Les avatars du " retard " français

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Depuis un siècle, derrière le thème récurrent du retard français, perce celui du déclin de la puissance nationale. Une approche qui revient aujourd'hui en force dans les discours libéraux.

Cette population de rentiers mesquins, de petits et moyens fonctionnaires casaniers, avec des paysans peu progressifs et des ouvriers qui dédaignent les oeuvres dures et s’adonnent surtout aux travaux de luxe ou de demi-luxe " : c’est en ces termes que l’économiste libéral Paul Leroy-Beaulieu dépeint les Français dans La question de la population (1913). Et déplore simultanément leur malthusianisme et leur conservatisme économique. Les comparaisons vont alors bon train avec le nouvel " ennemi héréditaire " : l’ingénieur et taylorien français Victor Cambon, dans L’Allemagne au travail (1909), dit ainsi son admiration pour le modernisme et l’ardeur au travail outre-Rhin.

Bien sûr, l’argumentation libérale s’appuie sur des réalités partielles. Les manuels scolaires eux-mêmes, dont la fonction principale est de célébrer la patrie et le peuple français, s’en font l’écho : " La France a cessé d’être au premier rang des grandes puissances industrielles ; dépassée depuis longtemps par l’Angleterre, elle l’a été pendant le dernier quart de siècle par les Etats-Unis et l’Allemagne ", lit-on dans le manuel de classe terminale de Fèvre et Hauser de 1912. De fait, en 1914, la production industrielle française atteint la moitié de celle de l’Allemagne, particulièrement dynamique dans les nouveaux secteurs de la chimie et de l’électromécanique. Et la poussée démographique allemande (57 millions d’habitants en 1914) contraste avec la stagnation française (39 millions).

Bien sûr, les critiques libéraux et tayloriens s’intéressent peu à un autre aspect de la réalité outre-Rhin : celui du haut système de protection sociale - pour l’époque -, mis en place par Bismarck sous la pression des socialistes dans les années 1880. Ils omettent aussi de souligner le faible dynamisme industriel d’une partie de la haute bourgeoisie française : surtout préoccupée de placements financiers à l’étranger, elle se donne en exemple à tous les " rentiers mesquins ". Et leur recherche d’un one best way économique se veut indépendante de critères comme la démocratie politique ou la cohésion sociale, alors même que, sous domination politique du Parti radical, un consensus républicain s’élabore en France entre modernisation économique et préservation du tissu social.

La faute à l’Etat

Dans les années 20, si la victoire de 1918 évite à la regrettée Belle Epoque de paix d’être durablement stigmatisée comme une période de déclin économique, alors que la France est affaiblie par la guerre, le thème du retard reprend de la vigueur. Il est cette fois pointé sous différents aspects et par différents bords, symbolisé par l’affaiblissement de la monnaie : elle ne retrouve sa stabilité - au cinquième de sa valeur or de 1913 ! - qu’en 1926.

L’Etat dépensier et inefficace est tout particulièrement la cible des libéraux. Soucieux de s’opposer aux partisans de la poursuite d’une modernisation entamée pendant la guerre sous direction étatique, ils comparent les bureaux du Crédit lyonnais et ceux du ministère des Finances. Un publiciste parle d’un " retard de deux siècles " dans la gestion publique1. Henri Fayol, le rationalisateur de l’administration, parle quant à lui de " l’incapacité industrielle de l’Etat ".

Pourtant, l’approche de ce " retard français " et de la nécessaire modernisation voit naître un autre courant dans les années 20. Il fait jouer à l’Etat un rôle d’animateur et d’expertise en matière économique, pour pousser à la rationalisation et à la concentration. Ainsi, le Redressement français, fondé en 1925 par Ernest Mercier, grand patron de l’électricité, dénonce " une nation retardataire ", menacée de tomber à l’état de " peuple de second rang " ; il appelle de ses voeux un pouvoir moins démocratique, plus indépendant du Parlement et des partis politiques, écoutant les industriels et les experts. Le modèle économique à atteindre est clairement celui de Ford, qui doit permettre d’effacer le danger socialiste et communiste en améliorant la condition ouvrière grâce aux progrès de la productivité. Par d’autres voies et avec des buts plus démocratiques, des courants " planistes " de gauche, en particulier à la CGT, recherchent aussi un aménagement du capitalisme français pour le dynamiser2.

L’Etat, instigateur de la modernisation

Les années 30 voient la thématique du retard basculer de droite à gauche. Le capitalisme libéral mis en échec par la crise de 1929, l’intervention de l’Etat apparaît nécessaire pour résorber le chômage et dynamiser l’économie. Le mouvement ouvrier, désormais incarné par la classe ouvrière industrielle et la figure emblématique du " métallo ", est favorable à la modernisation de l’appareil productif. La droite pétainiste tentera bien de mettre la défaite de juin 1940 sur le dos du Front populaire, des 40 heures et des congés payés : " l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice ", dénonce le maréchal Philippe Pétain le 17 juin 1940 dans son discours demandant l’armistice.

L’historien-témoin Marc Bloch, inscrit dans une tradition républicaine de gauche, a une autre vision au lendemain de " l’étrange défaite ". C’est dans l’idéologie pétainiste ruraliste, répandue bien avant-guerre, que l’auteur voit le mal essentiel : " Toute une littérature de renoncement (...) stigmatisait "l’américanisme", dénonçait les dangers de la machine et du progrès, vantait, par contraste, la paisible douceur de nos campagnes, la gentillesse de notre civilisation de petites villes (...). Ayons le courage de nous l’avouer, ce qui vient d’être vaincu en nous, c’est précisément notre chère petite ville "3. Mais loin de s’en prendre au retard du peuple français, comme un Leroy-Beaulieu, Marc Bloch dénonce avant tout la responsabilité des élites économiques, politiques, intellectuelles.

Comme Bloch l’appelait de ses voeux, l’électrochoc de la défaite et le sursaut de la Résistance vont mobiliser de nouvelles forces résolument modernisatrices. A la Libération, le patronat, qui n’a pas brillé par sa résistance, est largement discrédité et montré du doigt pour n’avoir pas suffisamment modernisé l’appareil de production. L’anticapitalisme de la gauche et la volonté modernisatrice des réformateurs modérés se rejoignent dans une critique des archaïsmes de la bourgeoisie française. A l’antagonisme Etat-société civile, cher aux libéraux, se substitue le clivage archaïsme-modernisme, porté par une génération de hauts fonctionnaires4, une frange du patronat, et les syndicats ouvriers qui négocient la répartition des gains de productivité.

Désormais et jusqu’au seuil des années 80, l’Etat français, keynésien-régulateur comme ailleurs, se distingue par son rôle moteur dans la modernisation. Son efficacité est indiscutable : le retard - incarné par une France trop rurale, de petites entreprises technologiquement faible, etc. - n’est plus. Et ce rattrapage va de pair avec une politique de puissance moyenne, mais à l’échelle mondiale, promue par Charles De Gaulle et ses successeurs, adossée à la construction européenne.

Aujourd’hui, avec les difficultés de l’Etat keynésien dans la mondialisation, la petite musique du retard national se fait à nouveau entendre, entonnée à nouveau par la droite libérale. Les situations acquises, défendues face à un avenir incertain, les systèmes de protection, auxquels s’accroche la population face à une précarisation croissante, font les délices de publicistes peu enclins à chercher des réponses à cette angoisse sociale. Surtout, en dénonçant " la France qui tombe " 5, ils reprennent l’éternel slogan de la décadence nationale : une musique d’un autre âge, à l’heure où l’économie mondialisée réclame des régulations politiques à l’échelle européenne.

  • 1. Réforme administrative par l’autonomie et la responsabilité des fonctions, par René Faverelle, 1919.
  • 2. Voir " 1925-30 : A la recherche d’un néocapitalisme ", Alternatives Economiques n°212, mars 2003.
  • 3. L’Etrange défaite, par Marc Bloch, 1946, rééd. chez Gallimard, coll. Folio, 2002. Résistant, Marc Bloch sera fusillé par la Gestapo le 16 juin 1944.
  • 4. L’Etat en France de 1789 à nos jours, par Pierre Rosanvallon, éd. du Seuil, 1990.
  • 5. Pour reprendre le titre de l’essai publié à l’automne 2003 par Nicolas Baverez.

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