point que la population mondiale pourrait atteindre 9,1 milliards au milieu du siècle.
Deux grands facteurs commandent l’évolution démographique. La fécondité* et la mortalité. La première, bien qu’en forte baisse, demeure en moyenne à un niveau élevé : 2,65 enfants par femme au niveau mondial. En même temps, la vie s’allonge. Un bébé qui naît aujourd’hui peut espérer vivre** 65 ans dans les conditions de mortalité actuelle au lieu de 46 ans il y a un demi-siècle, des moyennes qui masquent bien entendu d’importantes disparités. Au total, chaque année, il naît sur la Terre 134 millions de nourrissons, tandis que 59 millions de personnes décèdent, d’où un solde positif d’environ 75 millions d’habitants.
Une transition amorcée au XVIIIe siècle
La population mondiale entame aujourd’hui la dernière phase d’un processus commencé voici trois siècles en Europe : la transition démographique. Ce terme désigne le cheminement qui conduit d’un état caractérisé par des niveaux élevés de natalité et de mortalité (les décès précoces limitent la croissance de la population), à un état où la baisse de la mortalité s’accompagne d’une chute de la natalité, qui tend également à stabiliser la population2. Entre ces deux états, la population croit rapidement dans la mesure où la chute de la mortalité précède le plus souvent celle de la natalité.
Revenons quelques siècles en arrière. La population évolue alors au gré des périodes fastes, marquées par de bonnes récoltes et une absence de catastrophes, et des périodes où elle subit de plein fouet l’effet des famines, des épidémies ou des catastrophes naturelles. La peste du XIVe siècle aurait ainsi réduit la population de l’Europe et de la Chine d’un tiers, selon le Population Reference Bureau américain. La France aurait perdu plus de la moitié de sa population, revenant de 21 à 8 ou 10 millions d’habitants entre le premier tiers du XIVe siècle et le milieu du XVe.
La situation va changer à compter du milieu du XVIIIe siècle. Dans la France d’alors, les femmes ont en moyenne 5,5 enfants. On vit, là encore en moyenne, 25 ans seulement3. Mais l’amélioration des conditions de vie, dans l’Hexagone comme dans le reste de l’Europe et en Amérique du Nord, va rompre cet équilibre. Les aliments sont plus diversifiés, ils se conservent mieux (Nicolas Appert invente en 1795 la stérilisation à l’abri de l’air, qui débouchera bien plus tard sur les boîtes de conserve). On se lave plus souvent et l’eau est progressivement traitée, évitant la diffusion massive d’épidémies. L’élévation des rendements agricoles et l’amélioration des procédés de stockage assurent à la fois la subsistance alimentaire et un transfert de main-d’oeuvre, qui alimente la révolution industrielle. Les progrès de la médecine et de la pharmacopée jouent également leur rôle. Le principe du vaccin est découvert dès 1796, mais les antibactériens modernes, sulfamides puis antibiotiques, ne voient leur usage se développer qu’à partir de l’entre-deux-guerres.
La vie s’allonge donc. Mais la natalité ne baisse sensiblement qu’à partir du milieu du XIXe siècle. Conséquence logique : la population croît très rapidement en Europe, y compris en France, même si la baisse de la natalité, à l’origine du complexe démographique français (voir encadré), y est plus précoce. La baisse de la natalité s’explique par des raisons multiples, liées entre elles. L’une des clés du processus est l’élévation du niveau d’éducation. Mieux éduqués, les individus, à commencer par les femmes, cherchent à maîtriser davantage le cours de leur destin, et notamment le nombre de leurs enfants. Une distance s’établit avec la doctrine de l’Eglise, tandis que la scolarisation retarde la formation des couples. La baisse de la mortalité infantile et la construction de systèmes de protection sociale collective font qu’il devient moins nécessaire d’avoir un nombre élevé d’enfants pour assurer ses vieux jours. En parallèle, le développement urbain réduit les surfaces de vie. Cet ensemble de facteurs entraîne un changement dans la conception de la famille. Celle-ci apparaît moins comme une communauté unie, soumise à l’autorité paternelle, que comme un groupe d’individus qui ont leur part d’autonomie, ce qui encourage l’émancipation des femmes.
Dans de nombreux pays d’Europe, le processus de transition démographique est déjà achevé dans les années 20 ou 30. Les générations de femmes nées à la fin du XIXe et au début du XXe siècle en France, en Allemagne et au Royaume-Uni ont eu deux enfants en moyenne. Le baby-boom***, du milieu des années 40 au milieu des années 70, constitue donc une sorte de parenthèse démographique : la baisse de la fécondité des années 70 et 80 constitue donc plutôt un retour au régime que l’on connaissait dans les années 30.
Le boom démographique du XXe siècle
La majeure partie de la planète restera longtemps à l’écart de ces transformations observées dans les pays riches. Ainsi, entre 1700 et 1950, la fécondité mondiale ne se réduit que de 6 à 5,2 enfants par femme. Et comme la mortalité demeure à un niveau élevé, la population ne s’accroît que lentement. Après la Seconde Guerre mondiale, la donne change. En à peine plus de cinquante ans, de 1950 à aujourd’hui, l’espérance de vie passe de 41 ans à 72,6 ans en Chine. Alors que près d’un quart (224 pour mille) des enfants n’atteignaient pas leur cinquième anniversaire en 1950, ils sont moins d’un dixième dans ce cas aujourd’hui. La mortalité infantile passe de 300 pour mille à 110 pour mille en Asie du Sud, et de 300 pour mille à 180 pour mille en Afrique subsaharienne. Au total, l’écart d’espérance de vie entre le Sud et le Nord, qui était de 25 ans en 1950 (41 et 66 ans) est réduit de moitié en 2000 (63,4 et 75,8 ans).
L’ampleur et la rapidité de cette baisse de la mortalité ont une conséquence : un boom démographique sans précédent au niveau mondial. Alors que la Chine comptait 400 millions d’habitants au début du XXe siècle et 550 millions en 1950, elle en compte aujourd’hui 1,3 milliard.
La baisse de la fécondité finit par suivre le même processus presque partout, limitant l’explosion de la population. Elle a ainsi été quasiment divisée par deux au cours de la dernière moitié du XXe siècle, passant de 5 à 2,7 enfants par femme au niveau mondial, et de 5,4 à 2,9 dans les pays en voie de développement. Comment expliquer une telle rapidité ? Par rapport au XIXe siècle, le contexte a changé. Hommes, marchandises, capitaux, informations, tout circule plus vite. Les fictions télévisées ou la publicité contribuent à faire du modèle familial occidental une norme universelle. Et même si la diffusion du progrès technique demeure lente et si le monde en développement ne perçoit souvent que les miettes du progrès, les techniques disponibles au Sud se sont améliorées, qu’il s’agisse de la hausse des rendements agricoles, des soins de santé ou de l’accès à la contraception.
De même, si la redistribution de la richesse reste embryonnaire dans beaucoup de pays pauvres, des formes de protection sociale se constituent. Surtout, le niveau d’éducation a considérablement progressé. Avec des motivations diverses et des degrés d’investissement inégaux, les pays colonisateurs avaient commencé à bâtir des systèmes scolaires, mais l’éducation demeurait généralement le privilège d’une élite. Après les indépendances, les pays du Sud vont investir en masse dans l’éducation, un geste politique qui répond aussi aux demandes sociales. Même si elles sont moins souvent scolarisées, les filles en profitent.
D’où des évolutions parfois spectaculaires, y compris dans des pays où le poids de la religion demeure fort. Ainsi, la fécondité a baissé de manière spectaculaire en Iran, où l’on est passé de 6,7 enfants par femme à 2,5 en moins de vingt ans, de 1986 à 2003. Même phénomène au Bangladesh, un pays pourtant parmi les plus pauvres au monde (voir encadré ci-contre). Pour autant, certains pays connaissent encore des taux de fécondité très élevés. Selon les Nations unies, la fécondité s’élèverait encore à près de 8 enfants par femme au Niger, de 7,5 en Afghanistan, de 6,9 au Mali, un pays où seules 9 % des femmes en âge d’avoir des enfants utiliseraient un moyen de contraception moderne... Au total, 620 millions de personnes vivent encore dans un pays où la fécondité est supérieure à 5 enfants par femme.
Au sein même des pays, coexistent des pratiques qui n’ont rien à voir : le taux de fécondité tombe à 4,1 enfants par femme au Mali pour celles qui ont été au moins jusqu’au niveau scolaire secondaire. Au Pérou, la fécondité des femmes dans ce cas est inférieure à deux enfants en moyenne, contre plus de 5 pour celles qui n’ont pas été à l’école. Et quand on observe la situation de l’Asie, hors Chine, on constate encore un niveau moyen de fécondité de 3,1, de quoi alimenter une croissance rapide de la population... Rappelons enfin que les statistiques démographiques sont à prendre avec précaution dans des pays où l’appareil de mesure est souvent peu sophistiqué (voir notre entretien avec François Héran, page 60).
L’après-transition a commencé
L’après-transition n’est cependant pas la fin de l’histoire démographique. Trois grands types de situations existent. Dans les pays en développement, la baisse a été rapide, mais la population continue à augmenter par un phénomène d’inertie : les générations en âge de procréer sont bien plus nombreuses et ont encore beaucoup plus d’enfants que l’on ne compte de décès. Mais la pyramide des âges devient de plus en plus étroite à sa base (voir graphique ci-dessus). Une autre partie du monde - riche - vit une sorte de quasi-équilibre. C’est le cas de la France mais aussi des Etats-Unis4, de l’Australie ou des pays scandinaves. La fécondité moyenne y est légèrement inférieure au niveau de renouvellement des générations (environ 2,1 enfants par femme, voir encadré), mais un apport modeste d’immigration conduit à une stabilité de la population. Enfin, pour un dernier groupe de pays industrialisés, la baisse a été d’une ampleur plus nette et dure depuis assez longtemps pour entraîner une diminution sensible de la population, à moins d’un apport migratoire beaucoup plus conséquent. C’est le cas de l’Allemagne, de l’Italie ou de l’Espagne, par exemple, où la fécondité s’élève à 1,3 enfant par femme.
Ces trois groupes vont connaître dans les prochaines décennies une élévation de l’âge moyen et devront s’y adapter (voir page 58). Mais la plus grande inquiétude de l’après-transition résulte dans une diffusion large et durable d’un nouveau régime de fécondité très bas, du type un enfant par femme en moyenne. C’est la situation que connaissent déjà Hongkong, la Corée du Sud ou de nombreuses ex-Républiques soviétiques. Rien ne dit qu’on en restera à ce niveau, mais, s’il en était ainsi, ces pays se dirigeraient vers une forte diminution de leur population.
- 1. " The Demographic Transition. Three Centuries of Fundamental Change ", par Ronald Lee, Journal of Economic Perspectives n°4, vol. 17, automne 2003.
- 2. Voir " Transition in World Population ", PRB, Population Bulletin n°1, vol. 59, mars 2004. La meilleure synthèse sur le sujet, disponible sur www.prb.org
- 3. Il s’agit bien d’une moyenne, cela ne signifie pas que l’on ne pouvait pas vivre jusqu’à 70 ou 80 ans, voire plus, mais que c’était très improbable.
- 4. Mais où l’immigration est beaucoup plus forte.
Par commodité, nous utilisons ce terme pour décrire la
Nombre d'années que vivrait un nourrisson s'il connaissait les conditions de mortalité du moment où il naît. La baisse des
Période de forte