Inégalités, pauvreté et redistribution
Redistribuer, c'est prélever des recettes (notamment fiscales) et les affecter de telle façon que la distribution finale des niveaux de vie soit plus égalitaire que la distribution initiale. Dans quelle mesure les modalités actuelles de la
1. La fiscalité réduit peu les inégalités
En se limitant au cas des ressources économiques, redistribuer, c’est, dans le cadre d’un collectif, organiser un transfert de ressources monétaires d’un groupe A vers un groupe B, soit en versant directement à B des sommes d’argent (allocations, par exemple) dont A ne bénéficie pas (ou dont il bénéficie moins), soit en mettant à la disposition de B des services gratuits dont A ne bénéficie pas, ou dont il bénéficie moins. Si les individus du groupe A sont plus riches que ceux du groupe B avant ce transfert, cette opération réduit les inégalités de niveau de vie.
Dans les sociétés développées, le coeur de la redistribution est l’Etat (au sens large, y compris les collectivités locales). Premier temps : par des recettes publiques (fiscalité et cotisations sociales, dont la somme définit les prélèvements obligatoires), il collecte des ressources sur des agents économiques ou sur des transactions. Les règles de ces prélèvements peuvent soit réduire les inégalités, si le prélèvement est dit " progressif " (il augmente plus que proportionnellement par rapport au revenu), soit les augmenter, si le prélèvement est " régressif ". Second temps : par ses dépenses, l’Etat affecte les sommes collectées. Cette affectation réduit les inégalités si elle bénéficie plus aux pauvres qu’aux riches, sinon elle les amplifie.
La redistribution actuelle réduit-elle les inégalités et la pauvreté en France et dans quelle proportion ? Commençons par les recettes sous l’angle de leur impact redistributif. La fiscalité qui pèse sur les ménages est-elle réductrice d’inégalités ? Réponse : cela dépend des impôts. Les quatre principaux impôts directs sont l’impôt sur le revenu, la CSG-CRDS (contribution sociale généralisée, instaurée en 1991, et contribution au remboursement de la dette sociale, initiée en 1996), la taxe d’habitation et la taxe foncière. En 2003, ils représentaient respectivement 3 %, 4,1 %, 1,1 % et 0,7 % du produit intérieur brut (PIB).
Quant à la fiscalité dite indirecte, celle qui est prélevée à l’occasion de transactions marchandes, elle correspond principalement à la TVA (7 % du PIB), à la TIPP (taxe intérieure sur les produits pétroliers, 1,5 % du PIB) et à des droits d’accises (alcool, tabac..., en tout 1 % du PIB). Dernière catégorie de recettes publiques prélevées sur les revenus initiaux des ménages : les cotisations sociales des salariés (16,6 % du PIB).
Premier type de constats : la fiscalité indirecte et les cotisations sociales des salariés pèsent près de trois fois plus que la fiscalité directe : 26,1 % du PIB, contre environ 9 %. La fiscalité indirecte (9,5 %) pèse un peu plus que la fiscalité directe. Quant à l’impôt sur le revenu, il constitue en France une recette très faible (3 points de PIB) au regard du total des recettes prélevées sur les ménages (35 points). Il est pourtant pratiquement le seul à être visé par les hommes politiques qui promettent des baisses d’impôts en espérant gagner ainsi en popularité - sans préciser qu’en général seules les catégories aisées en bénéficient vraiment.
Second type de constats : dans l’ensemble des impôts et des prélèvements précédents, seul l’impôt sur le revenu est nettement progressif lorsqu’on s’élève dans l’échelle des revenus. La CSG-CRDS l’est également, mais de façon plus faible et essentiellement pour les trois premiers déciles*.
En pourcentage du revenu disponible** des ménages, l’impôt sur le revenu représentait 0,8 % des revenus pour le premier décile (les plus pauvres) en 2001, 5 % pour le cinquième et 12 % pour le dixième. Les autres impôts sont soit à peu près neutres (proportionnels au revenu), soit régressifs. La TVA est ainsi nettement régressive : elle représente 8,1 % du revenu disponible des ménages du premier décile (les plus pauvres), 5,9 % pour le cinquième et seulement 3,4 % pour le dixième décile (les plus riches). Une des explications de ce phénomène est que les ménages du premier décile n’épargnent pas (ils paient donc la TVA sur la quasi-totalité de leur revenu), alors que le taux d’épargne des ménages du dixième décile est de 40 %.
La TIPP et les droits d’accises sont eux aussi nettement régressifs, de sorte que l’ensemble de la fiscalité indirecte augmente les inégalités : en proportion de leurs revenus, les " pauvres " des deux premiers déciles contribuent deux fois plus aux impôts indirects que les " riches " des deux derniers déciles.
Au total, si l’impôt sur le revenu est fortement progressif, en raison de son faible poids dans les recettes, la fiscalité (directe et indirecte) n’est que modestement progressive. Elle représente 18 % du revenu disponible des ménages du premier décile, 21,1 % de ceux du cinquième, et 23,8 % pour le dixième décile.
2. Les dépenses sociales diminuent nettement les inégalités et la pauvreté
Se demander ce que seraient les inégalités et la pauvreté monétaires en l’absence des prestations sociales est la plus simple des méthodes d’évaluation de l’efficacité de la redistribution au regard de l’objectif de réduction des inégalités et de la pau-vreté1. Pour cela, on compare cette situation hypothétique à la situation réelle, avec prestations. La limite de cette méthode est qu’elle isole, au sein des dépenses publiques, une catégorie minoritaire baptisée " prestations sociales ", alors que beaucoup d’autres catégories de dépenses ont un impact sur les inégalités. Nous en parlerons ensuite. Parmi les prestations sociales, certaines sont ciblées, sous conditions de ressources (minima sociaux), d’autres sont sans conditions de ressources (allocations familiales, par exemple).
Selon l’Observatoire national de la pauvreté (rapport 2004), la proportion de ménages pauvres*** en 2001 aurait été plus de deux fois supérieure sans les prestations sociales : 13,1 %, contre 6,2 %, chiffre officiel de l’Insee. Il apparaît également (voir tableau page 70) que l’impact positif de ces prestations (que l’on peut mesurer par le rapport entre les chiffres de la première colonne et ceux de la seconde) a nettement progressé depuis les années 70. On sait, enfin, que les prestations ciblées ou minima sociaux (hors allocations chômage) représentent 40 % des revenus des ménages les plus modestes (ceux du premier décile), ce chiffre passant à 52 % si l’on tient compte des allocations familiales. Autant d’indices convergents d’une efficacité incontestable de ces dépenses pour réduire la pauvreté monétaire relative****, constat qui laisse entière la question de savoir si l’on peut faire encore mieux, ainsi que la question plus centrale encore, mais non traitée ici : pourquoi de tels niveaux d’inégalités et de pauvreté avant transferts ?
Dans les travaux de l’Unicef2, on nomme " dépenses sociales " un ensemble plus large que les " prestations sociales " précédentes : sont pris en compte les allocations chômage, les allocations et les services à la famille, les allocations d’invalidité et de maladie, les aides au logement et autres aides sociales, hors dépenses publiques de santé, d’éducation et de retraites. Ces dépenses ont de toute évidence une fonction de redistribution et de protection contre des risques économiques désignés, même si certaines d’entre elles peuvent concerner également des catégories aisées (cadres supérieurs au chômage, allocations pour garde d’enfants...). On trouve alors une intéressante et forte corrélation (voir graphique) entre le taux de pauvreté infantile et la part des dépenses sociales dans le PIB. Une part qui varie de façon considérable selon les modèles nationaux : de 3 % aux Etats-Unis à 15 % ou 16 % dans les pays scandinaves !
3. les contributions publiques à la cohésion sociale
La réduction de la pauvreté relative et des inégalités économiques passe aussi par d’autres voies que les transferts monétaires directs (la redistribution affectée aux prestations sociales). Bien d’autres politiques économiques et sociales peuvent y contribuer, sur la base de ressources issues de l’ensemble des prélèvements obligatoires. C’est le cas des logements sociaux et des infrastructures et des services publics dont l’accessibilité aux plus pauvres a un coût public, hors prestations sociales. C’est aussi le cas des politiques d’accès aux soins et à l’éducation, à la justice, aux crèches, aux services pour les personnes âgées, etc.
Il n’est donc pas illégitime de se poser la question à un niveau très global : un niveau plus élevé d’intervention publique, reflété par le fameux taux de prélèvements obligatoires, s’accompagne-t-il ou non d’inégalités plus faibles ? Une comparaison internationale permet de répondre positivement, et la corrélation est forte (voir graphique ). Les inégalités sont évaluées ici sur la base du rapport du revenu moyen des 10 % les plus riches à celui des 10 % les plus pauvres. On obtiendrait une corrélation aussi forte en remplaçant l’indicateur d’inégalités par le taux de pauvreté3.
Ces constats convergents ne signifient pas que l’intervention publique a le pouvoir magique de produire de la cohésion sociale, ni que " toujours plus " équivaut à " toujours mieux ". Il faut donc évaluer au cas par cas l’efficacité sociale des dépenses publiques. Mais, dans un système où la concurrence est de plus en plus faussée et de plus en plus déséquilibrée en faveur des puissants, recréant spontanément de fortes inégalités, on n’a pas trouvé mieux que l’Etat (et les partenariats qu’il forme avec les associations et les organisations non gouvernementales) pour réduire l’emprise de la " société de marché ", d’une part, par la régulation et l’affirmation de droits, d’autre part, par la redistribution.
Quand on sait par ailleurs que les pays où l’intervention publique, les prélèvements obligatoires et les transferts sociaux sont les plus importants ne se portent pas plus mal sur le plan économique, et qu’ils ont une bien meilleure santé sociale, on comprend mieux que seuls des intérêts de classe motivent l’acharnement libéral à baisser les impôts. Depuis 2000, ces baisses ont constitué, en France et dans d’autres pays, le fer de lance d’une double " redistribution à l’envers ". Sous l’angle des recettes, 70 % de ces réductions ont bénéficié aux 10 % des ménages les plus riches. Et, sous l’angle des dépenses, elles ont privé l’Etat de ressources très importantes (près de 12 milliards d’euros par an de manque à gagner pour le seul impôt sur le revenu), réduisant nettement la capacité publique de réduction des inégalités et de l’insécurité économique et sociale.
- 1. Comme la seule notion de pauvreté utilisée dans cet article est celle de la pauvreté monétaire relative, les taux de pauvreté sont de fait des indicateurs d’inégalités.
- 2. Voir les travaux de l’Innocenti Research Center (www.unicef-icdc.org).
- 3. Voir graphique page 68 d’Alternatives Economiques n°222, février 2004.
Orsqu'on classe les ménages par ordre croissant de revenu, on appelle premier
Nsemble des revenus du travail, de la propriété et des
Ourcentage de ménages, ou d'individus, qui vivent sous le seuil de pauvreté. C'est un indicateur de pauvreté relative, donc d'inégalités.
**** Pauvreté monétaire " relative "N France et pour la plupart des institutions internationales, on considère qu'un ménage est pauvre si son revenu par