Les bugs de la nouvelle comptabilité mondiale

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Depuis le 1er janvier 2005, l'Europe a adopté les nouvelles normes comptables. Qui se révèlent sources potentielles d'instabilité et d'opacité.

La comptabilité est fondamentale pour le capitalisme ", affirmait Karl Marx. Loin d’être un simple enjeu technique, elle permet en effet aux détenteurs de capitaux de mesurer la richesse créée par les entreprises. A chaque âge du capitalisme correspond cependant une vision particulière de cette richesse. De quoi justifier des transformations des normes comptables : la dernière version, mise en oeuvre depuis le 1er janvier 2005 pour les 8 000 sociétés européennes cotées en Bourse, traduit ainsi la montée en puissance d’un capitalisme actionnarial dominé par la finance. Ce capitalisme veut connaître la valeur de marché de tout ce qui constitue le patrimoine des entreprises, soit pour exiger qu’elles versent des dividendes en rapport avec leur enrichissement, soit pour disposer des outils nécessaires pour mettre en oeuvre des restructurations en vue de plus-values rapides. Ce qui ne va pas sans problèmes. Censée permettre d’obtenir une image plus fidèle des comptes des entreprises, cette nouvelle comptabilité est en fait une source potentielle d’instabilité. Et au lieu de garantir une meilleure transparence des comptes, elle se révèle plutôt une source d’opacité supplémentaire.

Le principal instrument de cette évolution est le recours à la notion de " juste valeur ". Dans le langage comptable, le mot " juste " n’a rien à voir avec l’équité ou l’impartialité. Il exprime l’idée mise en avant par l’International Accounting Standards Board (IASB), le créateur de ces nouvelles normes (voir encadré), que les comptes doivent refléter le plus possible la valeur de marché de ce que les entreprises possèdent (leur actif) et de ce qu’elles doivent à d’autres acteurs (leur passif)1. Ce qui pose un premier problème : l’instabilité récurrente des marchés financiers va se transmettre aux comptes des entreprises.

Evaluer ses actifs au prix de marché permet d’intégrer rapidement les mouvements de la Bourse : quand celle-ci monte, les entreprises paraissent plus riches, ce qui justifie les demandes des actionnaires d’augmenter la distribution de dividendes. Quand la Bourse baisse, l’image comptable des entreprises se dégrade fortement, ce qui renforce le mouvement de baisse. La faiblesse des cours des actions va alors réveiller les ardeurs des spécialistes du mécano financier, en quête de bonnes affaires d’achat et de vente d’entreprises. Lesquelles seront ensuite découpées et vendues par appartement dans le seul souci de réaliser des coups financiers de court terme, au risque de détruire l’accumulation de compétences en termes de savoir-faire et d’organisation des entreprises.

Sursis pour les banques

Mais tout ce qui fait la valeur d’une entreprise ne peut être mesuré par un marché, par exemple les investissements dans des actions non cotées ou les actifs immatériels (des logiciels, des brevets détenus, un catalogue de films, etc.). Dans ce cas, les normes prévoient que l’on doit les évaluer avec des modèles théoriques qui font " comme si " il existait un marché : cela permet de calculer les profits ou les coûts futurs éventuels auxquels serait confrontée l’entreprise si elle devait vendre tel ou tel actif pour lequel il n’y pas de marché. " Prix de modèle, fable sur les prix ! ", répond le financier américain Warren Buffet, qui critique largement cette nouvelle comptabilité : elle ne porte plus sur l’observation de ce que l’entreprise produit, mais sur une prédiction de ce que pourrait être la valeur que lui attribuerait un marché hypothétique.

Le passage aux nouvelles normes comptables en Europe, en janvier dernier, permet d’avoir une idée plus précise sur leurs dangers éventuels. Côté risque d’instabilité, elles ont provoqué des variations de résultats des grandes entreprises européennes de l’ordre de seulement 12 % en moyenne. Une évolution modérée, qui n’a pas suscité de surréaction des marchés financiers : selon une étude réalisée par le cabinet PricewaterhouseCoopers, moins de 15 % des entreprises européennes affichant leurs nouveaux comptes ont connu une évolution de leurs cours boursiers supérieure à 2 % lors de leur présentation. Mais les problèmes restent à venir en ce domaine, en particulier dans le secteur bancaire.

Zoom Comment en est-on arrivé là ?

La Commission européenne tente depuis les années 70 de faire converger les normes comptables nationales des différents pays de l’Union, soucieuse de pouvoir comparer au mieux la situation des entreprises engagées dans le marché commun, puis dans le marché unique et, enfin, dans l’euro. Elle a publié une première directive en ce sens dès 1978. Mais devant le peu d’empressement de chacun à bouleverser son système comptable, elle s’est trouvée sous la pression des grandes multinationales désireuses de pouvoir simplifier leur comptabilité sur le Vieux Continent.

Pendant ce temps, l’Australie, la Russie, la Chine, etc., se tournaient vers l’International Accounting Standards Board (IASB), un aréopage de spécialistes de la comptabilité installés à Londres1, proposant un système de normes comptables mondiales à tous les pays désireux que leurs entreprises multinationales puissent mobiliser de l’argent en Bourse facilement dans tous les pays où elles sont présentes. Inquiète que les entreprises européennes soient pénalisées dans cette course à l’épargne mondiale, la Commission européenne s’est tournée officiellement vers l’IASB en 1995. Elle a fini par faire adopter en 2002, par les chefs d’Etat et par le Parlement européen, le principe de l’adoption en bloc des normes de l’IASB.

La Commission a été encouragée en cela par les grands cabinets d’audit, les banques d’affaires et les investisseurs institutionnels (fonds de pension en tête). Ils poussent en effet partout où ils peuvent à l’adoption de ces normes comptables internationales, dites IFRS (International Financial Reporting Standards, normes internationales d’information financière). Cela leur facilite le travail : les grands cabinets de conseil en comptabilité espèrent ainsi pouvoir définir des procédures de conseil valables dans tous les pays du monde, ce qui va accroître la rentabilité de leurs produits. Les investisseurs, quant à eux, souhaitent, à terme, pouvoir plus facilement comparer les entreprises issues de territoires divers. On n’en est pas encore là, mais le coup est parti. D’ici à quelques années, la comptabilité sera devenue mondiale et concernera toutes les entreprises, des plus petites aux plus grandes.

  • 1. L’IASB dépend d’une fondation de droit anglais, l’IASC Foundation, dirigée par 22 personnes, nommées pour trois ans, qui désignent les 14 membres de l’IASB. Pour plus d’informations sur l’histoire, le fonctionnement et les changements de gouvernance de cette institution depuis le 1er juillet dernier, voir www.iasb.org

Les banquiers européens ont renégocié le contenu de deux normes (IAS 32 et IAS 39), qui sont potentiellement sources de la plus grande instabilité pour leurs comptes2. Ces deux normes, dont l’entrée en vigueur a été repoussée, portent sur les risques que prennent les banques et sur la façon de comptabiliser les instruments financiers qu’elles utilisent pour se couvrir contre ces risques : l’IASB avance que tous ces instruments financiers sont des outils de spéculation en puissance et que les fluctuations de leur prix jouent sur le résultat des banques et doivent être prises en compte. Les banques font valoir, de leur côté, qu’une bonne partie de ces instruments leur servent à se protéger dans la durée et non pas à spéculer. Alors que l’IASB a posé le principe du tout ou rien (soit on accepte toutes ses normes, soit aucune), elle a fini par céder aux banquiers européens, leur accordant quelques dérogations sévèrement encadrées. Il faudra attendre l’année prochaine pour mesurer l’impact des normes sur les comptes des banques.

Un processus flou

Les nouvelles normes permettent-elles au moins d’accroître la transparence des comptes ? Pas vraiment. Les investisseurs ne comprennent pas encore grand-chose à cette nouvelle comptabilité : " Ce sont des sujets techniques dans lesquels nous sommes tous très vite noyés ", avouait ainsi publiquement en juin dernier Frédéric Haftman, spécialiste du sujet pour l’investisseur SG Securities. Et d’expliquer que les nouvelles normes laissent des marges d’interprétation aux entreprises sur de nombreux points (avantages aux personnels, provisions mises de côté en cas de problème, etc.) : comme toutes ne font pas les mêmes choix, la comparaison dans un même secteur n’est pas devenue plus facile.

Ces nouvelles normes ont en fait pour conséquence de " rendre l’immensité du processus comptable particulièrement difficile à interpréter ", analyse Michel Aglietta, professeur à l’université Paris X-Nanterre. Tous les spécialistes du chiffre reconnaissent d’ailleurs aujourd’hui qu’ils ne maîtrisent pas très bien ces normes. Au Royaume-Uni, certaines entreprises sont passées d’un responsable du suivi de la mise en oeuvre générale de ces normes à un responsable et une équipe pour chaque norme ! On commencera peut-être à mieux en mesurer les effets avec les comptes 2005, au printemps 2006.

L’Union européenne est la principale responsable de ce changement voulu par les investisseurs financiers et, surtout, rempli d’incertitudes. En choisissant d’adhérer aux normes de l’IASB, elle leur a en effet donné une dimension vraiment mondiale, forçant même la main aux Etats-Unis, qui ont annoncé leur intention, en juin dernier, de faire converger leurs propres normes vers celles de l’IASB d’ici à 2008-2009. Malheureusement, pour en être le premier utilisateur mondial, " l’Europe ne s’est pas donné les moyens de peser sur un organisme comptable international qui est totalement doctrinaire, acquis à la cause de la souveraineté actionnariale ", se plaint Michel Aglietta. L’Europe essaie de se rattraper en négociant depuis plusieurs mois un pouvoir plus important au sein de l’IASB3. Comme disait Jean de La Fontaine, " le corbeau, honteux et confus, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus "...

  • 1. Toute la comptabilité n’est pas réalisée en juste valeur (fair value, comme disent les Anglo-Saxons, qui dominent le langage comptable) ; les nouvelles normes conservent une partie évaluée aux coûts historiques, c’est-à-dire à la valeur à laquelle les actifs ont été achetés ou produits. Néanmoins, l’idée est de progresser vers une comptabilité entièrement fondée sur le principe de la juste valeur (full fair value).
  • 2. Un accord a été trouvé en juillet entre la Commission européenne et l’IASB sur l’application du principe de juste valeur dans le cadre de la norme IAS 39.
  • 3. Pour suivre les positions de l’Union européenne sur le sujet, voir http://europa.eu.int/comm/internal_market/accounting/ias_fr.htm

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