La politique agricole commune au banc des accusés
Critiquée à l'intérieur de l'
Il y a moins de trois ans, le président de la République, Jacques Chirac, annonçait aux agriculteurs qu’il avait réussi à convaincre ses partenaires européens de stabiliser le budget agricole jusqu’en 2013. Cet accord pourrait bien être remis en cause aujourd’hui. Le Premier Ministre britannique, Tony Blair, a en effet replacé les dépenses agricoles au centre du débat sur les priorités du budget communautaire pour 2007-2013 : il trouve anormal que l’Union européenne dépense " sept fois plus d’argent pour les agriculteurs que pour la science, la technologie, la recherche et l’innovation ".
Cette position n’est pas isolée. Rendu en juillet 2003 au précédent président de la Commission européenne, Romano Prodi, le rapport Sapir (" Agenda pour l’Europe en expansion ") était lui aussi très sévère : " La Communauté n’a pas vocation à mettre en oeuvre des politiques de redistribution à l’intention des personnes individuelles ou des petites entreprises. La politique agricole commune (PAC) ne se situe absolument pas dans la perspective des objectifs définis à Lisbonne, dans la mesure où sa contribution à la croissance et à la cohésion, en regard des sommes qu’elle mobilise, est faible (...). Continuer à financer la PAC à son niveau actuel reviendrait donc à brader les fonds publics (...) au détriment d’autres politiques de croissance et de cohésion, aux effets potentiels bien plus importants. "
La PAC est aussi vivement critiquée par les écologistes et les consommateurs. Ces dernières années, ils n’ont cessé de monter au créneau pour fustiger ses effets sur l’environnement ou sur la santé. Finalement, elle ne trouve plus beaucoup de défenseurs à l’intérieur de l’Union, puisque même les agriculteurs, qui ont majoritairement voté contre la Constitution européenne, semblent ne plus y croire.
Enfin, la PAC fait l’objet de vives critiques sur la scène internationale. Son caractère protectionniste et ses subventions à l’exportation sont accusés d’empêcher le libre jeu de la concurrence et d’aggraver les difficultés des agriculteurs du Sud...
Toutes ces critiques justifient-elles d’enterrer sine die la PAC ? Evidemment non, dans la mesure où la régulation du secteur agricole ne peut être laissée au seul marché. Pour autant, la PAC doit évoluer. Reste à définir dans quel sens.
De l’autosuffisance au pétrole vert
Pour comprendre les origines de la politique agricole commune, il faut revenir aux premières années de l’Union européenne. La PAC est l’héritière d’un compromis établi en 1962 entre les Etats fondateurs de l’Union européenne : il s’agissait d’accroître la production afin d’assurer la sécurité alimentaire du continent, alors que la Communauté de l’époque ne satisfaisait que 80 % de ses besoins. Les dépenses de modernisation du secteur agricole ont été mutualisées, ce qui a profité prioritairement aux pays, comme la France, qui disposaient du plus grand potentiel d’accroissement de leur production. C’est un cadeau fait par l’Allemagne, au moment où l’abaissement des droits de douane ouvrait les marchés français à ses industriels (voir encadré ci-contre). Pour atteindre cet objectif, deux principaux mécanismes ont été mis en place : des prix garantis élevés versés aux producteurs afin de rentabiliser les investissements effectués ; une protection aux frontières pour mettre le développement du secteur à l’abri de la concurrence. La PAC a instauré une concurrence libre et non faussée entre producteurs, chacun bénéficiant des mêmes soutiens, calculés en fonction des volumes livrés et en évitant toute surenchère nationale.
Dès les années 70, le but est atteint, et même dépassé. L’agriculture est alors promue au statut de " pétrole vert " de l’Europe. Elle devient, à partir des années 80, le deuxième exportateur mondial, juste derrière les Etats-Unis. Difficile toutefois d’affronter la concurrence avec des prix plus élevés que le marché mondial. Bruxelles décide alors de subventionner les exportations, versant aux agriculteurs des " restitutions ", qui couvrent la différence entre le prix mondial et le prix intérieur. Subventionnés en fonction des quantités produites, les agriculteurs vont produire toujours davantage, pour accroître leur revenu. Résultat : les subventions à l’exportation passent de 4,5 milliards d’euros en 1979 à plus du double dix ans plus tard, en dépit de la mise en place des quotas laitiers. Et le budget de la PAC passe de 3,1 milliards d’euros en 1970 à 26,3 milliards en 1988.
Cette situation place l’Europe dans une situation inconfortable quand débutent les négociations au Gatt (ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce) sur la libéralisation du marché des produits agricoles. Puisque l’Europe et les Etats-Unis réclament ldes marchés tiers à leurs produits industriels et à leurs services, ils vont subir en retour des pressions croissantes en faveur d’une réduction de leurs subventions agricoles à l’exportation, jugées déloyales, et d’une ouverture au moins partielle de leurs frontières. Les prix intérieurs sont alors progressivement alignés sur les prix mondiaux, l’effet des baisses sur le revenu des producteurs étant en partie compensé par le versement d’aides directes.
Mais ce nouveau mode de soutien, qui privilégie toujours les plus gros exploitants, encourage plus que jamais la course au rendement et la concentration des exploi tations. Cette course se poursuit tandis que le rythme de disparition des exploitations s’accélère pour dépasser 3 % par an. De plus, l’industrialisation des méthodes de production, longtemps gage de meilleure sécurité sanitaire, apparaît désormais comme une menace pour l’environnement et la santé des consommateurs, avec les affaires de nitrates, de la vache folle, de la grippe aviaire...
Des politiques agricoles en voie de renationalisation
Face à ces dérives, une nouvelle réforme a été décidée en 2003, qui entre en vigueur aujourd’hui. Les aides destinées aux plus gros producteurs sont légèrement limitées, les fonds ainsi dégagés devant servir à des actions de développement rural. L’attribution des aides doit être liée au respect de critères environnementaux. Par ailleurs, ces aides ne sont plus révisables chaque année, mais plafonnées en fonction des montants reçus les trois années précédentes. La réforme réduit donc le lien entre volumes de production et aides.
Mais elle ne remet pas réellement en cause le caractère inégalitaire de leur attribution : en 2004, 20 % des agriculteurs se sont partagé 73 % des aides. En outre, " la montée en puissance des aides liées au développement rural - qui devaient atteindre selon les projections 12 milliards d’euros en 2013 - risque de faire les frais du refus des Etats membres d’augmenter leur contribution au budget de l’Union européenne. Le compromis sur la stabilisation des aides ne préserve en effet que les prix garantis et les aides au revenu ", souligne Gilles Bazin, enseignant-chercheur à l’Institut national agronomique Paris-Grignon (INA-PG). " La nouvelle PAC ne modifie pas fondamentalement la donne. Elle utilise d’autres moyens, mais ses effets resteront les mêmes ", résume Jean-Christophe Kroll, chercheur à l’Enesad. Les producteurs les plus efficaces ne sont en effet aucunement dissuadés de poursuivre leur course au rendement et le nouveau mode de calcul des aides pourrait bien accélérer encore la concentration en limitant l’évolution du revenu des plus petits producteurs.
" Plus grave, poursuit Jean-Christophe Kroll, cette réforme introduit un début de renationalisation des politiques agricoles : elle met en place une "PAC à la carte", qui est la négation même du principe de solidarité originel. " Le montant des aides est en effet réparti une fois pour toutes entre les Etats, sachant qu’à l’intérieur du cadre général défini par la Commission, chacun d’entre eux peut les utiliser comme il le souhaite.
Cette évolution est périlleuse, car toute renationalisation des politiques agricoles serait une régression dangereuse : si demain chaque Etat peut soutenir telle ou telle production en fonction de ses priorités économiques ou politiques, on n’évitera pas les surenchères et les dérives protectionnistes. Elles donneraient ainsi de l’eau au moulin de ceux qui rêvent d’une agriculture entièrement libéralisée, avec pour conséquence une disparition de pans entiers du monde agricole dans certains pays ou territoires (montagnes...).
C’est pourquoi il faut défendre la PAC. Il est en effet bien plus logique de conduire la politique agricole au niveau européen. Et s’il faut bien évidemment développer également la recherche, ce n’est pas en sacrifiant la PAC qu’on y parviendra, mais en augmentant le budget de l’Union. Car c’est moins le montant des dépenses agricoles qui fait problème que la faiblesse des autres dépenses communes : le coût de la PAC, rapporté à l’ensemble des prélèvements obligatoires européens, pèse à peine 1 %, soit 0,4 % du produit intérieur brut (PIB) européen, alors que l’agriculture contribue pour 2 % à celui-ci. A titre de comparaison, si les Etats membres décidaient de faire de l’éducation une politique commune, elle pèserait quinze fois plus !
Le vrai débat ne porte donc pas sur l’existence de la PAC, mais sur ses objectifs : " Il faut mettre en place une politique agricole fondée sur des prix rémunérateurs associés à des quotas à la production et au renforcement de la protection aux frontières, propose Jean-Damien Terreaux, de la Confédération paysanne. De quoi assurer la sécurité alimentaire de l’Europe tant en quantité qu’en qualité, la course aux rendements ne guidant plus les exploitations. On renforcerait ainsi l’agriculture familiale tout en évitant de déstabiliser les marchés étrangers par des exportations d’excédents. " En gros, faire à l’échelle de l’Europe ce que font les Suisses ou les Japonais chez eux. Mais ce programme rencontre l’hostilité des gros exploitants exportateurs et d’une bonne partie de tous ceux qui, au niveau international, veulent la peau de la PAC.
Offensive à l’OMC
De fait, la PAC fait l’unanimité contre elle à l’OMC. Les pays à fort potentiel agricole et qui ne subventionnent pas leur agriculture reprochent à l’Europe ses subventions aux exportations et son caractère protectionniste. Une critique formulée par des pays émergents, comme le Brésil ou l’Argentine, ou par des pays riches, comme l’Australie ou le Canada. Les subventions sont également critiquées par les organisations non gouvernementales (ONG) et par la majorité des pays en développement pour la concurrence injuste qu’elles imposent à leurs agriculteurs : ils doivent affronter sur leurs marchés locaux des produits européens vendus à prix bradés.
En attendant la Conférence interministérielle qui doit se tenir à Hongkong en décembre prochain, les Etats-Unis et l’Union européenne ont proposé en juillet dernier de supprimer leurs subventions à l’exportation et de diminuer le niveau de leurs droits de douane. C’est l’ouverture des frontières qui comporte le plus de risques pour les producteurs européens : les prix des produits communautaires demeurent en effet supérieurs aux cours mondiaux pour la plupart des productions. En revan che, la fin des subventions à l’export - qui ne représentent plus que 5 % de la valeur des exportations agricoles européennes - ne dissuadera pas les plus gros producteurs dans la mesure où les aides couvrent l’essentiel de leurs coûts d’exploitation, ce qui leur permet d’exporter au coût marginal. " Même si les aides ne sont plus directement liées aux volumes de production, elles participent au revenu des agriculteurs et leur permettent de continuer à exporter leurs surplus à prix cassés ", explique Jacques Berthelot, professeur associé à l’ENSA de Toulouse.
C’est pourquoi certains pays exportateurs, dont le Brésil, pourraient demain contester les aides directes, considérant qu’elles sont une forme déguisée de subventions à l’exportation. Le Brésil aspire d’autant plus à limiter les exportations des pays riches qu’il pourrait être conduit, pour maintenir la cohésion du G20 - le groupe qui rassemble notamment les grands pays émergents -, à limiter ses exigences de baisse des tarifs douaniers : l’Inde, notamment, souhaite continuer à se protéger pour ne pas déstabiliser ses petits agriculteurs. Dans un tel contexte, Peter Mandelson, le nouveau commissaire européen au Commerce, pourrait bien accepter quelques concessions supplémentaires en contrepartie d’une ouverture des pays du Sud sur les autres dossiers : le cycle de Doha ne se limite pas à l’agriculture...