La zone euro en panne

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La monnaie unique n'a pas tenu ses promesses, faute d'une politique économique adaptée.

La monnaie unique arrive en 1999, et la croissance est au rendez-vous. Durant les trois années qui suivent, la progression de l’activité dans les pays de la zone euro se maintient dans la moyenne des principaux pays industrialisés, suivant un rythme à peine moins rapide qu’aux Etats-Unis. Et le chômage baisse sensiblement. Depuis 2002, changement de décor : l’activité des douze pays de l’Union monétaire ne progresse en moyenne que de 1 % par an, contre 2,3 % pour l’ensemble des pays de l’OCDE, le club des pays riches, et 3,1 % pour les Etats-Unis. Pire : les pays européens qui ont fait le choix de conserver leur monnaie nationale s’en sortent mieux. Ainsi, le Royaume-Uni et la Suède enregistrent tous deux des taux de croissance plus de deux fois supérieurs à la moyenne de la zone euro (voir graphique).

Tous les moteurs de la croissance paraissent en panne : la consommation des ménages se traîne, l’investissement des entreprises stagne et les exportations progressent moins vite que le commerce mondial dans la plupart des pays de l’Euroland. La zone est la lanterne rouge de l’OCDE pour le taux de chômage : remonté à près de 9 %, il est presque aussi élevé qu’en 1999.

Zoom Euro : des consommateurs méfiants

Le grand marché couronné par l’euro devait profiter au consommateur ; la ménagère européenne ne semble pas s’en être aperçu. En intensifiant la concurrence entre producteurs européens, la monnaie unique promettait en effet des baisses de prix et donc des gains de pouvoir d’achat. Malheureusement, depuis que l’euro est dans nos poches (1er janvier 2002), les consommateurs perçoivent une nette accélération des prix, qui n’est étrangement pas enregistrée par les indices calculés par les offices statistiques. C’est que " les prix qui augmentent le plus sont ceux des biens et des services de consommation courante, dont l’achat est le plus fréquent. On achète plus rarement des biens durables ", explique Agnès Benassy-Quéré. Or, c’est cette seconde catégorie de biens dont les prix baissent sous la pression de la concurrence internationale. La perception déformée des prix résulte sans doute aussi de la stagnation des salaires réels en Europe depuis l’arrivée de l’euro dans nos porte-monnaie.

Un outil pour la politique macroéconomique

Ce résultat n’est pas seulement décevant comparé à celui des partenaires de la zone euro, il l’est aussi confronté aux promesses de la monnaie unique. Le principal bienfait attendu de l’euro était de permettre une plus forte croissance en rendant la politique macroéconomique plus efficace et autonome. La monnaie unique devait permettre de sortir des contradictions suscitées par l’effondrement du système de Bretton Woods. C’est en effet dans le contexte de stabilité des changes de l’après-guerre qu’est né le projet de marché commun de 1957. L’effacement des barrières économiques entre les pays européens s’accommodait mal du système de flottement monétaire généralisé qui s’est imposé au niveau mondial dans les années 70. Le système monétaire européen, établi en 1979, visait à assurer le maintien de taux de change fixes (mais ajustables) entre les monnaies européennes. Mais la défense du taux de change, alors que les capitaux circulent librement en Europe depuis le début des années 90, oblige chaque pays à mener une politique monétaire alignée sur celle du pays dont la monnaie est la plus reconnue par les marchés, en l’occurrence l’Allemagne, afin d’éviter toute attaque spéculative1. Un alignement qui se révélera très coûteux au début des années 90.

En outre, parce que les dévaluations demeurent possibles, les marchés financiers exigent des taux d’intérêt à long terme élevés des emprunteurs publics et privés issus de pays dont les monnaies sont jugées à risque, soit que la dette publique y est trop élevée, soit que leurs comptes courants sont en déficit, soit que l’inflation y est jugée menaçante, toutes causes qui font redouter une dévaluation future de leur monnaie.

La réalisation de l’euro a changé la donne. La politique monétaire est désormais conduite par la Banque centrale européenne (BCE), pour l’ensemble de la zone et non en fonction de la situation qui prévaut dans un seul pays. En abolissant les monnaies nationales, l’euro a cassé toute possibilité de spéculation et unifié les marchés financiers. Concrètement, les taux d’intérêt sont devenus identiques dans toute la zone - pour des dettes de même nature -, ce qui a permis une baisse très sensible des taux d’intérêt dans les pays où ils étaient les plus élevés, comme l’Italie, l’Espagne et, dans une moindre mesure, la France. D’où un effet très appréciable sur la croissance à la fin des années 90 et un effacement de la si redoutée contrainte extérieure : l’Espagne, la Grèce ou le Portugal peuvent désormais entretenir un solide déficit de leur balance courante sans que les marchés s’en émeuvent.

La nouvelle contrainte de la finance

Mais les Douze n’ont pas conquis la souveraineté économique qu’ils espéraient. Ils attendaient de la création d’un vaste espace économique intégré monétairement et relativement fermé commercialement qu’il permette de conduire la politique économique avec la même autonomie que les Etats-Unis. En fait, la zone euro n’a pas été capable de se protéger des chocs extérieurs. " En 2000, tout le monde s’attendait à ce que les Etats-Unis connaissent une récession et que la zone euro passe à travers ", rappelle Jean Pisani-Ferry, directeur du centre Bruegel. Or, l’Euroland a subi de plein fouet les conséquences de la plongée du marché boursier américain et du ralentissement économique qui s’en est suivi.

Comme l’explique Michel Aglietta, professeur à Paris X, " la transmission internationale de la crise par le canal financier a mis en défaut l’hypothèse que la zone euro allait être protégée des chocs externes parce qu’elle est peu ouverte au commerce extérieur ". La monnaie unique a en effet contribué à accélérer la globalisation financière en Europe. Le bilan des entreprises est devenu plus sensible aux variations des marchés financiers, tandis que les prix des actifs financiers étaient de plus en plus corrélés entre les différentes places boursières. Quand la bulle de la nouvelle économie a explosé aux Etats-Unis, les Bourses ont plongé également en Europe. Les entreprises européennes, qui s’étaient lourdement endettées, notamment pour participer au grand mouvement de fusions-acquisitions de la fin des années 90, ont vu leurs actifs se dévaloriser brusquement. Elles ont dû alors se serrer la ceinture, en réduisant leurs coûts et en limitant leurs investissements.

Alors que la croissance américaine repartait dès 2002, la zone euro s’est montrée incapable de rebondir. Outre-Atlantique, la consommation des ménages a pris le relais de l’investissement défaillant, grâce au soutien d’une politique économique résolument expansionniste : la baisse rapide et massive des taux d’intérêt et le creusement non moins impressionnant du déficit budgétaire ont permis à la demande intérieure de continuer de croître à un bon rythme. En Europe, au contraire, la demande intérieure a stagné. Ce qu’explique Anton Brender, chef économiste à Dexia-AM : " Depuis 2000, la zone euro a eu à faire face aux mêmes chocs que l’économie américaine - chute des Bourses, ajustement des comptes des entreprises, flambée des prix du pétrole -, mais elle n’a pas eu de politique économique. "

Solde budgétaire ajusté du cycle, en % du PIB
Evolution des taux directeurs des banques centrales européenne et américaine, en %
Demande intérieure, base 100 en janvier 2000

Une politique économique inexistante

L’inertie européenne est flagrante. La politique budgétaire est à peu près neutre dans la zone depuis... 1997 ! Si l’on agrège les finances publiques des Douze et que l’on corrige le solde budgétaire des variations du cycle économique, on obtient en effet une courbe désespérément plate. Rien à voir avec l’activisme budgétaire des Etats-Unis, mais aussi du Royaume-Uni. " Sur le plan budgétaire, les erreurs sont manifestes, analyse Jean Pisani-Ferry. On a fait de la relance en période de boom et une politique à peu près neutre en période de ralentissement, alors qu’on aurait dû faire l’inverse. " De fait, les gouvernements n’ont pas profité de la période faste des années 1997 à 2000 pour reconstituer leurs marges budgétaires. Dans la période de ralentissement prolongé qui l’a suivie, ils se sont donc très vite heurtés au plafond de 3 % du produit intérieur brut (PIB) imposé au déficit budgétaire par le pacte de stabilité et de croissance.

Du côté de la politique monétaire, c’est aussi le calme plat depuis la mi-2003. La Banque centrale n’a plus touché au taux d’intérêt depuis plus de deux ans, alors même que l’économie européenne décevait, trimestre après trimestre, les espoirs de redémarrage et que la monnaie unique flambait par rapport au dollar, mais aussi vis-à-vis des autres principales monnaies.

Taux de change effectifs réels, base 100 en janvier 2002

Certes, " la BCE a été plus accommodante que les banques centrales nationales avant l’avènement de l’euro ", constate Agnès Benassy-Quéré, directrice adjointe au Cepii, et le niveau des taux d’intérêt atteint depuis 2003 des planchers historiques. La BCE encourt cependant deux critiques majeures. " Elle n’a pas joué son rôle de stabilisation conjoncturelle de manière suffisamment active ", estime Jean Pisani-Ferry. Ce que lui reprochent surtout ses détracteurs, c’est de ne pas s’être souciée de l’appréciation de l’euro. Corrigée de l’inflation et par rapport à l’ensemble des partenaires commerciaux de la zone, la monnaie unique s’est appréciée de 38 % depuis son point bas de 2000. Avec une conséquence non négligeable sur l’activité, puisqu’on estime qu’une hausse de 10 % du taux de change effectif réel coûte un point de croissance à moyen terme. Privée de soutien du côté de la demande intérieure, la croissance de l’Euroland n’a donc pas non plus profité pleinement de la reprise mondiale.

Des responsabilités partagées

Cette panne de croissance ne peut certes pas être imputée uniquement à un problème de régulation de la demande. De fait, du côté de l’offre, les choses ne sont guère brillantes non plus. Le rythme de croissance qui résulterait d’une pleine mobilisation des facteurs de production, sans surchauffe et sans sous-emploi - ce que les économistes appellent la croissance potentielle - est tiré vers le bas par ses deux composantes : la quantité de travail et sa productivité. La faible croissance de la force de travail s’explique avant tout par des facteurs démographiques, mais aussi par une moindre mobilisation de la population en âge de travailler. Quant à la productivité, elle a ralenti dans les années 90 et ne progresse plus guère que de 1 % par an. Les causes de cette langueur sont connues : une accumulation du capital ralentie et un investissement en recherche et développement insuffisant.

Cet essoufflement de la croissance potentielle exige sans aucun doute des politiques structurelles vigoureuses. Mais si tous les problèmes de la zone euro ne peuvent se résoudre par une gestion conjoncturelle plus volontariste, ils ne découlent pas tous non plus des insuffisances des politiques structurelles nationales. Tout d’abord parce que ces politiques seraient sans doute plus efficaces si elles ne se cantonnaient pas au cadre national. En effet, plus que d’une intensification de la concurrence, la zone euro a avant tout besoin d’investir dans sa propre économie, en coordonnant ses efforts.

Surtout, opposer ainsi politique structurelle et politique conjoncturelle n’a guère de sens : elles ne sont pas substituables les unes aux autres, mais se complètent et se confortent. C’est la croissance à court terme qui alimente la croissance à long terme ; ce sont les recettes qui entrent chaque année dans le budget de l’Etat qui financent les investissements publics de recherche et d’éducation. Les réformes qui touchent à l’organisation de l’Etat-providence sont aussi beaucoup plus faciles quand les gouvernements peuvent s’appuyer sur une politique de soutien vigoureux de la demande. Et ceux qui multiplient les appels en faveur d’une plus grande flexibilité oublient souvent que les économies des Etats-Unis ou du Royaume-Uni ne peuvent être flexibles que parce que la politique économique y est extrêmement active au service du plein-emploi et de la croissance. Au total, " en se privant des outils de régulation conjoncturelle, on risque fort d’engendrer une paralysie totale de l’économie et d’anéantir les chances d’aller de l’avant sur les réformes structurelles ", conclut Virginie Riches-Flores, économiste à la Société générale.

La recherche des coupables du marasme actuel se révèle finalement bien stérile tant les responsabilités sont partagées, entre les politiques de demande et les politiques d’offre, comme entre les gouvernements nationaux et les autorités européennes. L’avènement de la monnaie unique a institué un dispositif de gouvernance économique complexe, où la qualité de la politique économique se joue avant tout sur la coordination entre les différents acteurs. Mais dans ce domaine, on est encore loin du compte.

  • 1. On sait en effet depuis les travaux de l’économiste Robert Mundell qu’entre la fixité des changes, la mobilité des capitaux et l’autonomie de la politique monétaire, il faut sacrifier au moins l’un des trois (voir " Robert Mundell, le premier théoricien de l’euro ", Alternatives Economiques n°176, décembre 1999).

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