Concurrence : une libéralisation qui ne rend pas service

6 min

Le marché européen des services est déjà largement unifié. Une raison de plus pour refuser une libéralisation sans contrôle.

Le Sommet européen des 22 et 23 mars derniers a mis en sommeil le projet de directive Bolkestein. Le texte devrait cependant refaire surface dans les prochains mois : le principe d’une unification du marché des services est en effet d’ores et déjà inscrit dans les traités existants. Et la France avait approuvé le principe de cette directive lors du Conseil des ministres européen. Mais la montée du " Non " au traité constitutionnel a conduit Jacques Chirac à se faire le porte-parole des craintes exprimées dans l’opinion face à la libéralisation proposée par la directive. Parallèlement, le Parlement européen s’apprête à amender le texte proposé par la Commission.

Pourquoi libéraliser les services ?

Les services représentent plus des deux tiers du produit intérieur brut (PIB) des grands pays de l’Union. Les Etats européens ont décidé, à la fin des années 80, de leur étendre les règles appliquées aux produits industriels et agricoles, partant de l’idée que la logique même de la construction européenne - la création d’un marché commun - perdait tout son sens si elle laissait de côté des activités qui pèsent d’un poids aussi déterminant dans l’activité au sein de l’Union. Puisque l’unification du marché européen des biens industriels a été un facteur d’efficacité collective, pourquoi ne pas l’étendre à toutes les activités, et obtenir ainsi des baisses des prix qui viendront accroître le pouvoir d’achat des consommateurs ?

Dans le domaine industriel, l’ouverture à la concurrence n’a jusqu’à maintenant pas provoqué de chocs majeurs. En effet, les écarts de salaires entre pays reflètent grosso modo les écarts de productivité : les salaires plus bas payés dans les pays moins productifs permettent aux industriels locaux de supporter la concurrence des offreurs issus des pays les plus efficaces. Au final, les prix de production des biens sont donc voisins d’un pays à l’autre.

Aujourd’hui, compte tenu du niveau élevé du chômage, on s’inquiète à juste titre des délocalisations vers les nouveaux membres de l’Union, où les salaires sont très faibles. Les pays à hauts salaires demeurent néanmoins hautement compétitifs, parce qu’ils offrent des gammes de produits plus sophistiqués et maîtrisent mieux les savoir-faire nécessaires pour les produire. Les excédents commerciaux persistants de l’Allemagne en fournissent une bonne illustration. Il découle de tout cela que le fameux principe du pays d’origine, adopté par les pays de l’Union lors de la mise en place du marché unique de 1986 à 1993, a été appliqué sans difficulté majeure aux produits industriels.

Concrètement, ce principe signifie que les normes applicables dans un pays doivent être acceptées par tous les autres, afin d’empêcher les différents Etats membres de protéger leurs offreurs nationaux, via des normes spécifiques qui désavantageraient les offreurs étrangers. Partant de l’idée qu’il aurait fallu des décennies pour faire converger toutes les normes nationales, on a admis cette logique de reconnaissance mutuelle des normes nationales, pour autant que chaque pays respecte évidemment les règles indispensables en matière de santé et de sécurité. Et, de fait, quand Renault vend une voiture en Allemagne, il vend un véhicule fabriqué selon les normes françaises (en l’occurrence tout à fait compatibles avec les normes allemandes...).

Des secteurs spécifiques

Tout le problème est que ce qui vaut pour les produits industriels ne vaut pas pour la plupart des services. Les écarts de productivité d’un pays à l’autre y sont faibles et les différences de niveau des salaires se traduisent donc par des niveaux de prix eux-mêmes différents. Un phénomène lié notamment au fait que la production de la plupart des services mobilise beaucoup de travail et peu de capital. C’est ainsi qu’un repas au restaurant, une consultation chez le médecin, une heure de ménage ou de plombier coûte bien plus cher en Allemagne qu’au Portugal. Dans ces conditions, on comprend que la perspective d’une mise en concurrence frontale soit perçue comme un risque de dumping social destructeur. Et que l’application du principe du pays d’origine, prévue par la directive, ait provoqué une levée de boucliers.

En pratique, la directive Bolkestein n’autorise pas une entreprise lettone à faire travailler en France des salariés rémunérés aux tarifs pratiqués à Riga. Et il ne faut pas exagérer le potentiel déstabilisateur de l’ouverture du marché des services. En effet, les services sont d’abord dispensés là où on les consomme. On ne va pas à l’étranger se faire couper les cheveux ou dîner au restaurant ! Comme la mobilité de la main-d’oeuvre demeure faible au sein de l’Union, la concurrence se trouve donc mécaniquement limitée. Et là où elle est possible, elle n’a pas attendu Frits Bolkestein pour se manifester.

Le marché des services aux entreprises - audit, publicité, conseil, ingénierie, services informatiques - est depuis longtemps dominé par des sociétés qui facturent des prestations dans les diffé rents pays de l’Union. Mais la concurrence dans ces domaines a eu plutôt pour effet de concentrer l’offre dans les métropoles les plus riches, là où sont installés les centres de décision des grandes entreprises et où ces grandes sociétés de services peuvent recruter la main-d’oeuvre la plus qualifiée. La concurrence en matière de services, ce sont aussi les millions de touristes en provenance d’Europe du Nord qui envahissent chaque été les plages d’Europe du Sud. Ils ne cherchent pas seulement le soleil, mais aussi des vacances à bas prix.

Enfin, dans les services les moins qualifiés et les plus intenses en travail, la recherche de prix bas s’est traduit depuis fort longtemps par un recours à une main-d’oeuvre immigrée, moins exigeante. On le voit dans le bâtiment et l’artisanat, dans la restauration ou l’aide à domicile. Le commerce du sexe fournit aussi une brutale illustration de ces mouvements contradictoires des clients et de la main-d’oeuvre : le développement du tourisme sexuel en Asie va de pair avec les filles de l’Est ou d’Afrique jetées sur les trottoirs de l’Ouest. Nous n’avons donc pas attendu la directive Bolkestein pour vivre les effets de la concurrence internationale en matière de services, parfois pour le pire, comme l’illustre ce dernier exemple.

Zoom Directive européenne : Bolkestein et AGCS

Comment la directive Bolkestein va-t-elle s’inscrire dans les négociations sur la libéralisation des services entamée à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dans le cadre de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) ? D’une manière générale, la directive Bolkestein, dont l’objectif

est d’unifier le marché européen en définissant, à terme, des normes unifiées, est plus contraignante pour chaque Etat membre que l’AGCS : il respecte en effet la souveraineté de chaque partie à l’accord et reconnaît la légitimité des réglementations nationales pour autant qu’elles n’ont pas une finalité protectionniste. En revanche, dans le cadre de l’Union européenne, c’est à l’Etat qui veut imposer une législation spécifique de justifier celle-ci en démontrant qu’elle répond à une " raison impérieuse d’intérêt général ". L’AGCS prévoit au contraire que c’est aux Etats qui contestent une législation nationale d’établir qu’elle constitue un obstacle injustifié au commerce1. En pratique, l’Union européenne, grosse exportatrice de services, est relativement favorable à une ouverture du marché permettant à ses offreurs de réaliser des prestations de services à l’international.

  • 1. Voir le point de vue de Jean-Marie Paugam dans le supplément économique du journal Le Monde du 12 avril 2005.

Est-ce une raison pour risquer d’aggraver la situation ? Le texte proposé supprimait une grande partie des contrôles effectués au niveau national au nom de la liberté de circulation, ce qui aurait encouragé la fraude. Evelyne Gebhardt, la rapportrice du projet devant le Parlement européen entend rétablir le droit du pays de destination à pratiquer des contrôles et souhaite intégrer dans la directive que : " Le principe de la reconnaissance mutuelle ne s’applique pas aux dispositions juridiques ou conventionnelles du pays de destination en matière de protection des consommateurs, de protection de l’environnement et de droit du travail, notamment en ce qui concerne la rémunération, les conditions de travail et les mesures de sécurité et de santé au travail. " La partie n’est cependant pas terminée : il faudra au moins six ans d’allers et retours entre la Commission, le Parlement européen et le Conseil des ministres avant qu’elle entre en vigueur.

Zoom Directive européenne : le paradoxe des services publics

Les services économiques d’intérêt général - appelés en France " services publics ", même quand ils sont assurés par des sociétés privées, comme c’est le cas de la distribution de l’eau - occupent une place à part dans l’économie des services. Ils jouent en effet un rôle essentiel dans la cohésion sociale et territoriale, et c’est la raison qui justifie qu’ils fassent l’objet de règles spécifiques. Ces règles ont également pour objet d’éviter que les entreprises qui les assurent profitent de leur situation dominante : ces activités, généralement fournies par le biais de réseaux, constituent en effet des monopoles naturels*. Or, dans le même temps, ces activités, parce qu’elles sont fortement capitalistiques, peuvent dégager d’importants gains de productivité, du fait du progrès des technologies, ce qui peut permettre d’en baisser les prix, comme on l’a vu dans les télécommunications ou les transports.

L’ouverture à la concurrence de ces services, décidée en 1986 par l’Acte unique, allait permettre, aux yeux des libéraux, d’accélérer les gains de productivité afin de réduire les prix demandés aux consommateurs.Elle répondait aussi à d’autres objectifs, notamment de favoriser l’émergence de grands acteurs européens, que ce soit dans les télécoms, l’énergie ou le transport aérien. Une stratégie validée par la France, qui a accepté cette ouverture tout en favorisant la transformation de ses anciens monopoles publics en champions européens.

La Commission européenne, gardienne des traités et juge de paix des rivalités entre entreprises comme entre Etats, a donc commencé à faire la chasse aux aides d’Etat injustifiées. On comprend aisément qu’il était par exemple peu acceptable pour les électriciens allemands ou italiens qu’EDF puisse se prévaloir du soutien de l’Etat français pour financer à bas coût sa politique d’expansion internationale. Mais, dans le même temps, l’attitude de la Commission a été perçue, non sans raison, comme une menace pour des entreprises qui, par nature, sont conduites à mener des missions de solidarité ou d’aménagement du territoire qui justifient qu’elles reçoivent des subventions. D’où le procès en néolibéralisme instruit contre la Commission et notamment la sacro-sainte Direction générale de la concurrence.

En pratique, la Cour de justice des communautés européennes a contribué à fixer les règles du jeu en prononçant une série de décisions qui établit que les sommes versées en compensation des missions de service public ne peuvent être considérées comme des aides d’Etat1. Parallèlement, le traité d’Amsterdam, adopté en 1997, a reconnu la spécificité des services économiques d’intérêt général, principe réaffirmé dans le projet de traité constitutionnel. La publication d’un livre vert et d’un livre blanc en 2003 et 2004 sur le sujet a ouvert la voie à l’établissement d’une directive-cadre définissant les relations entre services publics et marché dans l’Union. Une législation que la nouvelle Commission ne semble pas très pressée de mettre en oeuvre.

  • 1. Il s’agit des arrêts Corbeau en 1993, Almelo en 1994, puis Ferring en 2001 et Altmark en 2003. Pour en savoir plus, voir Alternatives Internationales, mai 2005 et L’Economie Politique n°24, octobre 2004.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !