Paul A. Samuelson, le dernier généraliste

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Economiste précoce, prolifique et généraliste, Paul A. Samuelson a transformé la manière de faire de l'économie à partir du milieu du XXe siècle, en formalisant, au moyen des mathématiques, tous les domaines de la théorie.

Paul Samuelson est l’un des économistes les plus précoces et les plus prolifiques de l’histoire de la discipline. Il commence à 21 ans à publier des articles majeurs et continue sans interruption pendant un demi-siècle, à un rythme infernal. Les cinq volumes de ses Collected Writings en reprennent 388, sur un total d’environ 500. A 26 ans, il soutient une thèse de doctorat qui, publiée en 1947, s’impose comme une oeuvre majeure. A Harvard, on se mord les doigts de l’avoir laissé partir au MIT en 1940, l’antisémitisme ayant sans doute joué un rôle dans cet événement.

Montrant qu’il excellait dans tous les genres, Samuelson publie en 1948 un manuel qui devient rapidement l’un des plus grands succès de l’édition économique. Plusieurs millions d’exemplaires, vendus en plusieurs langues, font de lui un homme riche. Samuelson dit avoir écrit ce livre car il avait besoin d’argent après que son épouse eut donné naissance à des triplés. Les succès et les honneurs se succèdent jusqu’à l’obtention, en 1970, du deuxième prix de la Banque de Suède " en mémoire d’Alfred Nobel ", le premier qui soit décerné à un Américain. La renommée de Samuelson symbolise d’ailleurs le passage du flambeau de la discipline de l’Angleterre aux Etats-Unis.

Autre signe de son prestige, lorsque des radicaux américains décident de publier, en 1977, un manuel hétérodoxe, ils ne trouvent rien de mieux que de l’intituler L’anti-Samuelson, ce qu’il a considéré, avec son humour habituel, comme un honneur ! Paradoxalement, cette époque est celle où le rapport de force dans la profession économique changeait aux Etats-Unis, comme ailleurs dans le monde, Samuelson se trouvant déporté sur la gauche par Milton Friedman et les nouveaux économistes classiques avec lesquels il ne s’est jamais senti d’atomes crochus.

La mathématisation de la discipline

Samuelson partage avec Keynes et quelques autres rares économistes, outre une grande assurance et une grande confiance en lui, frisant parfois la prétention, une plume élégante, ainsi qu’une culture et une érudition impressionnantes. Si elles y ont contribué, ce ne sont pas ces qualités qui ont assuré sa réputation. Samuelson a véritablement transformé la manière de faire de l’économie à partir du milieu du siècle dernier, de l’écrire aussi bien que de l’enseigner. Utilisant l’article plutôt que le livre comme moyen principal de diffusion, il s’est donné pour tâche de clarifier en les formalisant, au moyen des mathématiques, tous les domaines de la théorie économique, d’apporter des solutions rigoureuses à tous les problèmes mal posés et mal formulés par ses prédécesseurs.

Au moment où il commence à l’étudier en 1932, à Chicago, l’économie est une discipline largement littéraire. Il découvre rapidement, selon son propre témoignage, que les mathématiques étaient en mesure de révolutionner l’économie moderne. Il acquiert la conviction que tous les domaines de la théorie économique ont des propriétés communes : principe de maximisation, nature de l’équilibre, relations entre statique et dynamique. Sa recherche consiste dès lors à proposer ce qu’il appelle des théorèmes significatifs, au moyen de méthodes mathématiques, inspirées des sciences naturelles. Samuelson est en effet convaincu de l’analogie entre sciences humaines et sciences naturelles.

Exposé dans ses Fondements de l’analyse économique, ce programme de recherche est mis en oeuvre de manière systématique, au cours de sa carrière, dans tous les domaines. Samuelson se décrit d’ailleurs lui-même comme le dernier généraliste de cette discipline, désormais caractérisée par une spécialisation à outrance. Ses premières contributions marquantes portent sur la théorie du consommateur, où il élabore la méthode des préférences révélées, pour se débarrasser du concept d’utilité. Il s’attaque très tôt au commerce international, démontrant les avantages du libre-échange avec son célèbre théorème d’égalisation des prix des facteurs. Alors qu’il est encore étudiant, il combine les concepts de multiplicateur et d’accélérateur pour étudier les fluctuations cycliques. Par la suite, il intervient, entre autres, dans les domaines des finances publiques, de l’équilibre général, de la théorie du bien-être, de l’économie du travail, de l’économie spatiale, de la théorie du capital et de la croissance.

Dans ce dernier domaine, il est, avec son ami et collègue Robert Solow, l’un des principaux acteurs de la " guerre des deux Cambridge " : elle oppose, au tournant des années 60, les néoclassiques des Etats-Unis aux postkeynésiens d’Angleterre. En outre, Samuelson est intervenu dans le domaine de l’histoire de la pensée comme de la méthodologie économique. Marx a été, parmi d’autres, l’un de ses objets d’intérêt. S’il n’y a pas d’" école samuelsonienne ", la plus grande partie de la théorie néoclassique contemporaine est imprégnée de ses contributions. Aucun étudiant ne peut parcourir la littérature économique sans croiser à tous les carrefours les textes de Samuelson.

Keynésianisme et synthèse néoclassique

On connaît la méfiance de Keynes face à l’économie mathématique et son allergie vis-à-vis de l’économie classique, qui incluait pour lui l’économie néoclassique. Paradoxalement, c’est Samuelson qui sera, dès les années 40, le principal apôtre de la théorie keynésienne, aux Etats-Unis et à travers le monde. Apôtre singulier puisqu’il se fera le champion de Keynes en mathématisant sa théorie et en la combinant avec la microéconomie néoclassique. C’est d’ailleurs Samuelson qui a popularisé cette division de la discipline en microéconomie et macroéconomie, dans le manuel qui a formé des générations d’étudiants à partir de 1948.

Zoom Paul A. Samuelson : repères biographiques
1915

naissance à Gary, Indiana, aux Etats-Unis.

1932

commence à étudier l’économie à l’université de Chicago, dont il obtient un diplôme de premier cycle (BA) en 1935, avant de poursuivre ses études à Harvard.

1938

A Note on the Pure Theory of Consumers’Behaviour.

1939

Interactions Between the Multiplier Analysis and the Principle of Acceleration ; The Gains from International Trade.

1940

nommé professeur assistant au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Cambridge, où il fera toute sa carrière ; professeur en 1947.

1941

doctorat de l’université Harvard.

1941
1945

pendant la guerre, employé au National Resources Planning Board, puis au MIT Radiation Laboratory.

1947

Foundations of Economic Analysis. Récipiendaire de la médaille John Bates Clark attribuée à un économiste de moins de 40 ans pour ses contributions exceptionnelles.

1948

Economics : An Introductory Analysis.

1951

président de la Société d’économétrie.

1954

The Pure Theory of Public Expenditure.

1958

avec Robert Dorfman et Robert M. Solow, Linear Programming and Economic Analysis.

1961

président de l’American Economic Association.

1965
1968

président de l’Association économique internationale.

1966
1981

collaborateur au magazine Newsweek.

1970

prix de la Banque de Suède " en mémoire d’Alfred Nobel ".

Pour décrire la détermination du revenu national dans le modèle keynésien, la première édition du manuel présente une formalisation plus facile, pour les étudiants débutants, que le modèle IS-LM élaboré par Hicks et Hansen. Avec la courbe de Phillips, Samuelson et Solow popularisent, en 1960, un autre outil important du keynésianisme d’après-guerre, l’outil décrivant l’arbitrage entre le chômage et l’inflation.

Dans la cinquième édition de son manuel, Samuelson introduit l’expression " synthèse néoclassique " pour caractériser la combinaison entre la microéconomie néoclassique, de facture walrasienne, et la macroéconomie keynésienne. Cette macroéconomie est toutefois délestée d’un certain nombre de caractéristiques essentielles de l’approche de Keynes, telles que la prise en compte du temps, des anticipations et de l’incertitude. Les disciples radicaux de Keynes, Joan Robinson en particulier, crieront à la trahison en qualifiant le keynésianisme de Samuelson de bâtard.

Un libéral américain

Samuelson se qualifie lui-même de libéral, comme l’était son père. Libéral doit être entendu ici dans son sens américain et non européen. Un libéral y est méfiant à l’égard du marché, favorable à une intervention parfois importante de l’Etat dans l’économie, notamment pour réaliser le plein-emploi et une répartition plus égalitaire des revenus. Collègue de Friedman à Chicago dans les années 30, Samuelson ne cessera de croiser le fer avec lui tout au long de sa carrière. Il répète souvent, contre les convictions de Friedman, Hayek et leurs disciples, que les partisans du laisser-faire s’accommodent facilement de l’autoritarisme politique, comme le montrent l’épisode du maccarthysme, qui a posé une réelle menace fasciste aux Etats-Unis, ou encore le coup d’Etat militaire au Chili, suivi de l’arrivée en force des Chicago Boys.

Samuelson a donc toujours été partisan de l’Etat-providence et d’un interventionnisme important. Il s’en est fait l’avocat, pendant plusieurs années, dans les colonnes du magazine Newsweek. Il a défendu ses idées à titre de consultant auprès de nombreux organismes, tant privés que publics. Conseiller économique du sénateur, candidat, puis président John F. Kennedy, il a refusé de présider son Comité des conseillers économiques, préférant agir comme éminence grise. Il s’est alors fait le promoteur d’une politique budgétaire expansionniste, mise en oeuvre sous l’appellation de " nouvelle économie ". Le début des années 60 marque le triomphe de l’interventionnisme keynésien aux Etats-Unis.

Depuis, le vent a tourné. Samuelson a été le plus souvent dans l’opposition aux politiques menées par les gouvernements américains successifs, plus inspirés par les économistes d’" eau douce " de Chicago, sur les rives du lac Michigan, que par ceux d’" eau salée " de Harvard, faisant face à l’Atlantique. Très critique de la politique économique de George W. Bush, Samuelson a appelé à voter John Kerry aux élections de 2004. Sa carrière illustre bien le fait qu’on ne peut amalgamer théorie néoclassique, droite politique et économie mathématique.

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