John Kenneth Galbraith, pourfendeur des économistes et de l’économie
Iconoclaste, provocateur et écrivain prolifique, John Kenneth Galbraith a battu en brèche les mythes du
John Kenneth Galbraith a été qualifié d’" économiste des non-économistes " par son ami et contradicteur Paul A. Samuelson. A l’exception justement de ce dernier, auteur d’un manuel qui s’est vendu à des millions d’exemplaires à travers le monde, les collègues néoclassiques de Galbraith ont sans doute été jaloux des succès littéraires de cet auteur prolifique, dont la plupart des livres ont une élégance d’écriture et une lisibilité qui font le plus souvent défaut en économie. Faute d’espace, nous n’avons reproduit, dans les repères biographiques, qu’une dizaine parmi la trentaine de livres qu’il a publiés, le dernier à plus de 95 ans. Galbraith est à l’aise dans tous les genres, y compris le roman, l’autobiographie ou la critique d’art. Il est aussi l’auteur de nombreux articles de journaux et de revues, et s’est abondamment servi de la radio et de la télévision pour répandre ses idées. Il s’est exprimé sur l’économie et la politique, mais aussi sur plusieurs autres sujets de société, dont la condition des femmes, les droits civils, l’urbanisme, les problèmes environnementaux.
Critiqué ou ignoré par l’économie orthodoxe qui affecte de ne pas le prendre au sérieux, Galbraith fut aussi la cible des attaques d’économistes radicaux ou marxistes, qui le considèrent comme un défenseur particulièrement subtil, sinon pervers, du capitalisme. Sa réputation n’est pas sans ressembler à celle de Keynes, un économiste dont il se considère disciple. Iconoclastes et provocateurs, ces deux auteurs se réjouissent de soulever des vagues tant à leur droite qu’à leur gauche.
Sur l’échiquier politique américain, Galbraith est un " libéral ", au sens américain du terme, c’est-à-dire un homme de gauche. Après avoir été conseiller et rédacteur de discours pour le candidat démocrate Adlai Stevenson en 1952 et 1956, il joue le même rôle auprès de son ami John F. Kennedy, qui le nomme ambassadeur en Inde. Il déconseille à ce dernier de s’engager dans la guerre du Vietnam, dont il devient l’un des opposants les plus déterminés. Il appuie la campagne à l’investiture démocrate d’Eugene McCarthy pour l’élection présidentielle de 1968 et participe à la campagne de George McGovern en 1972. Ses positions se radicalisent avec la montée du néolibéralisme, comme du reste celles de keynésiens plus modérées. Galbraith et Samuelson se retrouvent ainsi dans leur combat contre Milton Friedman et ses amis. En 1960, Galbraith avait d’ailleurs suggéré à Kennedy de nommer Samuelson président du Comité des conseillers économiques, proposition que ce dernier a déclinée.
Mythes et réalité du capitalisme
Galbraith revendique trois inspirateurs : Thorstein Veblen, le fondateur de l’institutionnalisme américain, Keynes et Marx. Il partage, avec ses aînés, la conviction que l’économie orthodoxe n’est pas outillée pour comprendre la nature et le fonctionnement du capitalisme moderne. Les théories enseignées dans les manuels, de plus en plus formalisées et mathématisées, décrivent un monde enchanté et irréel, quand elles ne sont pas tout simplement des apologies du laisser-faire.
Parmi ces mythes, l’un des plus prégnants raconte que les prix sont fixés par la rencontre de l’offre et de la demande sur des marchés concurrentiels. Le consommateur, souverain, rationnel, a des goûts et des préférences qui sont donnés, exogènes, indépendants du fonctionnement du système économique. Dès ses premiers articles, inspiré par Veblen mais aussi par les écrits d’Edward Chamberlin et de Joan Robinson sur la concurrence imparfaite, Galbraith met en avant l’idée qu’il y a deux secteurs dans les économies modernes. Dans le premier, formé d’industries composées d’un grand nombre de petites entreprises, les prix sont effectivement déterminés d’une manière qui se rapproche de ce qu’enseignent les manuels. C’est le secteur concurrentiel, qu’il appelle aussi secteur de marché.
Mais il n’en est pas de même dans le second secteur, qui est de loin le plus important dans les économies modernes, en termes de production, de revenu, d’emploi et d’effets d’entraînement. Là, ce sont de grandes et de très grandes entreprises qui mènent le bal. Et elles sont en mesure de fixer leurs prix. Ce sont des prix administrés. Elles peuvent du reste offrir des salaires plus élevés à leurs employés, car elles les répercutent dans leurs prix, de telle sorte que ce sont les consommateurs qui paient la note. Et ils la paient précisément parce que la souveraineté du consommateur est un mythe. Ils n’ont pas de goûts et de préférences innés. Ce sont les entreprises qui forment les désirs des acheteurs, à coût de matraquage publicitaire. Il n’y a plus de demande indépendante de l’offre. La production crée le besoin plutôt qu’elle ne le satisfait.
En vertu d’un autre mythe de l’économie néoclassique, de la même manière que le consommateur maximise rationnellement sa satisfaction, le producteur maximise son profit. Le producteur décrit dans les manuels, c’est le petit entrepreneur qui oeuvre dans un marché concurrentiel. Les grandes entreprises sont désormais menées par un ensemble de dirigeants, gérants et spécialistes que Galbraith a appelé " technostructure ". Cette technostructure est plus intéressée par sa survie et sa reproduction, par la croissance de l’entreprise, par la réduction des risques et par la satisfaction de ses actionnaires que par la maximisation du taux de profit. La technostructure planifie les activités et le développement de l’entreprise. C’est pourquoi Galbraith en vient à appeler ce deuxième secteur " le secteur planifié ".
L’analyse que nous venons de présenter se développe principalement dans ses quatre oeuvres majeures : Le capitalisme américain, L’ère de l’opulence, Le nouvel Etat industriel et La science économique et l’intérêt général. On constate, entre 1952 et 1967 et au-delà, jusqu’à son dernier livre, un pessimisme grandissant quant aux possibilités de réforme d’un système dont les défauts et les dysfonctionnements s’aggravent.
Borner les technostructures
Galbraith reconnaît que le système moderne des grandes entreprises est très efficace dans la production de biens. Mais ces biens sont très souvent des biens inutiles. Et, à côté de cette production privée massive, on assiste à une détérioration dans le domaine public : écoles, hôpitaux, systèmes de transport. Déjà en 1958, dans L’ère de l’opulence, Galbraith attirait l’attention sur la dégradation de l’environnement qui accompagne la croissance de l’opulence et qui, avec la montée des inégalités et la multiplication des conflits armés, constitue l’une des plus grandes menaces à l’horizon de l’humanité.
Il ne propose pas d’abolir les grandes entreprises et de rétablir la concurrence. Leur croissance, inévitable, relève d’une nécessité technologique. Lorsque, a-t-il écrit, on veut faire voir à des invités étrangers les entreprises les plus performantes, on leur fait visiter les mêmes lieux que ceux qui sont surveillés par les inspecteurs des lois antitrust. Il faut abolir cette législation anachronique. Sur ce point, Galbraith rejoint les idées de son collègue de Harvard, Joseph Schumpeter.
Mais il ne faut pas pour autant laisser le champ libre aux technostructures. Au secteur planifié de l’économie doivent s’opposer ce que Galbraith appelle des " pouvoirs compensateurs ". A côté du pouvoir syndical, c’est l’Etat qui est le mieux en mesure de contrer la puissance des grandes entreprises. Outre les politiques fiscales et monétaires keynésiennes, outre un contrôle des prix et des salaires pour juguler l’inflation, Galbraith prône une intervention beaucoup plus active de l’Etat dans l’économie. Celle-ci peut aller jusqu’à la nationalisation, par exemple dans le transport, le logement ou les soins médicaux. Il propose aussi la nationalisation de l’industrie militaire.
Dans La science économique et l’intérêt général, il utilise le mot socialisme pour qualifier sa proposition de réforme des liens entre l’Etat, le secteur du marché et celui des grandes entreprises. Ce socialisme permettrait un salaire minimum plus élevé, une redistribution du revenu des riches vers les pauvres, un meilleur contrôle de l’environnement et une meilleure protection des citoyens contre tous les risques, économiques et autres. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on est loin du compte dans les Etats-Unis de 2005. Dans son dernier livre, publié l’année dernière, Galbraith ne peut que constater que le pouvoir des grandes entreprises et de leurs dirigeants est plus grand que jamais, pendant que les économistes continuent à répandre leurs mythes, qu’il qualifie de " fraudes innocentes ".