Dette : poker argentin

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L'Argentine est parvenue à imposer ses conditions à ses créanciers, mais le règlement de cette crise s'est fait avant tout sur le dos des plus faibles.

Le président Kirchner vient de réussir un coup fameux, qui restera dans les annales de la finance internationale : plus des trois quarts des porteurs de titres de la dette argentine lui ont concédé une réduction d’encours de près de 65 %. Bénéfice brut pour le pays : près de 50 milliards de dollars, soit un tiers du produit intérieur brut (PIB) de 2004 ! On peut sans doute ajouter les 25 milliards de dollars qui n’ont pas été apportés à l’échange et dont la valeur juridique et marchande est aujourd’hui des plus douteuses.

Partage des pertes

Cet accord tourne une page de la crise de 2001-2002, restée dans toutes les mémoires : sortie du régime de change fixe, défaut de paiement, effondrement bancaire, crise sociale violente. Au lendemain de ce désastre, l’Etat central, les provinces et les villes étaient en défaut de paiement, mais aussi la plupart des banques, un très grand nombre d’entreprises et même de nombreux ménages, incapables de rembourser des crédits immobiliers ou leurs encours de carte de crédit. Beaucoup s’étaient en effet endettés en dollars, à l’époque du change fixe, et n’ont pas supporté le choc de la dévaluation et de la récession.

Depuis, on est entré dans un processus de partage des énormes pertes en capital issues de cette crise. La réponse normale aurait été de suivre des procédures ordonnées de restructuration, adossées à des principes clairs et équitables confortés sans doute par un effort de solidarité envers les plus démunis - que ce soit au plan intérieur ou international. Or, sur ces deux plans, les mécanismes institutionnalisés ont été mis en échec par une économie politique brutale, dominée par le rapport de force, dont les plus faibles ont été fatalement les victimes.

C’est ainsi, par exemple, qu’on a converti par décret la dette bancaire des entreprises de dollars en pesos, à un taux beaucoup plus favorable que celui offert au même moment aux déposants. Tant pis pour le bon peuple, tant mieux pour les capitalistes ! Et si beaucoup parmi ces derniers avaient eu la bonne idée de transférer à temps leur propre épargne en Uruguay ou à Miami, où est le mal ? Problème, après ce tour de passe-passe, les banques étaient un peu plus en pertes, si bien que l’Etat a dû recapitaliser (au moins les institutions publiques). Ce sont donc les contribuables qui ont payé. Mais il s’agit surtout des consommateurs (par la TVA) et des classes moyennes : cela fait longtemps, en Argentine, qu’on a abandonné l’utopie d’imposer les riches. Pensez donc, ils pourraient s’expatrier !

Reste que l’arbitraire d’Etat, le clientélisme et les autres passe-droits permettent surtout de redistribuer les dettes internes au pays. Il est beaucoup plus difficile de manipuler à distance des contrats de droit américain, anglais ou japonais. C’est tout le problème de la dette publique extérieure : soit 103 milliards de dollars à la fin 2004, dus aux investisseurs privés, et 31 milliards dus aux créanciers publics, dont 9 milliards au FMI. Le tout, de l’avis général, était hors de proportion avec les capacités de remboursement du pays, si bien qu’il était clair, depuis 2001, qu’une large réduction d’encours s’imposerait. Tout comme au plan interne, la question était de savoir comment on s’accorderait sur un taux de réduction.

Historiquement, depuis les années 20, un acteur multilatéral (Société des nations ou FMI) encadrait les négociations après un défaut souverain et sanctionnait le résultat final - le " partage du fardeau ". Dans les années 80, il apportait en plus des garanties non négligeables quant à la politique économique suivie par le pays endetté (la conditionnalité). Ainsi, au coeur de ce processus, se trouvait un principe de médiation, porté par une sorte de tiers arbitre multilatéral, cautionné par la communauté des Etats.

confrontation directe

La nouveauté, dans l’affaire argentine, est que ce principe a été de fait abandonné et la restructuration laissée à la confrontation directe entre les parties (le gouvernement argentin et les multiples investisseurs). Ceci répond d’abord à un choix stratégique, de portée générale, qui a été fait en 2003 par le G7, les principaux pays émergents et le secteur financier privé, notamment américain. A la proposition du FMI de durcir l’arbitrage multilatéral, qui aurait pris la forme d’une " loi de faillite pour les Etats souverains ", on a préféré une option exactement inverse : une approche contractuelle, relevant de l’accord à l’amiable et dans laquelle aucune règle de négociation ne s’imposerait a priori. L’idée, en somme, était que les défauts souverains pourraient se régler comme les multiples différends contractuels entre agents privés, qui font le train-train quotidien des grandes affaires internationales. Efficacité, discrétion et dépolitisation maximale réuniraient bien sûr l’assentiment des gens bien élevés.

L’expérience historique pouvait laisser douter que cette préférence pour le flou et l’informel soit bien raisonnable face aux conflits d’intérêts souvent brutaux qu’occasionnent les défauts de paiement des Etats. Le cas argentin l’a une nouvelle fois vérifié : les différentes classes d’investisseurs ne se sont pas mises d’accord sur une représentation commune, si bien que le gouvernement de Buenos Aires a pu imposer in fine une proposition unilatérale, sans jamais vraiment négocier. En fait, à regarder de plus près, il a passé une alliance muette avec les fonds spécialisés américains, qui avaient généralement acquis leurs titres après le défaut de paiement, à 20 % ou 25 % de leur valeur faciale, alors que l’offre d’échange était entre 32 % et 35 %. Ces investisseurs avaient donc beaucoup à gagner, contrairement aux petits porteurs allemands, japonais et surtout italiens (450 000), qui avaient acheté les titres au pair et allaient subir une perte majeure ; d’ailleurs, ce sont eux qui ont refusé l’offre d’échange. On a donc vérifié une vieille loi : quand il n’y a pas d’arbitre, le rapport de force s’impose et les plus faibles trinquent, qu’ils soient Argentins ou Italiens.

Des conséquences inquiétantes

Ce sont cependant les conséquences à moyen terme de cet épisode qui sont aujourd’hui inquiétantes. D’un côté, la relative facilité avec laquelle l’Argentine a pu imposer une coupe drastique sur sa dette pourrait entraîner une augmentation des primes de risque* appliquées aux pays en développement, voire l’éviction de certains d’entre eux hors des marchés de capitaux. D’autre part, la vulnérabilité confirmée de la méthode de restructuration contractuelle, ajoutée à la marginalisation du FMI, amplifie les risques de contagion des crises au sein des marchés de capitaux internationaux. Enfin, que se passera-t-il si, à l’avenir, trois, huit ou quinze grands pays se mettent en défaut, comme au début des années 80 ? On risque alors d’aboutir à un blocage complet de la restructuration.

Telle est la leçon de l’histoire : s’il est plaisant de voir un pays émergent imposer sa volonté aux investisseurs, le paysage qui prend forme aujourd’hui est très incertain. Quels que soient les erreurs et les échecs du FMI, le déclin de tout principe de régulation multilatérale des marchés ne peut conduire qu’à un monde plus injuste et plus dangereux. Evidemment, personne ne s’étonne que la droite américaine se satisfasse de ce résultat. En revanche, il est beaucoup plus surprenant que la gauche altermondialiste se joigne aux applaudissements.

Les détenteurs de la dette publique extérieure de l’Argentine, en milliards de dollars
* Prime de risque

: majoration du taux d'intérêt d'un prêt pour tenir compte des risques qu'il comporte, notamment le risque d'insolvabilité du débiteur.

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