La socialisation, entre enjeu social et individuel

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Orientation normative des comportements ou processus interactif entre l'individu et son environnement social : deux approches différentes de la socialisation animent le débat sociologique.

Dans l’un de ses guides de savoir-vivre1, Nadine de Rothschild prodigue quelques conseils aux jeunes filles, dont celui-ci : " Pour pénétrer avec élégance dans une voiture, il vous suffit de vous asseoir d’abord de trois quarts sur la banquette, puis de ramener vos jambes restées dehors en faisant pivoter vos hanches. Pour en descendre, sortez en premier vos jambes, genoux serrés puis, une fois vos pieds par terre, le reste du corps suivra. " Si vous n’êtes pas, ou si vous n’êtes plus une jeune fille, vous n’interprétez pas cette norme de bienséance comme un jugement porté sur votre propre comportement. Mais si vous êtes une jeune fille en jeans, affalée sur un canapé, vous pouvez la ressentir comme une insulte ou la trouver grotesque et surannée. Pourtant, il n’est pas impossible que votre mère vous ait souvent répété : " Tiens-toi bien ! "

Un processus de civilisation

L’individu moderne, disposé à se croire émancipé de l’influence d’autrui et à s’imaginer l’oeuvre exclusive de lui-même, pense spontanément ne pas obéir à tous ces préceptes arbitraires inculqués pendant l’enfance et l’adolescence. Pourtant, s’autorise-t-il à roter à table, à cracher par terre ou à uriner dans la rue ? Le sociologue Norbert Elias (1897-1990), qui aimait feuilleter les traités de savoir-vivre, cite cet extrait d’un ouvrage du XIIIe siècle, destiné à l’aristocratie allemande : " Se racler la gorge en se mettant à table, se moucher dans la nappe, voilà deux choses peu convenables "2. D’où l’on peut déduire qu’il n’était pas rare de voir quelqu’un se moucher dans la nappe ou boire dans la soupière dans la haute société de l’époque. L’éducation est donc aussi le résultat d’un long processus de civilisation, qui se caractérise par le refoulement et le contrôle social des pulsions à l’origine les plus " naturelles ", telles que manger avec ses doigts ou uriner dans la rue...

L’anthropologue Marcel Mauss (1872-1950) s’est intéressé aux " techniques du corps " après avoir observé, pendant la Première Guerre mondiale, que les troupes anglaises ne parvenaient pas à utiliser les bêches françaises pour creuser des tranchées ni à défiler en respectant le pas des Français. Dans de nombreuses sociétés, remarque-t-il, les individus peuvent travailler ou même se reposer en restant accroupis, alors que cette posture est souvent inconfortable pour nous, surtout à partir d’un certain âge... et lorsqu’on est un homme. Multipliant les exemples appliqués à la nage, à la démarche, au sommeil (les Masaï dorment debout), à la respiration, à la danse, à l’enfance - avec cette grande différence entre les sociétés dans lesquelles l’enfant est porté par la mère, dont il suit les mouvements du corps toute la journée, et celles dans lesquelles il reste dans un berceau -, etc., il en vient à conclure que ce qu’il appelle " l’habitus ", autrement dit toutes ces habitudes incorporées au terme d’une longue éducation, bien que mêlant le biologique et le psychologique, a une cause sociale. C’est la raison pour laquelle, plutôt que d’apprentissage ou d’éducation, on parle de socialisation.

Zoom Déterminisme ou liberté ?

Il est fréquent et facile d’opposer des conceptions " sur-socialisées " et " sous-socialisées " de l’homme. Selon les premières, les individus, modelés par leur environnement, ne seraient que des marionnettes, leurs représentations du monde et leur comportement étant déterminés mécaniquement par leur origine sociale et leur groupe d’appartenance. Il suffirait alors de classer un individu en fonction de quelques variables sociologiques " lourdes ", telles que les catégories socioprofessionnelles, le patrimoine ou les croyances religieuses, pour en déduire ses pratiques culturelles, ses préférences politiques, le choix de son conjoint, etc.

Selon les secondes, dans une société moderne, démocratique et complexe, les individus n’agissent pas de façon réflexe. Au contraire, ils réfléchissent, pèsent le pour et le contre, calculent et par conséquent effectuent réellement des choix conscients ; ils se comportent de façon opportuniste ou stratégique, etc. On pourrait ainsi opposer un homo sociologicus déterminé inconsciemment par des forces sociales obscures à un homo oeconomicus autonome, rationnel, libre de ses choix, qui résultent d’un calcul visant à optimiser son avantage ou son bien-être personnel.

Ce débat est généralement faussé par une double confusion : entre des régularités statistiques et des cas individuels ; entre des logiques sociales et un jugement éthique. Il est aisé de démontrer que, toutes choses égales par ailleurs, un jeune habitant tel quartier de relégation et sans diplôme a une probabilité de se retrouver au chômage X fois plus grande que celle d’un fils de cadre supérieur, diplômé d’une grande école. Mais il est aussi possible de citer les contre-exemples d’un self-made-man issu des " quartiers " et d’un jeune bourgeois qui fait la manche dans le métro. L’analyse sociologique met en évidence des régularités et en déduit des causalités probabilistes qui ne s’appliquent pas, par définition, à des cas individuels statistiquement aberrants, ceux qui intéressent au contraire le plus souvent les médias ou les romanciers. Par ailleurs, analyser certains faits sociaux, comme la délinquance, en les rapportant à des variables telles que le chômage, la pauvreté, etc., n’équivaut pas à justifier les auteurs de comportements délinquants : l’explication n’est pas, et ne doit de toute façon pas être, un jugement de valeur si elle se veut un tant soit peu scientifique.

L’une des définitions les plus citées provient d’un petit manuel du sociologue Guy Rocher3 : " La socialisation est le processus par lequel la personne humaine apprend et intériorise tout au cours de sa vie les éléments socioculturels (normes et valeurs) de son milieu, les intègre à la structure de sa personnalité sous l’influence d’expériences et d’agents sociaux significatifs et par là s’adapte à l’environnement social où elle doit vivre. "

Selon cette conception, qui a le mérite de la simplicité, l’orientation normative des comportements est obtenue par des sanctions négatives (qui vont du regard désapprobateur à la punition, plus ou moins sévère, en passant par la raillerie, jusqu’à l’exclusion du groupe) et des sanctions positives (qui vont du sourire à l’encouragement et à la récompense, qu’elle soit matérielle, comme le paquet de bonbons d’autrefois, ou symbolique, comme le tableau d’honneur, la médaille...), dans le cadre d’instances de socialisation (famille, école, milieu de travail, etc.), par l’intermédiaire d’agents tels que les parents, les enseignants, le leader du groupe... En phase avec l’évolution de nos sociétés, devenues moins autoritaires, moins répressives et plus libérales, les analyses contemporaines donnent de la socialisation une vision moins unilatérale ou coercitive, plus éloignée de l’image du dressage ; elles la présentent comme un processus interactif entre l’individu et son entourage, pour partie négocié, dans des contextes variés et changeants.

Une interaction entre individu et environnement social

Pendant la première phase de la vie, " la socialisation primaire " s’effectue par la médiation de la famille, de l’école, du groupe des pairs (les copains, la bande du quartier, etc.) et les médias. La relation aux parents, à la fratrie, exerce l’influence la plus profonde et la plus durable parce que l’enfant se trouve alors en situation de dépendance matérielle et affective : plus encore que le désir d’être aimé, c’est probablement la crainte de perdre l’amour de ses proches qui l’incite à se conformer aux attentes de ceux-ci. Mais cette influence n’est pas nécessairement uniforme car la famille ne constitue pas, dans tous les cas, un espace de socialisation homogène. Pour reprendre un exemple cité par le sociologue Bernard Lahire, " un père analphabète, une soeur à l’université, des frères et soeurs en réussite scolaire, d’autres en échec " 4 peuvent coexister. Par ailleurs, le père et la mère n’exercent pas la même influence et ne se comportent pas de la même façon, même s’ils ne l’admettent pas toujours, avec le petit garçon et avec la petite fille, avec l’aîné(e) et avec le petit dernier... Enfin, l’enfant n’est pas une éponge que l’on imbibe, il est actif et réactif. Si, pour la société, l’enjeu de la socialisation est l’intégration des individus, pour ceux-ci il est d’abord la construction de leur identité.

Cette interaction entre l’individu et son environnement social proche a été particulièrement bien mise en évidence par George Herbert Mead, qui accordait une importance particulière à la fonction socialisatrice du jeu. Au début, l’enfant joue comme " un petit chien " ; il se contente de réagir aux comportements des autres (par exemple, il court quand les autres se mettent à courir). Progressivement, il apprend à jouer le rôle des autres : il joue à la maman, à la marchande, au gendarme... ; l’imitation apparaît ici comme le principal vecteur de socialisation. Enfin, il découvre des jeux plus complexes, comme les sports collectifs, dans lesquels sa participation exige qu’il comprenne l’interdépendance de tous les rôles et réussisse à se situer dans cet ensemble de relations. Ce faisant, il acquiert une aptitude indispensable à toute vie sociale : la capacité à se mettre à la place d’autrui afin de comprendre et d’anticiper son comportement, ce qui permet de choisir la réaction adaptée. Il accède ainsi à la réflexivité : prenant l’habitude de se percevoir du point de vue des autres, il devient l’objet de sa propre pensée. Si la particularité de ce que Mead appelle le " soi " (self) est d’être un objet pour lui-même, alors le " soi " est un produit des interactions sociales. L’individu n’entre pas tout armé dans l’arène sociale, il ne préexiste pas à la société : il se construit dans et par ses relations avec les autres.

C’est à l’école que les familles continuent de déléguer une part importante de la fonction de socialisation de chaque nouvelle génération. Elle s’en acquitte de plus en plus difficilement, car elle n’est plus une institution à l’autorité incontestée, en situation de monopole. Concurrencée par les médias, elle devient un ordre négocié et est perçue comme un moyen au service des stratégies individuelles ou familiales.

Le relâchement du contrôle familial sur les enfants et l’allongement de l’adolescence - dont témoigne l’émergence d’une post-adolescence, qui reporte un peu plus encore le moment des prises de responsabilité professionnelle et parentale - tendent à renforcer le rôle socialisateur du groupe des pairs (par exemple des jeunes du même quartier). Ils fréquentent le même établissement scolaire, les mêmes équipements sportifs ou socioculturels, participent aux mêmes activités de loisir (sorties, fêtes, vacances en groupe) et vivent parfois le même désoeuvrement. C’est d’ailleurs pourquoi les parents tentent plus ou moins de surveiller " les fréquentations "...

Un processus jamais achevé

La notion de socialisation secondaire a été introduite pour rappeler qu’au terme de son adolescence, l’individu reconnu comme adulte, qui occupe un emploi, a fondé un foyer, n’est pas un produit " fini ". La socialisation se poursuit tout au long de l’existence, encore dans la famille, où elle s’effectue parfois des enfants vers les parents, quand les premiers initient les seconds aux techniques modernes, mais aussi dans le cadre des relations avec les voisins, les amis, au sein d’associations, de clubs, de syndicats, de partis, etc., et, enfin, sur le lieu de travail, comme le prouve a contrario l’effet déstructurant du chômage.

Dans les sociétés traditionnelles, au sein desquelles l’individu était assigné à un statut auquel il avait peu de chances d’échapper, la socialisation primaire prenait la forme d’un destin. Dans les sociétés modernes, plus ouvertes, où la mobilité sociale est possible, les trajectoires des individus les mettent en relation avec des milieux différents. Ils sont donc exposés à des expériences socialisatrices variées, parfois contradictoires, qui sont à la fois déstabilisantes - puisqu’ils doivent réapprendre de nouvelles façons d’être et de se comporter - et émancipatrices - puisqu’elles conduisent à confronter et à relativiser les normes particulières de chacun de ces milieux. Il en va ainsi pour ceux qui migrent de la campagne vers la ville, de la province à la capitale, d’un pays à l’autre, d’un groupe religieux à un autre, ou des " transfuges de classe " qui, sans être nécessairement des filles de berger épousant des princes, accèdent par la voie des études, du mariage ou de la réussite professionnelle à un groupe socialement distant de leur groupe d’origine. Il se murmure parfois que ceux qui ont vécu de telles expériences, douloureuses quand il s’avère difficile d’effacer les stigmates d’origines discréditées, font de bons sociologues parce qu’ils ont appris, éventuellement à leurs dépens, que la réalité sociale ne va pas de soi...

  • 1. Le bonheur de séduire, l’art de réussir. Le savoir-vivre au XXIe siècle, éd. Robert Lafffont, nouvelle édition, 2001.
  • 2. La civilisation des moeurs, coll. Agora, éd. Calmann-Lévy, 1973, p. 122.
  • 3. Introduction à la sociologie générale, éd. du Seuil, 1970.
  • 4. L’homme pluriel, éd. Nathan, 1998.

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