Crise : le paradoxe allemand

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A la veille des élections législatives, le bilan de l'économie allemande est contrasté. Championne du monde des exportations, ses difficultés sont surtout internes.

Des millions d’hommes et de femmes sont chômeurs, beaucoup depuis de longues années. Les budgets de l’Etat fédéral et des régions sont dans une situation critique sans précédent. Le système fédéral existant est dépassé. Nous avons trop peu d’enfants et nous devenons toujours plus vieux. " C’est par ces fortes paroles, pas vraiment optimistes, qu’Horst Köhler, le président de la République allemande1, annonçait, le 21 juillet dernier, sa décision d’accéder à la demande du chancelier Gerhard Schröder et de convoquer des élections législatives anticipées le 18 septembre prochain, tant la situation du pays était grave.

Pourtant, le bilan de l’économie allemande est plus contrasté qu’il n’y paraît : le pays a réussi un rétablissement spectaculaire en matière de compétitivité extérieure. Ses difficultés sont avant tout internes, dues au blocage prolongé de la consommation intérieure. Il y a peu de chances cependant que la victoire annoncée de la droite allemande permette de la relancer : la mise en oeuvre de son programme risque au contraire de serrer encore plus les freins qui la bloquent.

Une dynamique négative

Cela fait longtemps déjà que le gouvernement social-démocrate au pouvoir depuis 1998 est mal en point. Les maigres résultats des réformes du marché du travail et de la protection sociale engagées depuis cinq ans l’avaient fragilisé2. Mais ce n’est qu’au début de cette année que l’échec du chancelier est apparu inéluctable : en janvier, le nombre des chômeurs a dépassé pour la première fois la barre des 5 millions, quasiment deux fois plus qu’en France ! Un niveau qui évoque inévitablement pour les Allemands la crise de 1929 et ses funestes conséquences, ou encore les énormes difficultés de l’immédiat après-guerre. Ironie de l’histoire : ce record n’était pas lié à une brutale détérioration du marché du travail allemand, mais aux réformes engagées par le gouvernement lui-même. Il avait en effet obligé 400 000 allocataires sociaux à s’inscrire au chômage pour rechercher un emploi...

Il n’empêche : si on prend la mesure la plus habituelle de la richesse d’un pays - le produit intérieur brut (PIB) par habitant -, la dynamique négative dans laquelle l’Allemagne est engagée apparaît spectaculaire (voir graphique page 31). De 1960 à la réunification, les Allemands avaient été constamment, bon an mal an, 20 % plus riches que la moyenne des habitants de l’Europe à quinze. La réunification les avait logiquement appauvris d’un coup (les Allemands de l’Est étant nettement moins riches que ceux de l’Ouest). Mais depuis, la dégradation s’est constamment poursuivie, s’accélérant même ces dernières années. C’est bien simple : en 1991, l’Allemagne de l’Ouest pesait seule 23 % du PIB de l’Union européenne à quinze ; en 2005, l’Allemagne réunifiée n’en représente plus que 22 %, malgré ses 17 millions d’habitants supplémentaires... Depuis 2001, les Allemands seraient même devenus, selon la Commission européenne, moins riches que la moyenne des habitants des Quinze, partageant désormais cette situation avec les pays du " club Med " (Italie, Espagne, Portugal, Grèce), que nombre de dirigeants allemands ont longtemps regardés de très haut.

Parmi les pays de taille comparable, seuls l’Italie et le Japon connaissent une dynamique négative analogue, encore que nettement moins accentuée. Tandis que la France se maintient un peu au-dessus de la moyenne des Quinze et que le Royaume-Uni s’enrichit nettement. Cette situation se retrouve logiquement, mais de façon encore plus marquée, du côté des coûts salariaux (salaires nets plus charges sociales salariales et patronales). Alors qu’un salarié allemand coûtait quasiment 60 % de plus que la moyenne des salariés des Quinze en 1974, il revient à 6 % de moins aujourd’hui. C’est le résultat d’une décélération particulièrement brutale depuis dix ans. Après la réunification, les coûts salariaux s’étaient en effet remis à augmenter rapidement outre-Rhin sous l’effet combiné d’une politique volontariste de rattrapage des salaires à l’est du pays et de la politique de taux d’intérêt très élevés menée par la Bundesbank, la banque centrale allemande, pour combattre le petit regain d’inflation suscité par la réunification. Une politique qui avait abouti à réévaluer le mark, la monnaie allemande, vis-à-vis de la plupart des autres monnaies. Si bien qu’en 1995, un salarié allemand coûtait à nouveau 16 % de plus qu’un salarié européen moyen.

" Le modèle allemand a encore de la ressource "

Cette époque est révolue : ce même salarié coûte désormais 15 000 euros de moins en moyenne chaque année qu’un salarié luxembourgeois, 10 000 de moins qu’un Néerlandais, 9 000 de moins qu’un Américain ou un Danois, 7 500 de moins qu’un Français, 6 500 de moins qu’un Anglais, un Irlandais ou un Suédois... Un recul d’une ampleur et d’une rapidité inouïes, dû à la conjonction de la création de nombreux petits boulots mal payés dans les services, d’une austérité salariale de fer dans l’industrie, et de la remise en cause de nombreux éléments de la protection sociale (et donc des charges sociales correspondantes). Cette évolution explique la faiblesse de la consommation intérieure allemande et les déséquilibres des comptes publics durant cette période...

Zoom Allemagne : l’Est dans le brouillard

Les avis sont partagés en Allemagne sur les perspectives dans l’est du pays, et les polémiques vont bon train sur le bilan de la réunification. Les pessimistes dominent largement. Il faut dire que l’ex-RDA est affligée d’un taux de chômage record (près d’un actif sur cinq) ; ses jeunes les mieux formés sont partis (depuis la chute du mur, la population est-allemande est passée de 18 à 17 millions d’habitants, et la seule ville de Leipzig a perdu 100 000 habitants). Sa croissance est actuellement inférieure encore à celle de l’ouest. " L’est de l’Allemagne, estimait l’an dernier la commission Dohnanyi, chargée par le gouvernement d’un état des lieux, est un territoire qui ne produit plus de richesse et ne serait pas viable sans le soutien financier de l’ouest, en tout cas pas avec un niveau de vie de pays développé. "

Investissements de l’Etat, avantages fiscaux spécifiques et transferts sociaux représentent en effet chaque année 4 % du PIB allemand. Et selon l’institut IFO, de Munich, 47 % des adultes est-allemands dépendent de transferts financiers de l’ouest. Aux deux tiers, ces transferts sont consommés plutôt qu’investis, critiquait la commission Dohnanyi. Elle proposait de réorienter les flux financiers vers la recherche et l’industrie plutôt que vers les piscines ou les pistes cyclables.

Comparaisons entre l’est et l’ouest de l’Allemagne, base 100 = ouest

Quelques tâches plus claires se détachent pourtant de ce sombre paysage. En Saxe notamment, une région du sud, proche de la Bavière. Leipzig et Dresde, les principales villes de ce Land, ont attiré les constructeurs automobiles BMW, Volkswagen et Porsche. 450 fournisseurs se sont installés dans leur sillage, soit 60 000 emplois et 300 000 emplois indirects. La région a également accueilli des entreprises high-tech comme Infineon (filiale de Siemens), AMD et Photronics. 8 000 personnes y travaillent dans l’électronique. D’autres pôles industriels de moindre importance se sont développés sur la Baltique, à Iéna et autour de Leuna, avec la chimie. " La situation de l’est est bien meilleure que ce que la première lecture des chiffres laisse penser ", note Norbert Irsch, chef économiste de la banque KfW.

A condition toutefois de mettre de côté les résultats catastrophiques du bâtiment : l’ex-RDA subit en effet une crise terrible dans ce secteur, massivement soutenu par l’Etat jusqu’au milieu des années 90 et sinistré aujourd’hui. " Il manquait un million de logements en ex-RDA à la chute du mur, rappelle Joachim Ragnitz, chercheur de l’institut IWH de Halle. On se trouve maintenant face à un processus de réduction des surcapacités qui durera encore au moins de deux à quatre ans. " Les excès du début des années 90 se traduisent en effet par 1,3 million de logements vides actuellement. En 1996, le bâtiment représentait 17 % du PIB des régions de l’est, trois fois plus qu’à l’ouest du pays. Aujourd’hui, il est tombé à 7 %. Le bâtiment a perdu un million d’emplois en Allemagne depuis 1995, pour l’essentiel à l’est.

" Exception faite de ce secteur, l’économie est-allemande a connu chaque année une croissance bien supérieure à celle de l’ouest du pays ", rappelle cependant le rapport du KfW (voir " Pour en savoir plus "). " L’ex-RDA a entre-temps développé une dynamique de croissance propre, renchérit Rüdiger Pohl, professeur à l’université de Halle. Le processus de rattrapage est en cours. " En attendant, l’Etat fédéral a quand même promis 156 milliards d’euros supplémentaires aux Allemands de l’Est d’ici à 2019...

Un redressement spectaculaire

Parallèlement, l’Allemagne a cependant opéré un redressement tout aussi spectaculaire de ses comptes extérieurs. Sur ce terrain-là également, la réunification avait introduit une rupture. Les excédents extérieurs traditionnellement dégagés par l’économie ouest-allemande avaient culminé à plus de 4 % du PIB à la fin des années 80. Sous l’effet de la réunification, ils avaient disparu pour laisser place, pendant dix ans, à un petit déficit de la balance courante. Depuis 2001, ce déficit a disparu ; en l’espace de quatre ans seulement, il s’est mué en nouveaux excédents records : 156 milliards d’euros d’excédent commercial* l’an dernier et un excédent courant** de 4,1 % du PIB attendu cette année. Sur ce plan, la parenthèse de la réunification est bel et bien refermée. Et cela au moment même où, sous l’effet de la Chine et du renchérissement des matières premières, les comptes extérieurs de l’Italie, de la France, de l, du Royaume-Uni, des Etats-Unis... plongent, eux, dans un rouge de plus en plus vif.

Même si l’Allemagne s’en sort moins mal que les autres pays développés dans ses échanges avec l’Asie, c’est d’abord le commerce avec ses voisins qui tire ce redressement : l’Europe a représenté l’an dernier 85 % de l’excédent allemand. Les exportations allemandes vers le reste de l’Union ont doublé depuis 1993, passant de 11,4 % du PIB allemand à 22,4 % cette année (les chiffres équivalents pour la France sont de 10,8 % et 14,9 %), alors que les exportations vers le reste du monde ne sont passées " que " de 8,1 % à 13 % du PIB allemand (de 6 % à 7,7 % sur la même période en France). De plus, malgré l’attirance des Allemands pour les voyages à l’étranger, qui engendre toujours un déficit de plus de 30 milliards d’euros chaque année, le pays a réussi à réduire pratiquement de moitié son déficit dans les services depuis 2001, le ramenant de 50 à 30 milliards d’euros l’an dernier.

Ce boom des exportations est le fruit de l’énorme effort d’ajustement réalisé depuis dix ans en matière de coût du travail, mais aussi de l’internationalisation à marche forcée des grandes entreprises allemandes. Celles-ci étaient en effet restées jusque-là très intégrées verticalement*** et très liées à des fournisseurs locaux. Elles ont misé en particulier fortement sur les pays d’Europe centrale et orientale (Peco), à la fois pour y produire et pour y acheter. Ces composants à bas coût ont permis d’améliorer significativement la compétitivité-prix des produits allemands. Revers de la médaille : c’est aussi la raison pour laquelle ce boom du commerce extérieur ne s’est pas traduit par un regain équivalent de l’emploi, notamment industriel, dans le pays.

Allemagne : un déclin accéléré du PIB par habitant

Un débat public faussé

En dix ans, l’Allemagne est donc parvenue à effacer les problèmes de compétitivité-coût hérités de la réunification. Mais ce succès s’est fait au prix d’un " serrage de vis " d’une telle violence sur les salaires et les systèmes sociaux, qu’il a complètement anesthésié la demande intérieure. De plus, les effets positifs d’une telle politique risquent fort d’être rapidement annihilés par les effets négatifs sur la compétitivité-hors-coût qu’auront inévitablement à terme les restrictions prolongées des dépenses publiques pour la recherche, l’éducation et les infrastructures. La relance de la demande intérieure allemande est aussi une question centrale pour ses voisins : malgré son affaiblissement, l’économie allemande pèse encore à elle seule 28 % de la zone euro et 21 % de l’Union européenne à vingt-cinq. Et la panne actuelle suffit à plomber toute l’Europe continentale.

Mais ce n’est pas autour de cette relance que se structure le débat pour les élections du 18 septembre prochain. Le parti chrétien démocrate, donné vainqueur, entend au contraire mettre en oeuvre des mesures d’austérité plus drastiques encore pour rééquilibrer les comptes publics et abaisser davantage le coût du travail. La principale mesure immédiate qu’il propose consiste à accroître, dès l’automne prochain, le taux de la TVA de 16 % à 18 %. Pas vraiment de quoi booster la consommation...

Mais le pire n’est pas toujours sûr. Seule la social-démocratie était probablement en mesure d’imposer à l’Allemagne une telle cure d’austérité. Le miracle allemand de l’après-guerre, fondé sur la mise en oeuvre à grande échelle des recettes keynésiennes, comme la mise en place d’une protection sociale généreuse, depuis Bismarck à la fin du XIXe siècle, ont été d’abord l’oeuvre de gouvernements conservateurs. C’est peut-être à eux qu’il reviendra de desserrer l’étau qui étouffe l’économie allemande. Et par voie de conséquence l’économie européenne.

  • 1. La fonction de président de la République est, en Allemagne, essentiellement honorifique. C’est le Chancelier (Premier ministre) qui exerce la réalité du pouvoir exécutif. Celui-ci n’a cependant pas la possibilité de dissoudre le Parlement. C’est une prérogative du président dans un certain nombre de cas précis, très encadrés par la " loi fondamentale ", la Constitution allemande.
  • 2. Voir " Le crépuscule de l’Etat social allemand ", Alternatives Economiques n°234, mars 2005.
* Excédent commercial

Situation caractérisée par un montant d'exportations plus élevé que le montant des importations.

** Excédent courant

Excédent des comptes extérieurs d'une économie regroupant à la fois la balance du commerce des biens, celle des services et celle des flux financiers courants (paiements d'intérêts, revenus des brevets et licences, etc.).

*** Intégration verticale

Ne entreprise intégrée verticalement fabrique elle-même les composants (ou les services) qu'elle intègre à ses produits (ou à ses services) plutôt que de les acheter à des fournisseurs extérieurs.

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